Une admirable pénétration dans l’inconnu

Science, technique, pouvoir, éthique, littérature

di Gianluca Virgilio

Note préliminaire

Cet essai trace les grandes lignes des rapports entre science et littérature considérés sous l’angle de leurs implications dans le pouvoir et l’éthique, avec pour toile de fond le passage de la théologie comme science du divin au Moyen Âge à la science comme expression de la technique dans le monde moderne. L’intitulé des paragraphes reprend les termes de l’extrait de L’Homme sans qualités de Robert Musil cité en exergue, ils constituent donc le fil conducteur  de l’essai tout entier.

« Agathe ! tu n’as aucune idée de ce que c’est, dit-il avec un soupir pensif. La science, par exemple ! Pour un mathématicien, si nous simplifions, moins cinq n’est pas plus mauvais que plus cinq. Un chercheur ne doit rien redouter, et il y a des circonstances où un beau cancer lui donnera plus de joie qu’une belle femme. Un savant sait que rien n’est vrai, que la vérité globale n’apparaîtra qu’aux derniers jours. La science est amorale. Cette admirable pénétration dans l’inconnu nous déshabitue des contacts directs avec notre conscience, elle ne nous accorde même pas la satisfaction de les prendre au sérieux. Et l’art ? Ne représente-t-il pas toujours la création d’images qui ne s’accordent pas avec celle de la vie ? Je ne parle pas du faux idéalisme ou de la luxuriance du nu dans les époques où les robes se boutonnent jusque sous le nez, dit-il en plaisantant de nouveau. Mais songe à une œuvre d’art véritable : n’as-tu jamais eu le sentiment que quelque chose, en elle, évoquait l’odeur de roussi qui s’élève d’un couteau aiguisé sur une pierre ? C’est une odeur cosmique, météorique, orageuse, merveilleusement inquiétante ! »

Robert Musil, L’Homme sans qualités, Paris, Le Seuil, collection Points, 1956, t. 2, p. 348-349, traduction par Philippe Jaccottet.

 

Qu’y a-t-il aux derniers jours ?

Si un jour, au lycée, l’un de mes élèves me demandait ce qu’est la science, à moi qui enseigne la littérature, je n’hésiterais pas à répondre qu’à notre petit échelon, lui en interrogeant et moi en tentant de répondre, nous sommes en train de faire œuvre scientifique, c’est-à-dire que nous sommes en train de chercher à comprendre quelque chose du monde qui nous entoure. Puisque dans l’enseignement il est inévitable de procéder ex noto ad ignotum, je lui remettrais en mémoire la fameuse représentation astronomique de Dante dans Le Purgatoire, II, v. 1-9, sur laquelle nous avons longuement réfléchi :

Mais déjà le soleil touchait à l’horizon
Dont l’arc méridien,en notre ciel, domine
Jérusalem, de son point le plus haut ;

Déjà la nuit, qui tourne à l’opposé,
Sortait du Gange en tenant la Balance,
Qui lui tombe des mains, quand elle est dominante,

Si bien que la joue rose et blanche de l’Aurore
De cette belle, à l’endroit où j’étais,
L’âge venant, se teintait d’orangé.

Dante, Le Purgatoire, II, v. 1-9, Paris, Garnier Frères, 1966, traduction par Henri Longnon.

Ce n’est pas seulement un cadre. Dante évoque le savoir géographique médiéval, afin de préciser sa propre présence au monde, la position particulière du voyageur en train de cheminer avec une mission bien précise à accomplir. À cette fin, il faut établir le temps et le lieu dans lesquels se situe le voyage supraterrestre, recourant au savoir géographique aristotélo-ptolémaïque mis au service de la théologie. La théologie, en fait la science principale au Moyen Âge, ce savoir qui s’est aujourd’hui retiré dans les séminaires ecclésiastiques et dont on n’entend guère parler à l’école, avait le même rang que la science physico-mathématique à l’âge moderne.

