di Gianluca Virgilio
Voici l’histoire que j’ai l’intention d’adresser à tous les journaux. Elle s’est déroulée au cours de l’été qui vient de s’achever, à la campagne dans le jardin de mon beau-père. Vu son âge et sa peine à remonter le seau du puits, je lui épargnais cette tâche tandis que lui vaquait à d’autres occupations. C’est donc en remontant un seau que, bizarrement, dans le cercle d’eau tremblotante, je crus voir quelque chose, une toute petite bouteille, de celles qu’on collectionne et qui contiennent au plus vingt centilitres de liqueur, bien bouchée et cachetée. Je m’en saisis, la porte à hauteur des yeux et me sens soudain plongé dans une histoire à la Salgari ou à la Jules Verne : le flacon renfermait un petit rouleau de papier, composé de six feuillets de bloc-notes couverts d’une écriture incertaine à l’encre noire, qui n’attendaient que d’être lus. Ce que je fis aussitôt et voilà ce qui était écrit :
Si quelqu’un lit ces mots un jour, je le prie d’en informer ceux qui me connaissent pour qu’ils sachent que je suis encore en vie. Je ne leur demande pas de venir à mon secours (et comment le pourraient-ils !), mais seulement de garder de moi le meilleur souvenir.
Je n’ai pas beaucoup d’encre et ce stylo fonctionne mal à cause de l’humidité, mais peut-être parviendrai-je à écrire quelques mots. Je m’appelle Martin Mann, je suis de nationalité allemande, et il se peut qu’on ait eu connaissance de ma disparition en en lisant la nouvelle dans les journaux. Je me suis précipité dans le gouffre de Noha le vingt août pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’expliquer et qui n’intéresseraient personne. Désespéré, je voulais en finir. C’est ainsi que je n’ai rien trouvé de mieux que de me jeter dans l’eau du fleuve qui se déversait dans ce gouffre après la première grosse pluie d’août, certain qu’en peu de temps je perdrais connaissance, projeté sur les rochers et que je mourrais. Mais il n’en fut pas ainsi. Sans rencontrer d’obstacles, sauf les branchages des arbustes poussés tout autour de l’orifice du gouffre, je suis tombé dans le lit du fleuve souterrain qui coule dans ces parages et me suis retrouvé dans l’eau avec quelques contusions, mais miraculeusement indemne. Si j’ai bien calculé, aujourd’hui il a dû s’écouler au moins un mois depuis ce jour. Je suis à dix, vingt, trente mètres au-dessous de la surface des jardins, difficile à dire. Je vis dans l’obscurité absolue. J’éclaire de temps en temps quand je trouve de quoi allumer un petit feu, mais seulement quelques minutes, car l’air devient immédiatement irrespirable. Au sec sur les berges du fleuve, on trouve de tout : cadavres d’animaux, troncs d’oliviers, pneus d’autos, tambours défoncés, toutes sortes d’objets tombés en désuétude dont on peut se servir en cas de nécessité extrême. Le stylo et le carnet, comme à mon habitude, je les avais sur moi au moment de sauter. Je ne manque pas d’eau et je me nourris de ce que je trouve à portée de la main et qui me semble à moi, si peu que ce soit, comestible ; à moi, dis-je, les autres, dans des circonstances différentes, trouveraient cela pour le moins dégoûtant. Autant dire que je ne devais pas mourir, enfin pas tout de suite et pas comme je l’avais imaginé. La nappe aquifère s’est beaucoup abaissée et j’ai assez d’espace pour me déplacer, même si à certains moments c’est à quatre pattes. N’appelez pas les spéléologues, parce qu’il serait risqué pour eux de descendre jusque là-dessous ; du reste, après avoir été longuement entraîné par le courant du fleuve, je ne saurais dire où je me trouve. Je ne manquerai pas d’air tant que les pluies ne submergeront pas les parois de ce tunnel. J’ai suivi des jours durant un filet d’air qui m’a conduit je ne sais où, dans un dédale de sources propre à se perdre, si je ne m’étais senti perdu dès le départ. Un filet d’air susceptible de me faire espérer le salut. En réalité, ces jours-ci j’ai fait l’expérience que tout espoir est vain. Les bouches des gouffres – il y en a beaucoup, disséminées dans la campagne – sont assez proches du lieu où je me trouve pour constituer un bon système de ventilation, mais trop lointaines pour être rejointes. Comment pourrais-je me hisser sur des pentes verticales rendues glissantes par les premières pluies de septembre ? J’ai essayé de crier, mais en vain. J’ai suivi le cours du fleuve jusque là où il m’a mené avant de disparaître dans des crevasses qui m’empêchaient de poursuivre. Il m’a semblé entendre la mer au-delà de ces rochers, mais je n’en suis pas sûr. Alors je suis revenu sur mes pas, j’ai suivi d’autres dédales, d’autres courants d’air et d’autres cours d’eau, mais en vain. À présent, je suis fatigué et j’ai l’intention d’économiser mes forces ; non pas pour vivre le plus longtemps possible, mais pour être assez fort et attentif à ne plus céder à la vaine croyance de pouvoir un jour sortir du ventre de cette terre dans lequel je me suis abîmé volontairement. Alors, tant pis pour moi ! Je voudrais seulement que là-haut on sache ce que je suis en train de vivre et comment cela s’est terminé, qu’ici-bas je pense beaucoup aux êtres chers à qui j’ai fait cette peine et à tous les amis avec qui j’ai partagé ma vie. Allongé dans l’obscurité, j’entends l’eau couler à mes côtés et je songe aux terres cultivées au-dessus de moi qui sans elle n’existeraient pas, aux innombrables puits construits pour l’irrigation qu’elle alimente, à moi-même qui avais décidé de venir mourir à cet endroit, après avoir passé de nombreuses années en Italie et l’avoir parcourue de long en large, jusqu’à en apprendre la langue et en faire ma seconde patrie.
