di Gianluca Virgilio
Interruption temporaire des vacances
Peu après la mi-août, nous retournions à Galatina, comme pour nous assurer que le lieu que nous avions quitté était toujours là, en attente de notre retour définitif à la fin du mois. En réalité, c’étaient les tâches quotidiennes qui nous rappelaient à Galatina, au moins une fois dans le mois, juste le temps d’expédier les plus urgentes, le paiement de quelques factures, l’ouverture du courrier qu’un aimable voisin à qui nous avions confié la clef de la boîte à lettres s’était chargé de relever, la crainte que des orages, habituellement violents après le quinze août, ou encore un voleur informé de notre absence, n’eussent causé des dommages chez nous. Mais déjà ce voyage anticipait le retour définitif à la maison et la fin des vacances, portant en soi la tristesse du temps désormais écoulé et la crainte de voir les jours restants passer trop vite. Ma mère imposait le réveil à six heures du matin, parce qu’à cette heure-là, disait-elle, nous éviterions le soleil brûlant du mois d’août ; et c’est ainsi qu’à sept heures, tandis que les vacanciers dormaient encore, nous étions déjà dans la voiture ; Gigi, Antonio et Nino étaient sûrement sur le ponton en train de pêcher, quant à Silvana encore au lit chez l’amie qui l’avait invitée, elle descendrait d’ici peu à la plage, sans m’y trouver.
Après un peu plus de quinze jours d’absence, Galatina m’apparaissait changée, comme si, avec un large pinceau, une main invisible avait recouvert les édifices et toute la ville d’une légère patine émaillée. En réalité, les hommes et la nature elle-même n’étaient pas restés inactifs durant notre absence. Les affiches publicitaires avaient été renouvelées dans leurs espaces réservés, un chantier à peine commencé avant notre départ pour Leuca était devenu une maison presque entièrement construite, un autre s’y était ajouté, une rue avait été asphaltée, les arbres des jardins publics avaient renouvelé leurs frondaisons, la façade d’un édifice avait été repeinte, un nouveau magasin s’était ouvert, si bien que je me demandais quel aurait été l’aspect de Galatina si nous l’avions quittée une année entière – et au bout de dix ans, ne serions-nous pas revenus dans une autre ville plutôt qu’à Galatina ! Notre maison elle-même, qui entre temps s’était transformée en un lieu inhabité et inhospitalier, semblait nous accueillir en étrangers : la poussière s’était accumulée partout, les arbres du jardin avaient déposé dans la cour des feuilles et des fientes d’oiseaux, parce qu’aucune main pendant quinze jours ne s’était chargée du nettoyage quotidien, les quelques pieds de tomates, poivrons, aubergines que ma mère avait plantés fin juin, après avoir souffert des chaleurs du mois d’août, semblaient avoir repris vigueur grâce au dernier orage et donnaient une production inespérée – seules les nombreuses plantes ornementales en pots continuaient à jouir d’une excellente santé, car ma mère leur avait réservé un traitement spécial, en chargeant son frère d’en prendre soin, négligeant les autres, au risque de les voir dépérir ; les chambres conservaient une odeur de renfermé que ma mère s’empressait d’évacuer en remontant les stores salis et en ouvrant tout grand les fenêtres pour aérer la maison. En revanche, dans ma chambre plongée dans une semi-obscurité, rien ne paraissait avoir changé. La bibliothèque, pleine d’illustrés et de livres de classe, les objets que je n’avais pu emporter avec moi à Leuca, l’armoire contenant les vêtements portés au cours des autres saisons de l’année, mon lit, les posters accrochés aux murs, toute la pièce était restée en attente, dans un temps suspendu auquel j’aurais pu la soustraire, si seulement je l’avais voulu, en apportant tout de suite de grands changements. Mais je n’en avais nulle envie car, loin d’interrompre si peu que ce soit les vacances à Leuca, ce passage à Galatina devait ne représenter qu’une très brève parenthèse à refermer aussi vite que possible, l’espace de quelques heures, juste le temps de régler les affaires pour lesquelles nous étions revenus à la maison. S’il n’avait tenu qu’à moi – hélas, ma mère et mon père étaient d’un tout autre avis – je n’y serais pas resté plus d’une demi-heure, un temps évidemment insuffisant pour faire de ma chambre un bureau de jeune penseur, en me débarrassant des illustrés pour les remplacer d’un coup de baguette magique par des livres plus sérieux et en éliminant des murs les posters de mon équipe préférée et de mes héros de bandes dessinées pour les remplacer par des reproductions de peintres célèbres, comme j’allais le faire les années suivantes.
