La seconde Guerre Mondiale 1939-1945. Souvenirs personnels de cette époque (troisième partie)

di Georges Magnier

La Période d’occupation

L’avance de l’armée allemande sur le territoire français, après la prise de Paris et le franchissement de la Seine – il faut noter que Paris, déclarée ville ouverte, échappa aux destructions massives et que les combats pour la défense du passage de la Somme, puis de la Seine, au contraire, furent acharnés et meurtriers, les cimetières français et allemands en témoignent, et aussi les destructions d’Amiens, Abbeville, Rouen, etc. – se continue par un plan qui paraît viser à occuper toute la côte ouest, Manche et Atlantique ; le gouvernement français est contraint de signer l’armistice qui consacre la division du pays en « zone occupée » et « zone libre ». La « ligne de démarcation » est une frontière hermétique, très sévèrement gardée militairement.

La zone occupée, comme il a été indiqué dans les souvenirs de captivité, comporte au nord une zone interdite, dont la limite – la Somme pour nous – est sévèrement gardée elle aussi.

L’Alsace-Lorraine a été purement et simplement annexée par l’Allemagne.

Le courrier entre zone occupée et zone libre est soumis à un contrôle total grâce à l’usage obligatoire de la carte postale « interzone », même pour la correspondance familiale ; routes et voies ferrées mettant les deux zones en communication sont à l’usage exclusif de l’armée allemande. 

Cette situation durera jusqu’à novembre 1942, date à laquelle, suite au débarquement de l’armée américano-britannique en Afrique du Nord, l’occupation allemande est étendue à l’ensemble du territoire français. Toutefois dans l’ancienne zone libre elle est beaucoup moins dense que dans la zone occupée, réduite souvent à la présence de postes de guet antiaérien ou à des effectifs peu nombreux dans les villes. Cette situation favorisera la formation de groupes de résistance, dont les éléments jeunes ou en âge de combattre éventuellement pourront établir des relations et des contacts avec les armées alliées de Londres ou d’Afrique du Nord, se constituer en unités ou groupes de « maquisards », particulièrement dans les régions montagneuses ou forestières.

Nous verrons plus loin ce que fut, à la différence de ces formations, la résistance dans notre région.

L’administration française continue d’exister, dans des limites imposées par l’occupant : les maires en sont responsables et ils exercent en fait leur autorité sous le contrôle des occupants. Par exemple, ils doivent fournir les listes de personnes susceptibles d’être employées par ceux-ci, celles des cultivateurs qui, le cas échéant, seront réquisitionnés avec leurs chevaux et leurs chariots pour des transports de matériel…

La poste fonctionne, mais les distributions de courrier n’ont lieu que trois fois la semaine. Le téléphone, alors très peu développé, ne peut être utilisé que par les Allemands.

Les écoles fonctionnent, mais il arrive souvent que les locaux soient occupés, et il faut recourir à des installations de fortune. Cahiers et livres sont rationnés, on utilise même la couverture des cahiers pour en augmenter le nombre de pages. On ne peut obtenir de cahiers neufs qu’en fournissant du papier – j’ai ainsi sacrifié la collection du « Bulletin départemental » de mon école pour distribuer les cahiers à mes élèves. Tout est soumis au contrôle ; et par voie de conséquence au rationnement : ainsi, dans ma petite école à classe unique l’effectif ayant augmenté, le besoin de deux tables à deux places se faisant sentir, j’avais bien trouvé le menuisier susceptible de les fabriquer, mais il lui fallait un « bon » lui permettant d’obtenir le bois nécessaire chez le négociant. A la mairie, un tel besoin ne figurait pas au rang des urgences. La difficulté fut tournée par la fourniture d’un « bon  de cercueil », dûment signé du maire… Cette anecdote montre la rigueur du rationnement dans les domaines touchant aux besoins éventuels de l’armée d’occupation, évidemment prioritaire. Il en allait de même pour le chauffage : le charbon, combustible habituel de l’époque, était rigoureusement contingenté ; heureusement, dans la commune, on avait pu reprendre l’exploitation de la tourbe, abandonnée depuis le début du siècle. Ailleurs, on abattait des arbres, nombreux autour des prairies, les bois et forêts étant naturellement sévèrement surveillés, et les coupes réglementées.

