Les Muses, femmes magnifiées ou malmenées ? (Hommage à Dora Maar)

di Annie et Walter Gamet

Au palmarès du calendrier officiel des Journées mondiales, internationales ou européennes, le 8 mars occupe une place de choix : La Journée de la Femme. Alors, un seul Jour J pour la partie féminine de la population mondiale, c’est-à-dire la moitié de l’humanité et 364 ou 365 pour l’autre ? Que nenni ! Un rapide survol de ce calendrier dans son ensemble, pour peu qu’on laisse libre cours aux préjugés les plus éculés, donnera au contraire l’impression qu’il n’y en a que pour Elle. Ainsi, dans un inventaire, non exhaustif, à la Prévert, citons pêle-mêle : la Journée sans pantalon, celles de la lutte contre l’exploitation sexuelle, le tricot, le baiser, les sages-femmes, la contraception, les parents, la ménopause, les toilettes, l’orgasme (le 21 décembre, lors de la nuit la plus longue, du moins dans l’hémisphère nord ! ) et puis, en vrac, là où elle se taille la part du lion : l’élimination de la violence à l’égard des femmes, l’enfant à naître (le 25 mars justement, fête chrétienne de l’Annonciation et de l’Incarnation !), l’allaitement, les veuves, les filles, la femme rurale (espèce en voie de disparition, à protéger).

Picasso : Femme qui pleure (Portrait de Dora Maar, 1937, Tate Gallery, Londres)

Mais l’apothéose, c’est quand même le 8 mars, la fête des fêtes sanctifiée par l’ONU, le moment fort où sont rappelés tous les efforts accomplis en sa faveur, glorieux événement auquel la caisse de résonance bien pensante des médias assurera une visibilité tous azimuts. Et pourtant, année après année, bilan après bilan, on peine à voir une amélioration générale de sa condition. Les postes de responsabilité lui sont toujours difficilement concédés. Pire, il suffit qu’une profession se féminise pour qu’elle soit ipso facto dévalorisée. À elle le chômage ou le temps partiel imposé, les bas salaires, les pensions de retraite minimales. La liberté de disposer de son propre corps et de maîtriser sa sexualité est sans cesse remise en question. Comme exutoire, pour oublier sa triste condition ? Eh bien, qu’elle s’adonne à des loisirs bien virils comme jouer au football et au rugby ou tout au moins mêler sa douce voix aux vociférations des supporters de l’équipe nationale. Au prix de quelques dettes, elle pourra aussi s’offrir le plaisir de se pavaner au volant de gros 4×4, tout en soutenant le marché de l’automobile en péril. Car il faut qu’elle comprenne bien que seule sa participation active à la violence que le capitalisme impose au monde est susceptible de la conduire à une brillante carrière. Les modèles ne manquent pas : Christine Lagarde, par exemple, après avoir été ministre d’un gouvernement très libéral sous la présidence de Sarkosy, est parvenue au poste de directrice générale du FMI (Fonds Monétaire International), une des institutions mondiales qui asservit les peuples, organise le pillage et le saccage de la planète. On a vu Anne Lauvergeon à la tête d’Areva, leader mondial de l’énergie nucléaire, un État dans l’État français, continuer à imposer cette énergie mortifère en France et s’efforcer de disséminer ses coûteuses chaudières explosives dans le monde ; Laurence Parisot présidente du Medef (Mouvement des entreprises de France), le syndicat des chefs d’entreprise, en tant que patronne des patrons, s’acharner à détruire les droits sociaux, Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense et singulière Madelon, entre deux tournées de popotes, augmenter considérablement les crédits alloués à l’armée…

Picasso : Femme qui pleure (portrait de Dora Maar – dessin préparatoire pour Guernica, 1937)