Habituellement, on retournait à Galatina le jeudi, jour de marché, et ma mère en profitait pour faire les courses et économiser sur le prix des marchandises. Il fallait la voir tenir tête aux commerçants, établir elle-même le prix de ce qu’elle allait acheter ! Moi qui n’approuvais pas son comportement et qui en avais honte, je m’éloignais, quitte à changer d’avis quand elle parvenait à acquérir un produit à la moité du prix réclamé qui disait-elle, était le double à Leuca à cause de la présence des Milanais. Ensuite, il fallait nettoyer la maison, qu’on ne pouvait laisser dans cet état, tandis que moi, je continuais à lui dire que c’était inutile, d’autant qu’après les treize jours de vacances restants, nous la retrouverions telle quelle, aussi sale et poussiéreuse. Pour finir, on convenait de manger à Galatina – quelle hâte y avait-il à repartir ? Mon père ferait encore sa petite sieste et, après l’arrosage des plantes du jardin, dans la fraîcheur de la fin d’après-midi, nous retournerions tranquillement à Leuca ! Moi, j’étais désespéré, car je voyais que cette façon de faire retranchait injustement toute une journée de vacances du total des trente-et-un jours du mois d’août sur lesquels j’avais compté. Mais il fallait me résigner car il n’aurait pas été raisonnable de repartir au bout d’une demi-heure : nous avions déjà fait environ soixante kilomètres pour arriver jusqu’à Galatina et nous allions devoir en faire autant pour retourner à Leuca. Donc ma mère sortait, faisait les courses, rentrait, nettoyait la maison, le jardin, tandis que mon père ouvrait le courrier, effectuait quelques paiements, choisissait les livres qu’il allait emporter avec lui à Leuca et trouvait le temps, après le déjeuner, de se reposer comme si de rien n’était, comme s’il était possible de se reposer en un temps et en un lieu qu’on ne considère pas à soi. De fait, pour moi qui continuais à vivre dans une autre dimension spatio-temporelle, celle des vacances, la maison, que ma mère s’efforçait de remettre dans son status quo ante, d’avant le départ pour Leuca, époussetant les meubles et passant le balai, me restait tout à fait étrangère et cet insupportable sentiment de non-appartenance m’empêchait de me reposer et me faisait désirer un retour aussi vite que possible.
Nous arrivions à Leuca à la tombée du jour, trop tard pour la baignade de l’après-midi. La journée entière était perdue, et de surcroît, tous les renoncements qui m’avaient été imposés me signifiaient alors, sous forme d’un net avertissement, que les vacances ne seraient pas éternelles, de sorte que ce bref passage à Galatina instillait et fixait en moi, pour le reste de notre séjour à Leuca, la pensée de la fuite du temps – qui ne m’avait même pas effleuré lors de notre départ le 31 juillet –, la pensée que le temps des vacances, tôt ou tard, c’est-à-dire dans moins de quinze jours, arriverait définitivement à son terme.