Pour ce qui était des besoins quotidiens, chaque personne était détentrice d’une carte d’alimentation nominative, et distincte selon l’âge du titulaire et sa profession : travailleur de force, adulte, jeune, (répartis en J1, J2, J3,) nourrisson… Chaque mois, en mairie, étaient distribuées les cartes de pain. A cette époque, et plus encore avec le rationnement et les réquisitions de l’occupant, le pain était la base de l’alimentation ; le travailleur de force recevait 350g de pain par jour, les autres adultes 275g, etc. Ces quantités excèdent souvent largement le poids de la consommation actuelle, mais il faut se souvenir que le pain était, en France, l’élément essentiel de l’alimentation à cette époque, où on ne connaissait ni biscottes ni autre forme de cet aliment de base, et que les laitages, matières grasses, oeufs, viande étaient sévèrement rationnés.

La carte permettait d’obtenir une très faible ration mensuelle de viande, contre un ticket à découper. Les J3, adolescents, recevaient, toujours avec ticket, une faible quantité de chocolat, ce qui les faisait appeler « les enfants chéris du maréchal Pétain », mais dans certaines familles, cette friandise était, en fait, utilisée pour se procurer les denrées rares, telles que beurre, viande etc. au moyen d’échanges.

Les nourrissons recevaient trois quarts de litre de lait par jour. Dans notre région de production, les fermiers acceptaient d’arrondir au litre cette ration, mais ils n’allaient pas au-delà : le beurre était source de gains plus substantiels, et monnaie d’échange précieuse. Bien entendu, le nombre de leurs vaches était officiellement recensé, et ils devaient régulièrement fournir aux services du « ravitaillement » un contingent de beurre, d’oeufs et volailles, porcs, veaux, etc. Ils pouvaient plus aisément dissimuler le rendement réel que l’animal lui-même…

Notre région étant grosse productrice de céréales, en dépit des contrôles, dans les fermes on disposait facilement de blé, et, avec bien des précautions, on pouvait le broyer et tamiser la farine au moyen des appareils servant en temps de paix à la préparation de la nourriture des animaux. Cela se faisait la nuit, le moteur électrique étant peu bruyant. Le boulanger lui-même augmentait ses ventes en pratiquant l’échange blé contre pain… mais cela supposait des relations familiales, la prise de risques pour sortir après le couvre-feu, ou pour déjouer les curiosités intempestives, sans compter la crainte de dénonciations toujours possibles. Dans bien des familles modestes, le blé était moulu avec le moulin à café – rendu inutile, les ersatz les plus divers ayant remplacé le café, produit d’importation – et la ménagère, ayant tamisé la mouture à travers une mousseline, pétrissait un pain qui cuisait dans le four du poêle, unique moyen de chauffage et de cuisine de la maison.

Dans nos campagnes, le petit élevage, lapins et volailles, déjà pratiqué en temps de paix, et non contrôlé en dehors des exploitations agricoles, était une précieuse ressource, mais la nourriture de ces animaux n’était pas sans poser de problèmes parfois difficiles à résoudre ; il en était ainsi, par exemple, des céréales, indispensables pour la volaille, et, naturellement, il était impossible d’élever des porcs ou des moutons, qui ne pouvaient être dissimulés facilement ; ce qui, dans le climat délétère d’égoïsme et de jalousie créé par la pénurie, aurait eu des conséquences graves pour les contrevenants. La chasse était évidemment interdite ; lièvres et perdrix avaient proliféré, aussi étaient-ils convoités, et les chasseurs se transformant en braconniers n’étaient pas les seuls à tendre des collets et autres pièges dans la plaine, mais, au total, les prises restaient peu importantes et ne donnaient pas lieu à un trafic, lequel aurait comporté des risques de dénonciations de la part des moins chanceux… C’est très rarement et toujours dans la plus grande discrétion que des amis nous firent goûter les perdrix prises au collet dans les sillons ensoleillés.

La pénurie dans les villes était bien plus grande que dans les campagnes : pas de jardin potager ni de petit élevage possible. Les familles ne disposant pas de proches parents dans la campagne environnante étaient réduites aux seules distributions épisodiques des denrées contingentées, et la faim était pour beaucoup de gens une réalité.