On conviendra qu’il est difficile de voir dans l’accession de ces quelques pionnières aux postes de responsabilité une participation au progrès de l’humanité. La tentation est grande de rayer tout simplement le 8 mars du calendrier et d’envoyer au pilon les discours pleins de satisfecit que ne vont pas manquer de prononcer tous les gouvernants y compris les plus rétrogrades, leurs ministres, les ONG et les présidents d’associations en quête de subsides. Nous pourrions alors revenir vers les artistes qui mieux que tous ont su célébrer la Femme au cours des siècles. Les poètes l’ont chantée. Que seraient devenus les Troubadours sans leurs Dames, Dante sans Béatrice, Pétrarque sans Laure, même si la réalité de ces présences féminines reste lointaine, parfois problématique, certains la mettant même en doute sous prétexte qu’un artiste a surtout besoin d’une figure fantasmée, hautement symbolique pour atteindre le sommet de son art. Quant aux sculpteurs et aux peintres, ils ne se sont pas lassés de l’examiner sous toutes les coutures, de la faire poser et de la représenter. Ainsi prêtent-elles leurs traits aux  innombrables saintes des tableaux d’églises, aux figures mythologiques qui décorent châteaux et villas princières ; soeurs, maîtresses, épouses, mères d’artistes, nos musées occidentaux regorgent de leurs images démultipliées, des pures et des perverses, des douces et des revêches, des maternelles et des aguicheuses, des tristes et des joyeuses, des vieilles et des jeunes surtout ; engoncées dans de riches parures ou pitoyables pauvresses, austères bourgeoises ou mondaines en déshabillé, des toutes nues en veux-tu en voilà, fines ou rondelettes, pudiques ou provocantes, de dos, de face, agenouillées, debout, assises, accroupies ou couchées, dans un harem ou sur une escarpolette, lorgnées goulûment par des vieillards lubriques ou de sémillants bergers d’Arcadie… Femmes adulées-idolâtrées-immortalisées : ne peut-on dire que l’art occidental des siècles passés, de Vénus, Ariane et Pénélope à la Vierge Marie, Ève, et Marie-Madeleine, sans oublier Judith et Salomé, les sublimes coupeuses de têtes, a constitué un superbe hommage à la Femme, donc à toutes les femmes ? Que pourraient-elles souhaiter de plus ? Exister peut-être ? Cesser de n’être qu’une image créée par le pinceau d’un maître, fût-il génial ? Il est donc temps de détourner un instant notre regard de toutes ces oeuvres magnifiques pour entendre enfin le modèle vivant, la femme elle-même, en chair et en os.

Picasso : Mère avec son enfant mort (dessin préparatoire pour Guernica, 1937)

Observons d’abord qu’être célébrée, magnifiée par l’art, ne signifie absolument pas que la relation avec l’artiste dans le secret des ateliers doive en rester au stade de l’amour platonique. Un seul exemple pour nous en convaincre s’il en était besoin : la belle nonne Lucrezia Buti a tant inspiré fra Filippo Lippi dans ses tableaux de Vierge à l’enfant qu’elle a fini par lui offrir en 1457, pour notre plus grande joie et celle du monde des arts, un beau bébé prometteur qu’ils nommèrent Filippino. Qu’en est-il des Muses de notre temps matérialiste en diable et évidemment post-machiste ? Il arrive que nos artistes souhaitent retrouver des âmes soeurs (Camille Claudel et Auguste Rodin, Sonia et Robert Delaunay, Elsa Triolet et Louis Aragon…). Ce qui ne les empêche pas, comme le bon moine primesautier susnommé, de vouloir les serrer dans leurs bras, pulpeuses et palpables. Ils savent, à l’occasion, en étreindre plusieurs en même temps et en tirer le plus grand profit. Picasso, dans cette catégorie, comme dans tout ce qu’il touchait, a été l’un des meilleurs, si bien qu’on ne saurait interroger toutes celles qui ont eu l’honneur de figurer sur ses toiles, du reste le plus souvent sans identité (Femme assiseFemme qui litBaigneuse au bord de la mer,…). Mais avec Alberto Manguel1, intéressons-nous au moins au cas de Dora Maar, la Femme qui pleure.