Excursions sur la côte les matins de mauvais temps
Certains jours, le mauvais temps empêchait d’aller à la plage, seuls quelques téméraires osaient défier le déferlement des vagues, plongeant du ponton du Lido et regagnant le rivage à grandes brasses sous le regard incrédule des vacanciers qui se tenaient à l’abri sur le front de mer. Le ciel restait couvert d’une mince grisaille que le soleil parvenait de temps à autre à percer, nous laissant croire que nous pourrions nous baigner au moins l’après-midi ; le bord de mer était balayé d’un sirocco tellement chargé d’humidité qu’il vous collait les vêtements sur le corps et l’imprégnait de sel. Il n’était pas non plus possible d’aller sur le ponton, assailli et envahi de vagues très dangereuses pour qui s’en approchait imprudemment. C’est alors que nos amis et nous décidions de prendre nos voitures pour faire ensemble une excursion sur la côte, soit vers Tricase, soit de l’autre côté, vers Felloniche, San Gregorio et Torre Pali. Cette interruption dans nos activités n’était après tout pas si désagréable, car nous allions dans des stations balnéaires que nous n’avions jamais fréquentées bien que voisines de Leuca et dont nous n’aurions même pas soupçonné l’existence si les conditions atmosphériques étaient restées bonnes. Quand nous remontions la côte vers Tricase, nous nous arrêtions au surplomb du Ciolo qui nous saisissait d’effroi, ou bien au bord de la route, là où la vue du panorama nous apparaissait la plus évocatrice. Dans le lointain, les bourrasques d’une trombe d’air faisaient rage sur la vaste étendue de la mer, heureusement suffisamment au large pour ne pas causer de dommages aux personnes ni aux biens ; sur la ligne d’horizon, indifférent aux flots impétueux, passait un bateau, telle une grosse baleine qu’aucune tempête ne peut effrayer et mon père, nous prenant encore pour des gosses, répétait : « un bâtiment passe, chargé, chargé de… ». Ma mère, la Signora Lucetta et Ia en profitaient pour s’approcher d’un figuier dont les branches courbées sur la route offraient leurs fruits si généreusement qu’il était impossible de leur opposer un refus ; de même les caroubiers nous laissaient volontiers cueillir leurs gousses pendantes à conserver pour l’hiver – en les mangeant, nous nous rappellerions cette excursion d’un jour de la fin du mois d’août quand à cause du mauvais temps nous n’avions pas pu nous baigner comme d’habitude sur la petite plage de Leuca ; nous en faisions une ample provision, comme si, n’appartenant à personne, elles n’attendaient que nous pour être cueillies. Pendant ce temps-là, mon père et il Signor Raffaele se remémoraient le passé en évoquant l’ouverture de cette route littorale construite par les Anglais après la Seconde Guerre mondiale, un œil sur le radiateur de la Fiat 600, un « appoint » d’eau pouvant être nécessaire pour assurer le retour à Leuca. Puis ils se remettaient à scruter la vaste étendue de la mer tempétueuse, cherchant à localiser la trombe d’air, pour vérifier qu’elle n’avait pas progressé en direction du rivage. Mon père s’appuyait alors sur moi, comme subjugué par la vision sublime de ce panorama, pointant sa canne vers la mer, il disait d’une voix forte : « Te voici à Finibusterre, mon fils, souviens-toi. Te voici aux confins du monde, là se retrouve tout ce qui s’est perdu ; au-delà des limites du fini… » et il respirait à pleins poumons. Il tirait la citation du Finibusterre de Luigi Corvaglia, il Signor Raffaele, tout en opinant du chef, m’observait à la dérobée.
Quand nous empruntions la route côtière dans l’autre direction, vers San Giovanni, nous nous arrêtions immanquablement à San Gregorio, où, même par mer très agitée comme ces jours-là, des pêcheurs faisaient le nécessaire pour approvisionner le marché de la station réputée pour ses oursins. Nous en mangions de grandes quantités, accompagnant de pain la chair couleur orange, sans jamais en être rassasiés.