On pensera peut-être qu’il était possible d’aller chercher un complément à la campagne, mais il faut songer que toute circulation automobile était interdite, que les pneumatiques pour vélo étaient réservés aux médecins, gendarmes, policiers et autres prioritaires. Après quelques années – l’occupation a duré plus de quatre ans et ses conséquences, en particulier le rationnement, six à huit ans au total –, les rares vélos utilisables étaient souvent équipés de pneus pleins, fabriqués avec de vieux pneus d’auto découpés à grand-peine en lanières. Ainsi, à la maison, un seul vélo nous restait, et ce ne fut qu’en juillet-août 1948 que nous pûmes reprendre l’usage de l’auto dont les pneus n’avaient pas échappé aux réquisitions, et qui, toujours rationnés à cette date, étaient attribués un à un… Nous accomplissions régulièrement le parcours Tilloy-Friaucourt, soit 10 km, à pied, poussant la voiture d’enfant de Josseline. Pour aller à Tours, à 15 km, le vélo était utilisé : nous trouvions là une part importante de notre nourriture. Aux vacances, Maurice venait nous chercher avec la voiture à cheval, afin d’emporter linge et vêtements pour le séjour, et au retour, une provision de légumes, de viande de porc, d’oeufs et de beurre. Nous étions, sur ce point, à l’abri du besoin, mais dans l’ensemble, la population ouvrière souffrit des restrictions, et c’est avec une amertume certaine qu’elle constatait trop souvent une réticence à lui céder au prix normal les denrées alimentaires produites dans les fermes de voisins qui vendaient beurre, oeufs, volailles aux soldats allemands, ou à des clients bien argentés. Ce « marché noir » ne cessa pas immédiatement avec la fin de l’occupation à l’automne 1944 dans la région : je citerai ici le fait que, lors du mariage de Maurice, en 1946, son costume fut confectionné à Amiens chez Devred, la fourniture discrète d’un kilo de beurre ayant aplani toute difficulté relative à la rareté des textiles…

Un élément non négligeable dans les échanges était le tabac. Les adultes disposaient d’une carte ouvrant droit à l’achat d’une certaine quantité de cigarettes ou de tabac mensuellement. Nous disposions, n’étant pas fumeurs, de ce tabac pour l’oncle Félix – qui même sans cela nous aurait cédé le beurre et les oeufs que nous prenions chez lui – mais nous avions des exemples parmi nos amis, de non-fumeurs que cette circonstance aidait à convaincre les fermiers de leur céder ces précieuses denrées.

La carte d’alimentation comportait des « points textiles » pour l’achat de tissus ou de vêtements confectionnés. Quand un commerçant était approvisionné, à Friville, Fressenneville ou autre bourg de la région, les éventuels clients étaient vite informés par le « bouche à oreille » et, même si le besoin n’était pas immédiat, beaucoup se pressaient d’aller voir la nature des tissus proposés, et de profiter de l’arrivage dont on ignorait quand il se renouvellerait. Pour d’évidentes raisons de pénurie et de modicité des ressources, on faisait durer les vêtements le plus possible, et on « raccommodait » jusqu’à l’extrême limite non seulement les bas, chaussettes, blouses, mais l’ensemble de la garde-robe et du linge de maison.

Les enfants grandissent vite, et les vêtements des aînés passaient aux plus jeunes dans les familles… A défaut de cadets, on retrouvait là un élément d’échange ; les amis – tous logés à la même enseigne – trouvaient là une occasion de faire des cadeaux, appréciés et accueillis avec un plaisir qu’on imagine difficilement à notre période d’abondance où les tenues, vite dédaignées, sont promises à la poubelle…

Les chaussures étaient également soumises au rationnement. Le cuir étant destiné en priorité aux équipements militaires, il avait disparu ou presque des semelles, et il en allait de même pour le caoutchouc. Le bois était la matière habituelle des semelles des enfants comme des adultes, et les tiges des chaussures comportaient plus de « croûte », de feutre, ou de textiles grossiers que de cuir véritable. Le bois s’usait rapidement, et parfois se fendait. Les clous dont on renforçait traditionnellement les semelles des galoches (chaussures à semelles de bois que nous avions tous – riches ou non – portées dans notre enfance) étaient devenus rares, comme tout ce qui était métallique, aussi la question des chaussures prenait-elle un tour crucial. Le « secours national » procéda durant l’hiver à des distributions de galoches aux écoliers ; elles furent généralement bien accueillies, mais leur durée, faute de clous et d’entretien du « cuir » était fortement réduite.