Que de choses à connaître pour comprendre que le chemin du Purgatoire de Dante commence quand le soleil est en train de s’élever à l’horizon du Purgatoire ! Les terres émergées et habitées occupent la superficie de la Terre délimitée par les 180° de l’hémisphère boréal ; Jérusalem en est le centre ; le Gange est considéré comme la frontière orientale et Cadix la frontière occidentale ; de sorte que, si le soleil est au zénith à Cadix tandis qu’il se couche à l’horizon de Jérusalem et que la nuit culmine sur le Gange, la montagne du Purgatoire, située aux antipodes de Jérusalem, sera forcément illuminée par les rayons du soleil naissant. C’est là que se trouve Dante, en compagnie de son maître Virgile, en ce point précis de l’univers et en ce temps précis, là est le départ du chemin purificateur qui le mènera devant Béatrice, l’allégorie de la Théologie. Au seuil des temps modernes, Dante est le dernier homme de l’Antiquité, époque où le savoir poétique se nourrit du savoir scientifique, ne fait qu’un avec lui, ne s’en distingue absolument pas, en particulier là où il atteint le summum de ses potentialités dans la vision de Dieu.

Dans cette profondeur, je vis s’incorporer,
Reliés par l’Amour en un volume unique,
Tous les feuillets épars dans l’univers :

Les accidents, les substances, leurs modes,
Comme fondus ensemble, et de telle façon
Que tout ce que j’en dis n’est que faible lueur.

Dante, Le Paradis, XXXIII, v. 85-90, op. cité.


Tout en un point, pourrait-on dire, rappelant le titre d’une célèbre nouvelle d’Italo Calvino dont nous parlerons plus loin. Me viennent aussi à l’esprit ces mots de Vladimir Nabokov :

« … c’est que toute poésie est, en un sens, une poésie de situation : essayer d’exprimer sa situation vis-à-vis de l’univers qu’embrasse la conscience est, de toute éternité, un besoin. (…) tandis qu’un homme de science voit tout ce qui arrive en un point donné de l’espace, le poète sent tout ce qui arrive en un point donné du temps. »

Vladimir Nabokov, Autres rivages. Souvenirs, Gallimard, collection Du monde entier, 1961, traduction de l’anglais par Yvonne Davet.

En paraphrasant Nabokov, on pourrait dire que dans la conclusion de la Divine Comédie, Dante nous montre simultanément ce que voit le scientifique et ce que sent le poète, il voit et sent en Dieu, certes avec les limites de l’esprit humain, ce qui arrive en un point de l’espace et du temps, sans aucune incompréhension résiduelle, sans aucune séparation ou contradiction entre voir et sentir. La condensation ou la fusion entre la science (la théologie) et la poésie est totale, dans la forme poétique du vraisemblable exprimé « des hauteurs de son imagination » de poète.

Quand la différentiation a-t-elle commencé ? Quand le scientifique a-t-il cru devoir poursuivre sa route seul en se séparant du poète ? Àquel moment, pour reprendre les mots de Nabokov, l’homme de science s’est-il mis à voir tout ce qui arrive en un point de l’espace et le poète à sentir tout ce qui arrive en un point du temps ?

Un chercheur ne doit rien redouter

Le 12 mars 1610, Galileo Galilei publie le Sidereus nuncius dans lequel il communique au monde ses importantes découvertes d’astronomie. Laissons à l’un de nos écrivains contemporains, Antonio Prete, le soin de raconter ce qui se  vérifia en janvier 1610, quand pour la première fois Galilée dirigea sa lunette vers le ciel :

« L’imperfection de la Lune. Elle, la plus proche de nous parmi les infinis corps célestes, avait jusque-là trompé le regard des hommes. D’une apparence si limpide, elle était paisiblement épanouie dans sa lumière verte, dans les replis de nuages dévoués en cette nuit de la fin du mois de janvier mille six cent dix. On l’apercevait au moyen d’une longue-vue comme si elle n’était éloignée que de deux demi-diamètres terrestres, et elle montrait ses deux faces, l’une claire, l’autre obscure, telles qu’elles étaient réellement. Si la face claire semblait enlacer l’hémisphère et s’y déverser, la face obscure montrait non seulement les taches que les anciens avaient déjà vues, mais d’autres taches qui n’avaient jamais été aperçues auparavant. Ces taches indiquaient par leur profondeur et leur irrégularité que la superficie lunaire n’est pas lisse, uniforme et ronde, mais qu’elle est au contraire rugueuse, pleine de cavités, de reliefs et de dépressions qui la rendent semblable à la face de la Terre. »

Antonio Prete, L’Imperfection de la lune, Abstème & Bobance éditeurs, Paris, 2007, p. 7, traduction par Judith Lindenberg.