Préparatifs de retour
Après le quinze août, les orages étaient porteurs non seulement de nuages mais aussi d’un mauvais présage : les vacances touchaient désormais à leur fin ; malgré l’impossibilité d’arrêter le cours du temps, je mettais en œuvre, en mon for intérieur, toutes les stratégies imaginables pour en prolonger la durée, pensant que dix, sept, cinq jours ne sont jamais que la somme d’un très grand nombre d’heures dont chacune me réserverait un plaisir différent, à savourer sans hâte, l’une après l’autre, si bien que le temps passerait très lentement, comme dans une séquence cinématographique au ralenti ; mais il se produisait exactement le contraire, car le plaisir que suscite en nous un divertissement quel qu’il soit – et j’entends par là le plaisir ludique des vacances – est directement proportionnel à notre perception de la rapidité du temps. Plus nous nous réjouissons, plus le temps passe vite. C’est pourquoi je pense que le plus grand des plaisirs – tel celui qu’imaginent les croyants, le musulman allongé parmi des dizaines de vierges ou le chrétien devant Dieu – réside sans aucun doute dans l’absence de la notion de temps, dans une délicieuse éternité. Pourtant, en ce qui me concerne, plus je m’immergeais dans le temps des vacances, moins j’en avais la perception, et à la fin je me retrouvais à constater que je n’avais plus que quelques heures à passer à Leuca. Mes amis étaient déjà partis depuis quelques jours, repris par les activités de la vie qui avait été la leur avant notre rencontre, d’autres resteraient encore quelques temps après notre départ, pour assurer une continuité de notre présence dans des lieux qui ne tarderaient pas à être presque inhabités. Nous avions échangé nos adresses, nous allions nous écrire, maintenir un lien épistolaire plus ou moins assidu, mais aucun de nous n’était sûr de retrouver ses amis l’année suivante – même plage, même mer n’était qu’une chansonnette d’un autre temps –, parce que les adultes pourraient très bien décider de passer les vacances ailleurs et en ce cas il nous faudrait nous résigner à une irrémédiable séparation. Je jurais à Antonio d’aller le voir à Presicce dès les jours suivants, certainement avant Noël, comme lui me jurait de venir me voir à Galatina. Au fond, les deux petites villes n’étaient distantes que de quarante kilomètres. Mais ces visites n’eurent jamais lieu. Quand on revient chez soi, que l’on reprend l’ancien rythme des mois de travail, revoir quelqu’un qu’on a connu dans un tout autre contexte n’a aucun sens, même amis comme nous l’étions, nous nous serions retrouvés ensemble, non plus comme des poissons dans l’eau, mais hors de leur élément.
À la fin de l’été, Guarino, aussi noir que de la poix, arrivait dès le dimanche précédent, il se faisait entendre dans les rues de la localité où il passait avec son camion en vantant ses poteries à des prix « ridicules » – à vrai dire, fin août, il les avait effectivement baissés, et ma mère en profitait alors pour lui acheter des pots en terre cuite pour ses fleurs –, puis il dressait son étal sur la petite place du marché, en attendant de repartir avec nos bagages ; le premier septembre à neuf heures, mon père devait être présent à la réunion des enseignants de son école à Galatina ; une autre famille, d’après ce que nous avait dit le propriétaire, allait s’installer dans notre maison de vacances les premiers quinze jours de septembre. Bref, nous avions beau, ma sœur et moi, prier et conjurer nos parents, il était impossible de rester à Leuca, ne serait-ce qu’un jour de plus. L’après-midi du 31 août – déjà les jours avaient raccourci et le soleil commençait à baisser à six heures du soir – Guarino aidait à charger les bagages dans le camion en partie occupé par la marchandise invendue, puis nous prenions congé des propriétaires de la maison, en leur donnant rendez-vous pour un dimanche d’avril de l’année suivante. Ainsi, tandis qu’une famille de vacanciers de septembre, pressée de prendre possession des lieux, patientait déjà devant la maison avec ses « affaires » posées par terre, prête à nous succéder sans attendre minuit, nous, sans fermer la porte, remettant simplement les clefs aux nouveaux venus en présence du propriétaire, nous quittions la maison de vacances, montions dans la voiture et suivis de près par nos amis, nous retournions à Galatina.
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)