Les restrictions alimentaires ont eu pour conséquence, outre le développement du jardinage pour la production des légumes traditionnels, l’apparition de nouvelles cultures, ou le changement de destination de certaines d’entre elles : ainsi le rutabaga, encore appelé chou-navet, qui, avec la betterave fourragère, était l’aliment des vaches en temps de paix, figura au menu dans bien des familles. Le prix élevé des pommes de terre, ajouté à leur rareté consécutive aux réquisitions, les faisait trop souvent disparaître de la table des ouvriers que la fermeture des ateliers du Vimeu, faute de métaux et de combustible, avait réduits au chômage, évidemment non indemnisé.

Cette disette atteignait des proportions dramatiques dans les villes industrielles du Nord où les besoins d’une très nombreuse population ne pouvaient être satisfaits. Certains s’imposaient de longues marches dans la campagne pour solliciter dans les fermes la vente de quelques oeufs, d’un peu de beurre… Un de mes compagnons de captivité, Arthur Soënne, habitant Wattrelos, avec qui j’étais resté en relation, put venir jusqu’à chez nous avec son épouse, par le train, au prix de bien des difficultés. Nous les attendions, ayant fait le tour des fermes de la famille pour collecter une cinquantaine d’oeufs et cinq ou six kilos de beurre. Le simple repas, une potée de porc et de légumes, fut pour eux un festin dont ils évoquaient le souvenir lors de nos rencontres d’après guerre, avec toute l’émotion que nous avions partagée ce jour-là… Nous pûmes organiser des rencontres à Amiens, ce qui réduisait leur parcours, et même leur expédier de temps à autre en colis postal, soigneusement emballé de toile cirée imperméable, un kilo de viande que le boucher d’Arrest nous fournissait à des prix abordables. Cela ne fut possible que vers la fin de l’occupation, la frontière de la zone interdite ayant été ouverte à des communications plus faciles ; le risque d’un contrôle, voire d’une inculpation pour marché noir, ne suffisait pas pour retenir ces gens affamés.

L’importance donnée à cette situation de disette et de restrictions de tout ordre est justifiée par les difficultés qu’elle apportait à la vie quotidienne, mais elle ne saurait faire oublier les contraintes, les interdictions pesant sur la population : le couvre-feu interdit toute circulation entre vingt heures et six heures du matin, les patrouilles et la densité de l’occupation rendent toute infraction dangereuse. En cas de nécessité, par exemple pour se rendre à la gare située à une heure de marche et où le train pour Amiens passe vers 6h30, il faut aller à la Feldkommandantur justifier la nécessité du déplacement et obtenir un laissez-passer valable un seul jour…

La détention des armes de chasse est interdite et les fusils et carabines ont été réquisitionnés, comme l’ont été les postes de radio, de téléphone sans fil… L’ingéniosité de certains des ouvriers du Vimeu a permis de réaliser des postes à galène avec écouteur. Leur détention, en cas de contrôle ou de dénonciation, entraînerait l’arrestation et l’inculpation de relations avec les « terroristes », c’est à dire la Résistance, pouvant conduire à de lourdes peines : emprisonnement, déportation, peine de mort. Nous possédions un poste à galène et pouvions entendre la radio anglaise. Un de nos amis du village avait caché sous un amas de fagots dans un grenier un poste de radio branché sur Londres. Le fil reliant le poste à la prise de courant était allongé à l’heure de l’émission « Les Français parlent aux Français » jusqu’à une prise de courant. Seuls quelques amis sûrs connaissaient l’existence de ce poste : lors de la réquisition, un poste hors d’usage avait été remis à la mairie.

De nombreuses contraintes pesaient sur le monde agricole. A cette époque, dans la région, les travaux des champs, du labour à la moisson, n’étaient absolument pas motorisés. Pour la moisson entre autres, la moissonneuse tirée par deux ou trois chevaux avait dû, souvent faute de ficelle-lieuse dont la production était arrêtée du fait de l’absence de la matière première, le sisal, ou de la force motrice, céder la place à la simple faucheuse, et les bottes étaient, comme au siècle précédent, liées avec des liens de paille de seigle préparés manuellement. Les chevaux étant devenus rares avec les réquisitions, on voyait réapparaître pour les labours des attelages de boeufs. La réquisition touchait aussi les véhicules et les charretiers pour les transports commandés par les occupants, parfois à plusieurs dizaines de kilomètres ; la réquisition des hommes pour les travaux de défense – tranchées, excavations, plantation de troncs d’arbres (dits asperges de Rommel) destinés à empêcher tout atterrissage d’avions ou de planeurs, les occupants étant persuadés qu’un débarquement aurait lieu sur notre côte sablonneuse à moins de 100 kilomètres de l’Angleterre – venait aussi entraver le travail des champs.