Avec la lunette, Galilée a vu que les prétendues taches lunaires1, dont Dante nous avait parlé d’une toute autre manière dans Le Paradis II, sont l’effet visuel produit par une matière absolument pareille à celle de la Terre et qu’aucun corps diaphane n’habite le cosmos, mais des corps semblables aux nôtres, aussi imparfaits, ce qui veut dire que l’univers entier est reconsidéré et étudié selon de nouveaux critères de jugement, d’où naîtra un homme nouveau, ainsi qu’une pensée nouvelle. Cette découverte change la relation de l’homme avec l’univers, elle lui restitue le sens précis de sa limite, la finitude et l’imperfection de son être, en tous points semblable à celle des corps célestes, autrefois pensés comme composés de matière incorruptible. Prete écrit :

« Puis, dans le flux de ses doutes, une autre conviction plus forte s’imposa lentement : l’imperfection lunaire est bénéfique parce qu’elle annule l’alibi d’un ailleurs parfait, d’un parfait accomplissement qui compenserait les manques. En outre, elle rend plus vraie l’idée qu’il y a dans notre âme un reflet du ciel extérieur, avec ses profondeurs inexplorées, ses mouvements irréguliers et imprévisibles. En somme, il est possible qu’un fragment de ciel tremble dans le miroir constant de nos angoisses. »

Antonio Prete, L’Imperfection de la lune, opus cité, p. 9.

Personne ne pourra mettre en doute la vision de Galilée ; et Antonio Prete nous explique le sens qu’il convient de tirer de sa découverte : le rejet de toute conception héroïque de l’homme et la certitude de notre finitude, nous sommes faits de la même pâte imparfaite que l’univers.

Comme Galilée, l’homme de science voit et ce qu’il voit ne peut être démenti2. Le poète, en revanche, exerce son « imagination », et ce faisant il pourra certainement être écouté, mais il ne devra pas s’arroger le droit d’être cru. Dans la polémique avec Sarsi ou bien avec le père Orazio Grassi, Galilée affirme :

« Peut-être croit-il (Sarsi) que la philosophie est l’œuvre de la fantaisie d’un homme, comme L’Iliade et le Roland furieux, où la vérité de ce qui y est écrit est la chose la moins importante. Il n’en est pas ainsi, Signor Sarsi. La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. »

Galilée, L’Essayeur (1623), Les Belles Lettres, 1980, p. 141, traduction par Christiane Chauviré.

Certes, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de l’histoire et un nouveau monde est en train de naître sur les cendres de l’aristotélisme ; mais chez Galilée, reste établie la distinction entre ce qui peut être vérifié au moyen de la « langue mathématique », – indubitable dans la mesure où ce qui est dit, « la vérité » est passible de vérification et de démonstration – et ce qui est raconté dans les poèmes antiques et modernes pour lesquels l’unité de mesure est différente, la « chose importante » n’étant certainement pas la vérité mathématique. Un langage particulier, celui des mathématiques, a pris la place de la science, lui-même semble être devenu science, excluant tout autre langage, tout autre savoir. De même que le langage de la science médiévale était celui de la théologie, le langage de la science moderne sera celui des mathématiques.

Quatre siècles plus tard, Albert Einstein confirme ce que Galilée avait déjà dit :

« La science est la tentative de faire correspondre la diversité chaotique de notre expérience sensible à un système de pensée logiquement unifié. Dans ce système les expériences particulières doivent être mises en rapport avec la structure théorique de telle sorte que la coordination résultante soit unique et convaincante.(…)
Ce que nous appelons physique comprend ce groupe de sciences de la nature qui basent leurs concepts sur des mesures, et dont les concepts et les propositions se prêtent à être formulés mathématiquement. Son domaine est, par conséquent, défini comme étant cette partie de la somme totale de nos connaissances qui est capable d’être exprimée en termes mathématiques. Avec le progrès de la science le domaine de la physique s’est tellement étendu que ses limites paraissent être celles de la méthode elle-même. »

Albert Einstein, Les fondements de la physique théorique, Science n°91, mai 1940, in Conceptions scientifiques, Champs Flammarion, 1990, p. 77, traduction par Maurice Solovine et Daniel Farge.