Quand arriveront les pluies d’automne – désormais, elles ne devraient pas tarder – pour moi, ce sera la fin. Ce tunnel se remplira d’eau et je me noierai. De temps à autre, j’espère qu’il ne pleuvra pas beaucoup cet automne et parfois je souhaite exactement le contraire pour mettre un terme à tout ; mais en définitive, comme je l’ai dit, je n’attends plus rien et c’est quand je perds absolument tout espoir – et seulement à ce moment-là – que, bizarrement, je me sens très heureux. Je voudrais que chacun sache que je ne mourrai pas en proie au désespoir, mais heureux d’avoir appris qu’il est vain de nourrir d’inutiles espérances.
Selon l’usage, je confie ce message à la bouteille, sans même espérer que quelqu’un la trouve.
Au bord du fleuve souterrain du Salento, le 20 (?) septembre 1990
Martin Mann
Je dois dire que, de prime abord, j’ai pensé à la plaisanterie d’un joyeux drille. Mais qui avait eu accès à l’orifice du puits de mon beau-père ? Il le ferme avec un volet de fer et un gros cadenas dont il est seul à posséder la clef qu’il garde jalousement dans la crainte que quelqu’un – un maraudeur, un curieux, un chasseur étourdi – ne tombe dans le puits ; en outre, mon beau-père, à quatre-vingt-six ans, n’est pas homme à faire des plaisanteries de ce genre. Comme il était là, pas loin de moi, en train d’éliminer des pommes qu’il ne supporte pas de voir grossir par dizaines sur la même branche, même si elles sont saines, je lui ai fait lire les feuillets que j’avais en main. Il m’a regardé, ironique, et m’a dit :
« De qui entends-tu te moquer ?
– De personne, mais c’est un fait, j’ai vraiment repêché ce flacon. Cela semble incroyable, mais quelqu’un doit l’avoir jeté dans le puits.
– Impossible !
– Comment, impossible ! Et si entre les briques des parois du puits qui filtrent l’eau s’était créée une fissure suffisante pour faire passer cette petite bouteille ?
Et lui, laconique :
– Gianluca, à ton âge, il faut arrêter de te raconter des histoires ! »
Il m’a tourné le dos et s’est dirigé vers le pommier pour reprendre le travail interrompu.
Je connais mon beau-père et je sais bien que rien ne peut venir contredire son opinion, pas même l’évidence du fait accompli, comme l’était pour moi le flacon que je venais de décacheter et la lettre que j’avais en main. Je ne pouvais compter sur son conseil ni sur son témoignage. Je ne cache pas que je fus pris d’un doute : et si j’avais été vraiment victime d’une hallucination ? Mais le flacon, je l’avais en main et je pouvais relire les feuillets ; en outre, je me trouvais sur un terrain distant tout au plus de cinq kilomètres du gouffre de Noha, il était donc tout à fait plausible que la nappe souterraine qui alimentait le puits de mon beau-père, fût la même que celle dans laquelle était tombé l’Allemand. Quant à le retrouver en vie, ce n’était même pas la peine d’en parler après vingt années de pluie et d’inondations de la campagne !
Maintenant, mettez-vous à ma place, que devais-je faire ? J’avais encore, gravé dans mon esprit, le regard ironique de mon beau-père exprimant toute son incrédulité et sa désapprobation et je n’avais pas le courage de raconter cette histoire aux autorités compétentes. En effet, l’histoire de la bouteille avait trop l’apparence d’une fable pour être crue. Néanmoins, je me suis rendu au poste de police le plus proche où, par chance, un de mes amis travaille. Je lui ai demandé s’il avait jamais entendu parler d’un certain Martin Mann de nationalité allemande qui s’était suicidé vingt ans auparavant, sans rien ajouter d’autre. Rien à faire, le nom ne figurait pas sur les listes des disparus. À qui allais-je m’adresser ?
Finalement, à force d’y penser, j’ai pris ma décision : envoyer cet écrit à tous les journaux. En supposant qu’ils publient l’information, celui qui la lirait et aurait en mémoire l’infortuné Martin Mann, un Allemand épris de l’Italie venu mourir là-dessous, se ferait certainement connaître.
Je suis dans l’attente d’éventuelles informations ; en même temps, chaque fois que je tire de l’eau du puits de mon beau-père, je regarde dans le miroir tremblotant du seau si la pêche miraculeuse se répète, je me penche pour voir le fond et, qui sait, entendre l’appel de Martin Mann encore en vie sur les berges secrètes du fleuve souterrain.
[2014]
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)