Pour ces travaux, les personnes requises reçoivent un salaire, relativement très élevé par rapport aux salaires des ouvriers agricoles ou de l’industrie… et même des fonctionnaires. J’ai été, pour une journée, requis pour participer au creusement d’abris dans le bois entre Pendé et Saint-Valery. Je n’ai pas touché à la pelle, ni à la pioche, ma journée s’est passée en conversations avec mes compagnons de travail, et surtout avec le sergent allemand, un pasteur protestant, bien content de se trouver éloigné des zones de combat… Le soir, comme tous les hommes du groupe, j’ai reçu environ 500F en billets neufs. C’était le tiers de mon traitement mensuel ! Mais cela ne m’empêcha pas de protester par écrit auprès de l’autorité académique et préfectorale, en arguant du trouble qu’entraînait la fermeture de la classe et des dangers courus par les enfants livrés à eux-mêmes. J’obtins ainsi ma radiation de la liste des « réquisitionnables »…

Sur ce chapitre des indemnités et des salaires des personnels employés par les occupants, un de mes élèves, dès ses quatorze ans, fut engagé à la base radar de Vaudricourt, tout proche, pour s’occuper des animaux et, entre autres, de la porcherie que la compagnie entretenait pour alimenter ses propres cuisines. Son salaire était de 2000F par mois, dépassant de 30% mon propre traitement et de bien plus le salaire de son père, ouvrier maçon… Pour la plantation des « asperges de Rommel », les requis recevaient 10F par trou creusé, une somme qui leur assurait également un salaire substantiel, mais il fallut très peu de temps pour transformer la plaine en forêt sans feuillage.

Parmi les difficultés de la vie sous l’occupation, il convient de citer la situation en matière de « service de santé ». Les médecins, peu nombreux à l’époque, ne pouvaient se déplacer qu’à pied ou à bicyclette, ce qui, en fait, avec de plus l’interdiction de circuler de nuit, limitait leur intervention à la consultation pour les malades pouvant s’y rendre, ou à une visite avec prescription d’un traitement ; les médicaments étaient rares, la pharmacie était à 6 km, la profession d’infirmière libérale était inconnue à cette époque. Dans les cas de traitement par piqûre, on avait recours à la capacité aléatoire d’une personne de la famille ou du voisinage… ce qui était bien rare. Parmi les 120 habitants de notre hameau, j’étais tout désigné, ayant dû ma libération à mon appartenance au service sanitaire de l’armée. Les médecins conseillaient à leurs patients : « Vous irez voir l’instituteur, il ne vous refusera pas ce service, et il est compétent ». Jeunes ou vieux, hommes ou femmes, je ne devais pas manquer de « clients », même après la libération. Bien entendu, je ne demandais aucune rémunération, mais la plupart de ces malades tenaient à m’offrir beurre, oeufs ou légumes, que je ne pouvais refuser en ces temps de pénurie. Il arrivait parfois qu’une promesse ne soit pas tenue, je n’en retournais pas moins chez le « client » s’il faisait de nouveau appel à ma dextérité. La famille, le cas échéant, profitait de mon art, et, sous le couvert du médecin, il m’arriva même de vacciner mes enfants pour éviter au praticien une étape cycliste d’une douzaine de kilomètres…