L’« expérience sensible », comme l’écrit Einstein, doit correspondre à un « système de pensée logiquement unifié », qui en physique s’exprime au moyen des mathématiques.

Pour revenir à Galilée, il n’est pas qu’un pur mathématicien, il cultive aussi le savoir technologique, devenu instrument indispensable dans la nouvelle vision de l’univers ; en fait, sans la lunette, nous ne pourrions pas voir grand chose. En dirigeant la lunette vers le ciel en janvier 1610, Galilée a dit au monde que les mathématiques à elles seules ne pouvaient suffire, mais qu’associées à la technologie elles étaient en mesure d’augmenter les sens de l’homme et que leur conjonction allait être décisive dans la connaissance du monde.

Un couteau aiguisé sur une pierre, ou bien ce qu’est la technique

Pour dire ce qu’est la technique, nous pourrions rappeler l’histoire de la mort d’Archimède racontée par l’écrivain tchèque Karel Čapek (1890-1938), qui donne de cette mort une interprétation évocatrice. Nous sommes en l’an 212 avant J.-C., à Syracuse, attaquée et défaite par les Romains après un long siège.

«  Ainsi donc l’histoire d’Archimède ne s’est pas passée tout à fait de la manière dont on nous la raconte. S’il est vrai qu’il a été tué pendant la conquête de Syracuse par les Romains, il n’est pas exact que ce fut un simple soldat romain qui pénétra dans sa demeure pour piller, ni qu’Archimède, plongé dans l’étude d’une construction géométrique, lui ait crié en colère : ” Ne touche pas à mes cercles ! ”
En premier lieu, Archimède n’était point du tout ce professeur distrait, vivant dans l’ignorance de ce qui se passait autour de lui; c’était au contraire un vrai soldat, qui avait inventé et construit des machines de guerre pour la défense de Syracuse, deuxièmement, le soldat romain n’était nullement un pillard ivre, mais l’érudit et ambitieux Lucius, capitaine de légion, sachant très bien à qui il avait l’honneur de parler, et qui n’était nullement venu pour piller.

Arrivé sur le seuil de la maison, il fit le salut militaire en disant… »

Karel Čapek, La mort d’Archimède, la Bibliothèque russe et slave, 1938, traduction anonyme parue dans L’Europe centrale, volume 15, 1940.

Čapek imagine, selon toute vraisemblance, que le général romain Lucius, au courant non seulement de la renommée d’Archimède, mais aussi des funestes effets des machines de guerre qu’il avait construites, a voulu associer Archimède à la réalisation du grandiose projet de l’Empire romain et qu’il a reçu en échange un non catégorique. Archimède, l’homme de science-soldat, refuse de mettre la science – en particulier sa capacité à traduire la science en technologie guerrière – à la disposition de l’ennemi, il meurt parce qu’il reste fidèle à la polis qu’il avait contribué à défendre avec ses inventions. Lucius aurait préféré ne pas tuer Archimède, mais il ne put se dispenser de le faire à cause de son refus de collaborer avec le vainqueur romain.

On le comprend, deux forces sont ici en jeu : la première est la technique, conçue dans un but à caractère pratique (« donnez-moi un levier et je soulèverai le Monde ») ; la seconde est le pouvoir de la polis qui utilise la technique en vue de sa propre conservation et si possible de sa propre croissance. Dans une situation aussi dramatique que la chute de Syracuse et la mort d’Archimède, la science pure, celle qu’on nommait épistémè dans l’Antiquité, reste en retrait comme pure pensée, juste bonne à donner naissance à la technique.

À bien y regarder, pourtant, une troisième force est ici en jeu : la littérature, indispensable pour pouvoir dire tout ce qui concerne notre sujet. Ce que nous avons appris jusqu’ici, et c’est une lapalissade, nous le devons au récit de la mort d’Archimède écrit par Čapek, qui reprend et réinterprète le récit de l’Antiquité. Il le fait sur un ton tout à fait moderne, comme quelqu’un qui a connu les horreurs de la guerre, du moins celles de la Première Guerre mondiale, ce qui avait largement suffi pour lui faire comprendre l’importance de la technique qui décide du sort de n’importe quel conflit.

