di Annie et Walter Gamet
Le prestige de certains pays leur confère d’emblée une vocation touristique et par voie de conséquence de substantielles retombées économiques enviées de tous les autres. L’Italie par exemple, le bel paese par excellence, est universellement reconnu comme tel depuis des siècles, sillonnée par l’intelligentsia européenne en quête de beauté : sites archéologiques, villes, monuments, reflets de sa brillante histoire de la plus haute Antiquité jusqu’à notre époque, qui certes ne produit presque plus rien mais restaure magnifiquement et cultive l’art de mettre en scène son passé. Ainsi en est-il dans notre vieille Europe qui ne manque pas de sites à offrir aux appétits touristiques et qui, en serait-elle dépourvue, est assez riche pour s’en fabriquer : ici, on construit un « musée du terroir » au sein d’une campagne asphyxiée, là un « musée de la mine » sur les sites industriels sinistrés, on a peut-être aussi le souvenir d’un « grand homme » à exploiter, fût-il rebelle ou peu présentable. On retrace et balise les « chemins de Saint-Jacques » jusque sur les routes nationales et voies autoroutières, la « via francigena » ou encore la « route des protestants français » fuyant les persécutions de Louis XIV jusqu’en Prusse.
Dans le Nord de la France, il y a encore peu de temps, on pensait n’avoir rien à montrer aux touristes. Il fallait bien se résigner, à chaque grande migration estivale, à voir les hordes de toute l’Europe septentrionale passer sans s’arrêter, et surtout sans consommer, pour « descendre » au soleil, puisqu’ici il ne brille ni ne chauffe ni ne bronze. Les Lillois eux-mêmes, soumis à la même attraction s’empressaient chaque été de suivre le mouvement, à la découverte des oeuvres du passé dont leur région si souvent dévastée au cours des guerres se trouve malheureusement plus dépourvue que d’autres.
Aujourd’hui, tout a changé. Dans les cerveaux de quelques élus et têtes pensantes des professionnels de l’événementiel, une idée a germé : les guerres successives ont fait table rase du patrimoine local, soit. Mais elles ont laissé d’immenses cimetières militaires, voilà les sites à exploiter. Bientôt 2014, le centenaire de la « Grande Guerre », il faut honorer les morts. En-deça de la frontière franco-belge, à Fromelles par exemple, village de moins de mille habitants à vingt kilomètres de Lille, on investit 3,25 millions d’euros dans un musée, sans compter un cimetière flambant neuf, en souvenir des soldats de l’armée britannique, composée principalement d’Australiens venus mourir pour notre liberté. Au-delà, autour d’Ypres, pas moins de 170 nécropoles témoignent de la barbarie guerrière des années 14-18, on débroussaille, on réaménage, on prévoit l’accueil dans les hôtels repeints, les nouveaux B&B et chambres d’hôtes récemment ouvertes pour les Français, les Anglais, ainsi que les peuples enrôlés de leurs colonies, les Allemands bien sûr et tous les adeptes de ce tourisme de mémoire à but lucratif. Au son des fanfares militaires, de belles cérémonies commémoratives vont avoir lieu, en présence de gradés revêtus de leurs beaux uniformes recouverts de médailles, pour célébrer… la paix, bien entendu.
Pour notre part, nous ne participerons pas à ce tapage médiatique. S’il nous vient le désir de réfléchir sur cet aspect si tragique de notre passé, nous pourrons, comme nous l’avons déjà fait au retour d’un voyage en Allemagne, au cours duquel nous avions presque par hasard, mais avec quelle émotion, découvert les oeuvres de Käthe Kollwitz, retrouver dans le cimetière de Vladslo (commune de Dixmude dans la Flandre occidentale belge) sa sculpture Les Parents en deuil, installée par elle et son mari en 1932 à Esen (autre commune de Dixmude) et transportée ici en 1955 lors du réaménagement des sépultures dans cette région. Le lieu calme et retiré invite particulièrement à la méditation.
Le portique à colonnes cannelées à peine franchi, on les aperçoit, Les Parents en deuil, deux silhouettes de granit un peu plus grandes que nature, agenouillées au fond de l’enclos, chacune sur son socle. Le titre de l’oeuvre les réunit, ainsi que la symétrie de leur position, leurs bras croisés n’étreignent plus que le vide. Lui, le père, garde le buste parfaitement droit, le regard perdu dans le lointain, au-delà de l’étendue de ce champ de ruines, tandis qu’elle, la mère, se courbe, cassée par la douleur, incapable de détacher son regard de la terre qui enferme tant de corps. Pour les rejoindre, il faut traverser la pelouse rythmée par les plaques de marbre gravées des 25644 noms de soldats allemands « morts pour la patrie ». Käthe Kollwitz a donné ses propres traits et ceux de son mari à ces « parents en deuil » parce qu’il s’agit bien d’eux-mêmes, venus se recueillir sur la tombe… de celui qu’ils n’ont pas su retenir, leur fils Peter à peine âgé de 18 ans, gagné aux idées bellicistes, engagé volontaire, tombé sous les balles dès le 23 octobre 1914 : ni pathos, ni sentimentalité larmoyante, la sublimation de la douleur est atteinte dans la tension à dépasser le réalisme par une simplification formelle maximale. Les visages et les vêtements, intemporels, juste esquissés, rendent les figures compactes, comme pétrifiées, figées dans la douleur, icônes hiératiques universelles. On pense à une Mater dolorosa laïque, à la plastique égyptienne ou bouddhique, et pourtant cette oeuvre singulière ne doit en aucun cas être jugée à l’aune des canons artistiques. Née d’une nécessité intérieure de mère culpabilisée (elle confie dans son journal que c’est sur son insistance que son mari, réticent, signe l’autorisation d’engagement volontaire au service armé de son fils), c’est avant tout le geste expiatoire d’une génération qui n’a pas su protéger ses enfants de la folie meurtrière.