Les difficultés quotidiennes de la vie sous l’occupation ne pouvaient faire oublier que la guerre continuait. Au fil des mois, les signes se faisaient plus évidents, le danger plus proche : la faible distance de l’Angleterre nous valait le passage pratiquement quotidien d’avions de chasse ou de reconnaissance volant à très faible altitude pour éviter d’être pris dans le faisceau des radars (celui de Vaudricourt tout proche, ceux de l’aérodrome d’Abbeville-Le Plessiel aussi) et par conséquent d’éviter le tir des batteries de D.C.A. (défense contre avions). Nous assistions à des combats aériens fréquemment, soit entre chasseurs anglais et allemands évoluant en altitude, soit lors du passage, de plus en plus fréquent au fil des mois, de bombardiers visant les noeuds de voies ferrées d’Amiens-Longueau par exemple. La D.C.A. entrait alors en action, ainsi que la chasse allemande. Il m’arriva, un jour où j’étais sur la route pour me rendre à Tours-en-Vimeu, de voir un bombardier allié atteint par les Allemands et abattu. L’équipage sautait et les parachutes se déployaient… Blessés ou prisonniers, les survivants risquaient, avant d’atteindre le sol, d’être victimes de tirs de mitrailleuses… Il y eut cependant des aviateurs qui eurent la chance d’être recueillis et abrités par des habitants avant l’arrivée des Allemands : c’est ainsi que Robert Desgardin, de Tours, put transporter un aviateur anglais, abattu en plaine, jusqu’au bois de Corroy, sur son vélo. De là, le soir venu, il fut recueilli par des résistants français et dirigé vers une « filière » qui, via l’Espagne, assura son rapatriement.

Dieppe 1942

Nous devions, en 1942, assister à une bataille aérienne acharnée, lors du débarquement allié à Dieppe. Plus de trois cents avions des deux camps furent abattus, dont trois sur le territoire de notre commune. Parmi ceux-ci, un jeune pilote allemand qui venait de décoller du Plessiel : une lettre destinée à sa famille, trouvée sur lui, indiquait qu’il s’apprêtait pour sa première mission…

 

Le danger pour la population était réel : il n’était pas rare que des éclats d’obus, des balles perdues ou des douilles de cartouches tombent et frappent les habitations. Une tranchée abri avait été creusée près de l’école, sur la place du hameau, afin d’abriter les enfants en cas de danger.

Dès 1943, et avec une fréquence et une importance sans cesse croissantes, le vol de nuit des bombardiers alliés vers l’Allemagne, vint, avec son bruit lourd et continu, meubler le silence, bientôt suivi du fracas de la D.C.A. allemande. Les faisceaux lumineux des projecteurs cherchant les avions se croisaient dans le ciel, rayé par les trajectoires des balles traçantes des mitrailleuses allemandes. Le lendemain, on trouvait dans la plaine des milliers de rubans métallisés, que les avions lançaient pour « dérouter » les radars ennemis qui les pourchassaient. Les nerfs de bien des habitants de la région étaient lourdement atteints dans ce vacarme de guerre, et l’angoisse s’ajoutait aux difficultés quotidiennes. Ce fut la raison du départ de Josseline et de sa mère pour Pouligny-Saint-Pierre, où Madame Cheval, institutrice, épouse d’un de mes camarades de captivité, avait, sur notre demande, préparé leur séjour dans le village. Je les y accompagnai lors des congés de Pâques 1944, par chemin de fer, et revins seul reprendre mon service début avril 1944.

Rentrant de la gare de Saint-Valery à pied, je rencontrai l’officier allemand occupant une chambre de notre logement – qui n’en comportait que deux. Il dirigeait l’édification de barrages contre les éventuels engins d’une armée de débarquement, aux lisières du village voisin d’Estréboeuf. Comme je lui disais que je venais de conduire ma famille loin du bruit et des mouvements de la guerre, il me dit : « Vous avez bien fait. L’Anglais vient ! » Je me gardai de tout commentaire, bien entendu : revenu de Russie où il avait été légèrement blessé, il m’avait dit un jour : « Mon désir est de tuer autant d’Anglais que j’ai tué de Russes ! » J’ignore quel fut son destin… Quant à son appréciation sur l’opportunité de s’éloigner de la zone des éventuels combats, lorsque je songe aux craintes de mon épouse lors des raids et des combats aériens, je me demande comment elle aurait supporté le vacarme des V.1, ces véritables bombes volantes lancées de Longuemort, Béhen, la forêt d’Eu et autres sites voisins qui, cet été-là, furent mis en service. Leur bruit était terrifiant ; s’y ajoutait la nuit la flamme de leur système moteur. Plusieurs s’abattirent dans la proche région (Maisnières, par exemple), détruisant des maisons et faisant des morts et des blessés dans la population du village, ou en mer, où les aviateurs anglais ne craignirent pas de les déséquilibrer, au risque de les suivre dans leur naufrage…

 