Picasso : Songe et mensonge de Franco, détail, eau-forte et aquatinte (dessin préparatoire pour Guernica, janvier 1937)

Lorsqu’en 1935 Paul Eluard la présente à Pablo Picasso, Dora Maar est une belle jeune femme de vingt-huit ans, déjà connue dans le monde artistique comme photographe, créatrice autonome. Lui est âgé de cinquante-quatre ans, il est encore marié à la danseuse Olga Kokhlova et entretient concomitamment une liaison durable avec Marie-Thérèse Walter, pas moins ! D’emblée, allez savoir pourquoi, voilà Dora Maar toute à la dévotion du maître, complètement subjuguée ; sa créativité, loin d’être stimulée dans cette relation, se trouve comme mise en sommeil, étouffée. Et elle pleure, elle pleure beaucoup et souvent, d’autant que le maître trouve dans ce visage défait par les larmes un magnifique sujet pictural ; c’est au point qu’avant de saisir son carnet de croquis, il ne manque pas de lui infliger délibérément toutes sortes de vexations, moqueries et tracasseries. Le résultat est probant : d’innombrables portraits de douleur où se devinent les traits torturés de l’amante, témoignent, dans l’ambiance lourde des années « barbares » d’avant-guerre, de la nature tourmentée de l’artiste et de sa misogynie grandissante. Ces visages de Dora Maar s’accumulent et viennent tout naturellement prendre place parmi  les « monstresses »2, les scènes cruelles de corridas, la figure funeste du Minotaure, image de perversité et de culpabilité sexuelles, et les croquis saisissants, l’un d’une femme violée par un homme (1937) et d’autres par un Minotaure.

Guernica (1937)

Et lorsqu’à la demande du grand homme tourmenté aux prises avec la conception de Guernica (1937), oeuvre immense par ses dimensions et son retentissement, la photographe en fixait patiemment sur la pellicule le processus de création, qui pourra jamais dire ce qu’elle éprouvait en photographiant sa propre image dans la partie gauche de la toile-manifeste antifasciste, épouvantée, étreignant un enfant mort, parcelle de toute la fantasmagorie des monstresses désarticulées, au côté de la force brutale du taureau, de la souffrance du cheval mourant ? Des années après, dépressive, elle observait avec sagacité, devant la série de visages ravagés peints en couleurs criardes : « Tous sont Picasso, pas un seul n’est Dora Maar3 ». En effet, la cruauté plastique de Guernica apparaît bien comme la synthèse des expériences et des obsessions de Picasso dans ces années-là, de sorte qu’Alberto Manguel, au vu du rapprochement de la muse malmenée et de l’oeuvre, ne manque pas de souligner qu’on peut paradoxalement « transformer un acte de cruauté personnelle délibérée en une image publique qui condamne la cruauté ». Magie de l’art quand le pinceau de l’artiste parvient à métamorphoser de sombres pulsions agressives en une brillante et universelle dénonciation de la barbarie ? Soit ! Mais en l’occurrence, si le sommet de l’art universel atteint par Picasso a un prix, il est largement payé par ces femmes dont il ne pouvait se passer et qui l’ont si bien servi.

Alors le 8 mars, Journée mondiale de la Femme ou non-événement ? Qu’importe ! Gageons que ce jour-là, loin du tapage médiatique, comme tous les autres jours de l’année, dans la plupart des cas, chacune des femmes du monde entier fera ce qu’elle peut, de son mieux, compte tenu de la place que le sort lui a réservée ou de l’espace de liberté qu’elle a déjà su conquérir. Avec ou sans compagnon(s)…

 

 

Notes

1 – Alberto Manguel, Picasso. L’image violence, in Le livre d’images, Actes Sud, coll. Babel n°976, 2001, réédition 2009, pp. 233-255.

(Toutes les citations sont extraites du chapitre de ce livre).

2 – Corps féminins démantelés. Cf. Jean-Louis Ferrier, Les monstresses de Picasso, in L’Aventure de l’Art au XXe siècle, Hachette, 1990, p. 266.

3 – Cité par James Lord in Picasso and Dora : A Memoir, Farrar, Stauss and Giroux, New York, 1993.

 

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