Cette tension dans l’oeuvre entier de Käthe Kollwitz, on pouvait, jusqu’à l’été dernier, la ressentir, à cinq kilomètres de là, à Koekelaere, dans la touraille d’une brasserie désaffectée transformée en petit musée. Y étaient exposées chichement sur trois niveaux à l’accès malcommode 70 oeuvres graphiques (dessins, gravures, affiches) classées par thèmes. Des vignettes photographiques, hélas non datées, montraient des oeuvres importantes absentes du musée. Aujourd’hui, il a fermé ses portes, atteint lui aussi par la fièvre rénovatrice, pour réouvrir au printemps 2014 et commémorer dignement. Pourvu que la muséologie moderne, avec son interactivité volontiers ludique, n’empêche pas une approche authentique de l’oeuvre et de la vie de l’artiste, ce qui, selon nous, ne peut avoir lieu que dans un climat empreint de silence et de gravité.
Tout avait pourtant bien commencé pour la petite Käthe Schmidt. Née le 8 juillet 1867 à Königsberg (l’actuelle Kaliningrad), elle profite d’une enfance heureuse, entre des parents attentifs, progressistes, qui lui permettent de se former à Berlin et Munich, où elle a le plaisir de fréquenter les milieux artistiques de gauche. Son mariage avec un ami d’enfance, Karl Kollwitz, médecin acquis aux idées socialistes et leur installation délibérée dans un quartier ouvrier de Berlin (1891) donnent à la jeune femme, dès cette époque, l’occasion de côtoyer l’insupportable misère du prolétariat. La naissance des deux enfants, Hans (1892) et Peter (1896) ne l’empêche pas de suivre sa vocation et de trouver sa propre voie artistique. Renonçant à la couleur, donc à la peinture, c’est dans la gravure en noir et blanc des séries comme Germinal, La Révolte des Tisserands, La Guerre des Paysans, qu’elle va, par une épure toujours plus poussée, à l’essentiel. L’aspect compact et dense des foules en mouvement, des personnages ramassés en eux-mêmes, font de ces planches de vigoureux plaidoyers en faveur des déshérités de la Terre. Elles lui apportent, malgré la réprobation du pouvoir, honneurs et célébrité. Avec la remise du Prix de la Villa Romana, elle bénéficie en 1907 d’une bourse pour un séjour de plusieurs mois à Florence qu’elle trouve d’ailleurs dépourvue d’attrait : femme du Nord, elle ne se reconnaît guère de proximité avec l’art italien.
Tout bascule avec la guerre et son cortège d’horreurs. Le départ volontaire et la mort de Peter (1914) installe définitivement en elle une douleur extrême présente dans toute son oeuvre à partir de ces années-là. Dans les séries de planches aux titres funestes : La Guerre (et la saisissante affiche Nie wieder Krieg ! Plus jamais la guerre !), La Mort, L’Adieu et la Mort, Prolétariat… apparaissent les scènes d’enfants aux yeux creusés par la faim, ou morts, embrassés par les mères éplorées. Pas de paysages ni de localisations précises mais des cadrages de plus en plus serrés, peu d’hommes individualisés, mais des femmes, des mères en grand nombre auxquelles elle prête la plupart du temps ses traits, ne sachant plus les voir qu’à travers son expérience douloureuse. Et réalisés avec la même acuité impitoyable du regard, une multitude d’autoportraits, dont l’atmosphère et l’intensité laissent filtrer une lumière parcimonieuse qui fait immanquablement penser à Rembrandt, à qui elle voue une grande admiration. Ajoutons encore que sa protestation contre l’assassinat de Liebknecht en 1919 (quelques oeuvres émouvantes, sans grandiloquence, sur son lit de mort), sa sympathie pour L’Union Soviétique où elle expose plusieurs fois (cf. Aidez la Russie, affiche, 1921), son engagement pacifiste affirmé après la mort de Peter, tout cela lui vaut d’être inquiétée par les nazis après leur accession au pouvoir (1933) et de voir ses oeuvres retirées des musées en tant que produits de l’art dégénéré.