La Résistance

La caractéristique essentielle de la résistance qui s’organisa dès le début de l’occupation était le secret. Les organisations qui fédéraient les résistants n’apparurent au grand jour que lors de la libération. Leur existence se manifestait par la circulation sous le manteau de quelques feuilles imprimées clandestinement, sans indication d’origine, ni aucune signature ou mention de nom ou de lieu qui aurait pu mettre la « Gestapo » sur la trace de ceux qu’elle qualifiait de terroristes. Quand un réseau était découvert, les arrestations, emprisonnements et condamnations faisaient l’objet de publications de la part des occupants dans les journaux régionaux (rares) ou nationaux, et aussi d’affiches signalant l’exécution des condamnés à mort, cela, bien entendu, dans le but d’effrayer les éventuels sympathisants de la Résistance.

Dans le climat créé par l’occupation particulièrement dense de notre région, il ne pouvait être question de la création de « maquis » regroupant des résistants armés et se livrant à des attaques contre les soldats allemands. Le sabotage même des installations de l’armée ennemie ne pouvait dépasser le stade de faits isolés et ne mettant pas en difficulté celle-ci. Par contre la recherche de renseignements sur les activités et, éventuellement, sur les projets et les mouvements, et leur transmission aux quelques organisations ou personnes en mesure de les faire passer aux Alliés pouvaient être de première importance. Ainsi les retards occasionnés aux convois de troupes ou de matériels divers par chemin de fer, par les déraillements provoqués à la suite des déboulonnages de rails pratiqués de nuit dans des lieux isolés, loin des gares et des villages, furent réalisés à plusieurs reprises sur les voies entre Abbeville et la côte et entre Abbeville et Amiens.

La collecte d’argent, nécessaire entre autre pour les achats destinés à la nourriture des clandestins par exemple, reposait sur la confiance. Il ne pouvait être question de listes ou de comptes écrits, lesquels, en cas de perquisition ou d’arrestation du porteur auraient eu des conséquences très lourdes, voire dramatiques.

Un exemple de collecte de renseignement et de transmission : nous devions – je l’ai indiqué ailleurs – loger un officier allemand. L’exiguïté du logement faisait que nous nous trouvions fréquemment à la même table, celle de la salle à manger, moi pour corriger les cahiers des élèves ou préparer la classe du lendemain, notre hôte forcé pour rédiger ses rapports ou dresser des plans. Ma connaissance de l’allemand, acquise en captivité, me permettait de lire ses écrits. Ainsi je l’avais vu dresser le plan d’une batterie d’artillerie située au Bois Houdan près de Saint-Valery, et je pus reconstituer ce plan de mémoire. Pour la transmission, les feuillets en rouleaux furent placés dans le tube du cadre de notre vélo, puis la selle remise en place, ils furent portés par ma femme à notre ami Delozière. Mieux valait confier cette mission à une femme dont les déplacements n’avaient rien de suspect, étant motivés par l’approvisionnement et la visite à la famille.

La transmission orale, sans documents, était moins dangereuse, mais ne pouvait pas toujours s’appliquer.

Les personnes acceptant de telles activités étaient rares. Je connaissais, comme membre du parti socialiste avant la guerre, le maire de Tours-en-Vimeu, M. Delozière. En 1942 nous parcourûmes ensemble à bicyclette le canton de Saint-Valery, rendant visite à ceux de nos camarades que nous pensions susceptibles de nous aider à réunir les renseignements pour le mouvement « Libération Nord », qui en assurait la transmission. Si les personnes rencontrées nous assurèrent de leur discrétion, un seul, M. Vaillant, bien connu à Saint-Valery, accepta de participer à notre action…

Je connaissais aussi l’activité de Pierre Devilliers, instituteur à Friaucourt, du directeur de la râperie de Saint-Blimont, d’un gendarme du secteur de Gamaches… Mais c’est quand j’appris leur arrestation que je connus Leroy, instituteur à Bourseville, qui devait mourir dans le train de la mort emmenant les déportés de Compiègne vers l’Allemagne, et aussi Frostin, géomètre à Saint-Valery arrêté et déporté, qui eut la chance de revenir, mais en quel état, à la libération des camps en 1945. Ces quelques indications sont données pour témoigner des risques encourus par ceux qui n’acceptaient pas la défaite et la servitude. On peut comprendre l’hésitation de la plupart des gens à participer, même bien timidement – mais utilement – à la résistance, forme de lutte contre l’armée d’occupation, la seule qui fût possible dans les secteurs où cette armée était fort nombreuse. J’ai noté plus haut la répression, les arrestations et la terreur entretenue par les occupants, et qui se poursuivit jusqu’à la libération, où, pour s’être manifestés trop tôt, certains résistants, comme notre ami Aurélien Têtu du village voisin d’Arrest furent abattus par des soldats allemands en déroute qu’ils avaient cru pouvoir désarmer et capturer.