Comme cela a été dit, il n’est question de science dans le récit de Čapek que dans la mesure où elle est à l’origine d’une technique apte à réaliser des machines de guerre. Mais qu’est-ce en réalité que la technique ? Voici ce qu’en dit Umberto Galimberti :

« Par rapport à l’ensemble organisé des connaissances, la technique inaugure un nouveau type de savoir que nous avons l’habitude de nos jours d’appeler raison instrumentale, dont la compétence est donnée par sa limite. Ce qu’elle connaît n’est en fait que la conformité des moyens aux objectifs respectifs, mais ce qu’elle ignore et qui sort de sa compétence, c’est si les objectifs doivent être poursuivis ou non. »

Umberto Galimberti, Psiche e techne. L’uomo nell’età della tecnica, Feltrinelli, Milano 2002 (1ère édition 1999), p. 262.

« Par rapport à l’ensemble organisé des connaissances », c’est-à-dire par rapport à l’épistémè des Anciens, la technique opère comme « raison instrumentale » visant à atteindre un objectif pratique immédiat ; une force effrayante et irresponsable qui peut donc tomber dans les mains de n’importe qui et devenir un instrument très efficace destiné à réaliser n’importe quel projet, qu’il soit bon ou mauvais, parce qu’elle ne sait pas si les objectifs doivent être poursuivis ou non. L’histoire de la mort d’Archimède nous rappelle que le pouvoir ne se soucie pas le moins du monde de sauver l’homme de science, sauf dans la mesure où celui-ci traduit en technologie ce qui est nécessaire à la consolidation et l’accroissement de sa domination sur le monde ; et lorsque le chercheur n’est pas disposé à collaborer, le pouvoir le tue. Faute d’un savoir éthique capable de tenir en respect cette force (jusqu’à quel point ?), ses effets peuvent même être monstrueux, comme l’histoire l’a tant de fois démontré.

Umberto Galimberti ajoute :

« En outre, à la différence de l’homme, la technique ne se propose pas de fins, parce que sa démarche consiste à accroître ses propres résultats, qui n’ont d’autre raison d’être que son propre développement. La technique ne libère pas, ne sauve pas, elle croît tout simplement. »

Umberto Galimberti, Psiche e techne. L’uomo nell’età della tecnica, opus cité, p. 497-498.

L’homme a donc créé une force épouvantable que lui-même continue à développer, non en vue d’une fin, mais simplement parce qu’il est incapable d’en arrêter la croissance qui est devenue fin en soi, comme on le déduit aussi du discours économique dominant où le mot-clé susceptible d’ouvrir toutes les portes est justement croissance. La technique apparaît comme un géant sans cervelle qui croît à mesure qu’il avance, il s’alimente de toutes les convoitises, les peurs, les incertitudes, les faiblesses, et devient ainsi la représentation figurée de l’hybris de l’homme contemporain. En fait, elle répond à la demande pressante de confort chez l’homme qui, jeté dans le monde, se raccroche à elle facilement bien qu’inutilement : « La technique ne libère pas, ne sauve pas, elle croît tout simplement. » Galimberti n’en poursuit pas moins :

« Il faut éviter que l’âge de la technique ne soit le signal de ce moment absolument nouveau dans l’histoire, et peut-être irréversible, où la question n’est plus ce que nous pouvons faire avec la technique, mais ce que la technique peut faire de nous. »

Umberto Galimberti, Psiche e techne. L’uomo nell’età della tecnica, opus cité, p. 715.

D’une façon ou d’une autre, il est nécessaire d’arrêter une telle croissance irrationnelle produite par l’homme, mais pour y parvenir, il faut une véritable révolution anthropologique dont pour l’instant on ne voit pas les signes, de sorte que tous les discours sur la question paraissent inévitablement velléitaires ou utopiques. Il ne s’agit naturellement pas de penser à une régression technologique, mais à un authentique progrès technologique qui mette au service de l’homme l’instrumentation dont il s’est doté jusqu’ici et qui semble aujourd’hui le soumettre lui-même.

Pouvoir, technique, éthique : la science est-elle amorale ?