La fin de sa vie est particulièrement sombre. Ses forces déclinent, elle renonce à la gravure et ne s’adonne plus qu’à la sculpture. En 1940, Karl Kollwitz, le compagnon de toute une vie, meurt. Il lui faut encore assister impuissante et désespérée à l’horreur de la seconde guerre mondiale, qui lui enlève son petit-fils également prénommé Peter. Puis l’évacuation, l’incendie de sa maison berlinoise sous les bombes, causant la perte d’une partie de ses oeuvres. Elle meurt isolée à Moritzburg (Saxe), le 22 avril 1945, deux semaines avant l’armistice.
Tant sur le plan de la création artistique que sur celui de l’action politique, Käthe Kollwitz nous apparaît aujourd’hui comme une femme totalement libre ayant toujours su suivre son propre chemin, pavé de courage et de sincérité. Généreuse dans l’engagement mais réfractaire à toute forme de récupération, sans jamais adhérer à aucune formation politique, elle prend toujours le parti des plus humbles et des plus exposés aux crimes du capitalisme et du nazisme. Comment ne pas être frappé aussi par sa capacité, malgré son athéisme déclaré, à intégrer les formes de l’art chrétien, s’inscrivant ainsi pleinement dans la culture occidentale : tradition familiale venue du cher grand-père paternel, théologien et grand prédicateur mais surtout sensibilité à l’expression artistique médiévale dont elle ressent profondément la parfaite unité. Citons, à titre d’exemples, le dessin à la craie Femme avec enfant sur les genoux (1916) traité comme une Madone de l’Humilité, des gravures commémorant la mort de Karl Liebknecht (1919) comme des mises au tombeau, sa dernière lithographie Les Graines de semences ne doivent pas être moulues* (1942) comme une Madone de la Miséricorde, et la statue Mère et son enfant mort (1937-1938), qu’elle qualifia elle-même de pietà, tout en niant qu’elle fût une oeuvre religieuse.
Cette pietà mérite, quant à elle, une attention toute particulière. C’est une petite sculpture de trente centimètres tout au plus, intime et émouvante, représentant la douleur d’une mère, Käthe Kollwitz elle-même bien sûr, serrant contre elle son fils mort, comme disloqué, recroquevillé entre ses jambes. Or c’est cette oeuvre-là qu’en 1993, quatre ans après la réunification de l’Allemagne, le chancelier d’alors, Helmut Kohl, choisit pour honorer la mémoire des « victimes de la guerre et de la tyrannie ». La statue agrandie, portée à la dimension d’un mètre soixante, est installée dans le cadre grandiose et solennel de la Nouvelle Garde (die Neue Wache), un bâtiment néoclassique édifié par le célèbre architecte Karl Friedrich Schinkel en 1816-1818, sur la prestigieuse avenue Unter den Linden à Berlin. Sans revenir sur la retentissante polémique qui s’ensuivit, il convient de s’interroger sur les motivations de Helmut Kohl (et de ses conseillers en communication). Entendait-il, avec cette oeuvre au titre religieux, flatter son électorat chrétien-démocrate dans un pays qui n’a pas inscrit la laïcité dans sa Loi fondamentale ? Obtenir l’adhésion des sociaux-démocrates du SPD, en célébrant la mémoire de Käthe Kollwitz, qui comme nous l’avons vu, a manifesté toute sa vie sa sympathie pour le socialisme et mis son art dès ses premières oeuvres au service des victimes du capitalisme et du désastre de l’après-guerre ? Qui sait, porter un regard ironique sur ce parti, le SPD qui, dès 1959, au congrès de Bad Godesberg, abandonnait toute référence au marxisme, et renonçait à défendre les intérêts du prolétariat, se mettant au service du capitalisme financier le plus impitoyable ? Qu’importe, nous avons là, s’il en était encore besoin, une preuve de plus que le Pouvoir quel qu’il soit, récupère sans scrupule tout ce qu’il croit utile pour sa glorification. Les régimes totalitaires excluent les artistes gênants et détruisent leurs oeuvres ; les démocraties modernes, elles, sont formidables ! Elles savent honorer les grands hommes et en l’occurrence une femme admirable, par le déni et le mensonge !
[2013]
Notes
Cet écrit se réfère à la visite des lieux cités et à la lecture des ouvrages suivants :
– Fritz Schmalenbach, Käthe Kollwitz, Langewiesche / Köster, die blauen Bücher, 1965
– Catherine Krahmer, Kollwitz, Rowohlts Bildmonographien, 1990
– Den Grooten Oorlog in de Westhoek (La Grande Guerre dans le Westhoek), Westtoer, Brugge, 2009-2010, 92 p. (livret offert par l’Office de Tourisme d’Ypres)
* Le titre de l’oeuvre, Les graines de semences ne doivent pas être moulues de 1942 fait référence à Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Avec cette citation, le 22 octobre 1918, en réponse à un énième recrutement de volontaires, Käthe Kollwitz avait officiellement et pour la première fois pris position contre la guerre.