J’ai signalé plus haut des exemples d’actions, d’aide à des aviateurs abattus, mais ces cas étaient rares, et le séjour de ces soldats chez ceux qui prenaient le risque de les héberger était de courte durée, on se souviendra que la plupart des jeunes hommes réduits au chômage et non employés sur place par les occupants étaient recensés et envoyés en Allemagne pour le Service du Travail Obligatoire (S.T.O.). Beaucoup d’entre eux essayèrent d’éviter cet exil. J’eus ainsi l’occasion de falsifier les cartes d’identité de personnes nées dans les années 1920 à 1923 ou 1924. Bon nombre d’entre ces « requis » se cachèrent alors en dehors de leur résidence habituelle. Mais se posait alors le problème de leur subsistance. Ils se trouvaient exclus des listes officielles et ne pouvaient donc avoir la carte d’alimentation. On apprit que quelques mairies avaient été cambriolées à la veille de la distribution mensuelle des tickets. Dans le même temps, les débits de tabac étaient aussi l’objet de vol… Ainsi pourvoyait-on à la subsistance des clandestins.

Ceux-ci couraient aussi le risque d’être dénoncés si leur présence était connue. Un climat détestable s’était établi : par une déformation d’un égalitarisme forcené, on assistait à des faits opposés à ce qu’on aurait pu croire normal. A mon retour de captivité, j’avais eu la visite embarrassée des gendarmes, que j’avais mis à l’aise en leur communiquant spontanément les documents établissant ma libération. Mon ami Ferté, qui avait réussi une évasion inespérée au début de 1942, ne séjourna qu’une seule nuit dans sa famille, et passa en zone libre, dans l’Indre où il exerça comme instituteur et où son épouse et ses enfants purent le rejoindre. Ce n’était pas seulement la possibilité d’une enquête des occupants qui obligeait à se mettre à l’abri, mais bien la quasi certitude d’une dénonciation de la part des voisins dont les absents n’avaient pas tenté de s’évader ou n’avaient pas réussi. Il est regrettable de devoir constater ces faits que les auteurs croyaient pouvoir justifier en disant : « Pourquoi revient-il, lui, et non notre fils, notre mari, ou notre ami ? ». On peut aussi rapprocher cette attitude de celle des nombreux cultivateurs qui, après avoir satisfait aux réquisitions, préféraient vendre oeufs, beurre, volailles aux occupants qui pouvaient payer le prix fort, plutôt qu’à leurs voisins qui avaient bien de la peine à payer le prix officiel.

A diverses reprises, j’ai évoqué l’attitude de nombreux habitants, soucieux de se ménager les « bonnes grâces » des occupants. La compromission, voire la collaboration ouverte n’échappait pas à ceux qui les côtoyaient, mais le silence était de règle. Ici se place une forme de cette collaboration, très particulière : celle de jeunes femmes ou jeunes filles qui étaient l’objet des attentions des militaires allemands, et qui n’y étaient pas insensibles. Si la discrétion dont faisaient preuve quelques-unes d’entre elles pouvait laisser place au doute, l’attitude, la tenue, et parfois l’insolence de bien d’autres étaient sans équivoque, mais il fallait se garder d’intervenir ou simplement d’évoquer cette collaboration très spéciale. Ce fut à la libération que les langues se délièrent et que celles qui n’étaient plus protégées par les occupants furent l’objet de « punitions » dont la plus fréquente – et la plus voyante – consistait en un rasage de la tête ; certaines furent dénudées et promenées dans un tombereau, parfois après avoir été enduites de goudron et roulées dans la plume. Les femmes qui, même dans la solitude, avaient gardé leur dignité, n’étaient pas les dernières, ni parfois les moins sévères, en la circonstance.

(a cura di Annie et Walter Gamet)

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