di Gianluca Virgilio
Il y a quelques jours, profitant d’un bel après-midi d’avril, à force d’entendre parler de l’antique cité messapienne retrouvée aux portes de Lecce, l’envie nous est venue, à Ornella comme à moi, de nous rendre sur le site. Les jours s’étant allongés, après la sieste, nécessaire quand on a eu face à soi durant cinq heures de cours de nombreux jeunes avides d’apprendre, l’idée d’aller à la découverte de quelque chose que nous n’avions encore jamais vu, nous a remplis d’enthousiasme.
Mais où se trouve exactement Rudiae ? Nous avons fait appel au verdict d’Internet, jamais à court d’informations et capable, pour peu que la question soit bien posée, d’être aussi laconique que l’antique Pythie, clarté et précision en plus : 40° 20′ 1.65” N, 18° 8′ 25” E, coordonnées aussitôt enregistrées dans le TOM TOM. Comme nous étions connectés, nous avons écouté sur You Tube les propos d’un professeur responsable des fouilles entreprises et non terminées par manque de moyens. Le rêve de cet archéologue ? Une navette qui puisse un jour pas très lointain, transporter les touristes et les habitants de Lecce depuis leur amphithéâtre romain jusqu’à celui de Rudiae, une fois que ce dernier sera complètement dégagé. De Lupiae à Rudiae : archéologie, tourisme, nouveaux emplois, une économie qui tourne…
Nous voici en auto, direction Rudiae. Obéissant à la voix persuasive du TOM TOM, nous arrivons vingt minutes plus tard devant une longue clôture, sous deux grands panneaux publicitaires. Nous lisons sur l’un : RUDIAE PARC ARCHÉOLOGIQUE, sur l’autre : ICI SE TROUVAIT RUDIAE, LA PATRIE D’ENNIUS. Cela me rappelle ce vers des Annales de Quintus Ennius : nos sumus Romani qui fuimus ante Rudini (nous sommes Romains, nous qui autrefois fûmes de Rudiae), et ses tria corda (l’osque, le grec et le latin), comme on l’enseigne aux jeunes lycéens – du moins aux rares qui étudient encore le latin – pour dire tout l’orgueil de la grande et de la petite patrie ainsi que le mélange des langues et des cultures (le melting pot) qui caractérisaient l’un des pères de la littérature latine.
Nous descendons de la voiture garée sous un figuier très parfumé au bord de la route qui mène à San Pietro in Lama et nous interrogeons une dame d’une quarantaine d’années qui vient à notre rencontre en tenue de jogging. Habitant à proximité elle connaît bien le coin, nous dit-elle, et cela fait un bout de temps qu’elle ne voit plus personne fouiller. Le dimanche seulement, quelques groupes organisés errent avec le guide parmi les fondations de maison et les tombes du Parc. La dame continue à sautiller près de nous et semble s’excuser d’être un peu en sueur : elle termine sa course d’après-midi ; courir, dit-elle, permet d’évacuer le stress accumulé au travail, car elle exerce un métier sédentaire et particulièrement « invasif ». Le qualificatif fait « tilt », Ornella et moi devinons que nous avons affaire à une collègue, ce que nous confirme la dame : elle enseigne dans une école de Lecce ; elle nous semble alors déjà familière, puisque nous partageons le même sort au travail. Nous lui disons notre désir de pénétrer dans l’enclos, de voir l’état des travaux et le cœur de Rudiae, l’amphithéâtre.
« Venez avec moi », dit la dame. Elle nous entraîne à toute allure, en sautillant ; nous-mêmes allongeons le pas, mais nous sommes toujours deux mètres derrière elle. Nous passons devant l’édifice un peu kitsch de l’Institut d’agriculture, puis devant les grilles de quelques pavillons auxquels pendent des grappes de glycines et des tiges fleuries de bougainvillées, longeant sur notre droite la clôture du Parc. Si les travaux de fouilles ne sont qu’à demi réalisés, le bâtiment d’entrée lui est déjà terminé mais, pour autant que je puisse en juger par l’herbe poussée dans les intervalles des briques, déjà abandonné. Un panneau informe le visiteur qu’à ces travaux ont été affectés des milliers et des milliers d’euros ; un autre prévient que la zone est sous SURVEILLANCE ARMÉE, assurée par une agence de security connue. Des sous et des pistolets : il vaut mieux être sur ses gardes, donc ! « Mais non, ne vous inquiétez pas, nous dit la collègue, je vous montre le passage. »
C’est ainsi que nous passons outre : à droite des oliviers séculaires, à gauche un terrain parsemé de marguerites, de coquelicots et de mauves aux fleurs azurées. Qui sait ce que cette prairie cache sous son herbe ? D’autres tombes, d’autres fondations de maisons pas encore fouillées, s’il est bien vrai qu’il s’agit d’une ville de quatre-vingt-dix, cent hectares, encore plus grande que Lupiae !
Des gamins passent en jouant au ballon tout au long de la rue asphaltée. La collègue nous montre un mur à sec effrité, même écroulé à un endroit : les pierres semblent s’être disposées de façon à favoriser l’accès à l’oliveraie, à travers laquelle, depuis la route, on entrevoit l’amphithéâtre, le cœur de Rudiae. Nous décidons alors de pénétrer dans la zone off-limits, malgré un grand panneau on ne peut plus clair planté à l’entrée : L’ACCÈS AU CHANTIER EST STRICTEMENT INTERDIT AUX PERSONNES ÉTRANGÈRES AUX TRAVAUX. Mais comme les travaux sont interrompus…
Des roches équarries accumulées dans un coin de l’oliveraie, des traces de chenilles et de pneus dans la terre rouge sont les marques les plus évidentes de l’œuvre d’excavation. Devant nous, l’amphithéâtre, étalé tel un immense squelette à demi exhumé. L’autre moitié gît sous un mètre, un mètre et demi de terre rouge et semble attendre, résignée, que l’homme achève l’œuvre commencée.
À ce moment, la dame en survêtement pensant avoir accompli sa mission de guide, nous dit au revoir et nous quitte en nous souhaitant bonne chance avec nos élèves. « Croisons les doigts ! » répondons-nous.
Une pie volette d’un olivier à l’autre, nous surveillant d’en haut et poussant de temps en temps son cri dans le bruissement du vent. D’autres oiseaux chantent également et parfois depuis la route provinciale se fait entendre le vrombissement d’une auto ou d’une moto en pleine vitesse.
Ornella et moi nous asseyons tous deux au bord de l’amphithéâtre, sur les plaques de pierre usée qui forment les grandes marches ébréchées des escaliers. À peu de distance se trouve la clôture d’un pavillon ; on voit du mobilier de jardin et une balançoire agitée par le vent. Le départ de notre collègue nous a laissés sans voix.
Que sommes-nous venus faire, nous deux, dans un tel lieu ?
Nous regardons tous ces matériaux déplacés, des tonnes et des tonnes de terre rouge que les camions n’ont pas évacuée à temps avant le manque d’argent ; à ce spectacle nous gardons le silence : la terre sur la ville abandonnée, ce ne sont pas les paysans qui l’ont déposée pour en faire des champs cultivables, c’est l’œuvre de la mort sur des corps vivants durant deux mille ans ; tout ce temps a permis que s’accomplisse l’ensevelissement d’une cité entière et que sa décomposition engendre une terre féconde, que tout ce qui naît et meurt devienne cette riche poussière qui, sans pause aucune, année après année, se dépose sous l’effet d’une force nécessaire et invincible. L’épaisseur de terre rouge sur chaque tombe, sur les fondations des maisons et les escaliers de l’amphithéâtre, voilà la véritable distance qui nous sépare de l’Antiquité. Enlever la terre du lieu où elle s’est déposée au cours de vingt siècles nous a alors semblé un acte sacrilège, l’archéologie elle-même une grande profanation.
Quelques minutes plus tard, nous sommes revenus sur nos pas. Nous nous sommes dit que, même s’il n’y a plus d’argent, on en retrouvera, peut-être en a-t-on déjà trouvé, pour continuer les fouilles et porter à son terme le dégagement de l’amphithéâtre et de la ville entière de Rudiae. Un jour s’accomplira le rêve du professeur : transporter de Lecce à Rudiae des hordes de touristes, créer de nouvelles opportunités d’emplois, booster l’économie du pays. Que pourrait-on objecter à tout cela ? Rien, vraiment rien. Nous sommes remontés en voiture et ne sachant que faire, nous sommes allés manger une glace à Lecce, du côté de la Porta Rudiae, et nous avons poursuivi notre promenade dans la cité des vivants.
[2016]
(Traduzione di Annie e Walter Gamet)