L’actuel ordre économique et politique mondial est dominé par une série de dispositifs technologiques qui incitent à augmenter la puissance de ce géant sans cervelle qu’est la technique. Le capitalisme financier est le système économique et social au sein duquel la technique croît ad infinitum, menaçant toute autre approche de la réalité. Luciano Gallino définit ainsi le capitalisme financier :

« Le capitalisme financier est une mégamachine qui a été développée au cours des dernières décennies dans le but de maximiser et d’accumuler, sous forme à la fois de capital et de pouvoir, la valeur extractible venant soit du plus grand nombre possible d’êtres humains, soit des écosystèmes. L’extraction de valeur tend à embrasser chaque moment et aspect de l’existence des uns comme des autres, de la naissance à la mort ou à l’extinction. La machine sociale qu’est le capitalisme financier a dépassé toutes les précédentes, y compris celle du capitalisme industriel, en raison de son extension planétaire et de sa pénétration capillaire dans tous les sous-systèmes sociaux et à tous les niveaux de la société, de la nature et de l’individu. »

Luciano Gallino, Finanzcapitalismo. La civiltà del denaro in crisi, Einaudi, Torino 2011, p. 5.

Dans un monde chaotique tel que le nôtre, la mégamachine3 du capitalisme financier, en tant qu’idéologie dominante, impose de renoncer à une vision critique des choses et de s’en remettre exclusivement à la technique qui semble résoudre tous nos problèmes, comme si la technique était elle-même la science du présent. Emanuele Severino en est bien conscient :

« Science et technique forment désormais une unité organique. Leur distinction ou séparation présuppose que la science ait encore le caractère d’épistémè, c’est-à-dire qu’elle soit connaissance de vérités incontestables, la technique se limitant à les « appliquer » avec un indice plus ou moins élevé de succès pratique. Mais avec le déclin de l’épistémè, la vérité indéniable des théories scientifiques ne permet pas leur adoption, encore faut-il qu’elles donnent une puissance, c’est-à-dire un pouvoir sur la réalité supérieur à celui des théories concurrentes, si bien que le critère de la scientificité d’une théorie en vient à coïncider avec celui de son succès pratique, à savoir justement celui de la technique. La distinction entre science et technique est la distinction entre deux formes de technique. »

Emanuele Severino, Il destino della technica, Rizzoli, Milano 1998, p. 184.

Pour Severino, cette absence de distinction entre science et technique résulte du déclin de l’épistémè antique qui nourrissait l’illusion de pouvoir dominer la technique, alors que, par une inversion des rôles, le moyen est devenu la fin :

« Si les grandes forces de la culture et de la civilisation traditionnelle s’illusionnent encore sur leur capacité à se servir de la technique comme d’un instrument simple et commode pour l’élaboration de leurs objectifs, la technique est destinée à se servir de ces forces, à les dominer et à devenir, non plus le simple moyen qu’elles croient contrôler et guider, mais leur but suprême, parce qu’elle est désormais la suprême force salvatrice de l’humanité. Elle peut aller jusqu’à proposer de construire sur terre ce paradis que les religions promettent en vain. Et qui veut être sauvé est contraint de vouloir, préalablement à son propre salut, la puissance de son propre sauveur. Si bien qu’à la fin, cette puissance devient le but suprême de celui qui veut être sauvé, et importe donc plus que le simple moyen de réaliser le salut. Il se passe avec la technique ce qui s’est déjà passé avec Dieu : on commence par s’adresser au sauveur pour être sauvé et on finit par vouloir que sa volonté soit faite, la volonté de Dieu, la volonté de la Technique. »

Emanuele Severino, Il destino della technica, opus cité, p. 209-210.

La science du présent est donc la technique, comme celle du Moyen Âge était la théologie. Severino résume bien l’idéologie du capitalisme financier qui élève la technologie au rang de science. Il convient donc de rappeler ici l’exhortation de Paul Feyerabend à nous défier de tout totalitarisme dans le champ scientifique :

« L’une des idées qui circulent dans l’air et que je voudrais que vous approchiez de façon plus relaxe est l’idée que la science vous dit tout ce qu’il y a à savoir sur le monde et que les idées qui sont en conflit avec elle ne valent pas la peine d’être considérées.

(…) La science, semble-t-il, est une force irrésistible. Et elle l’est en effet, mais seulement si vous croyez aux promesses de la mafia-science et que vous capitulez devant ses relations publiques.

Elle est irrésistible si vous lui permettez de l’être. »

Paul Feyerabend, La Tyrannie de la science, présenté et édité par Eric Oberheim, Paris, Le Seuil,  2014, p. 78-79, traduit de l’anglais et préfacé par Baudoin Jurdant.

Que faire alors ? La réponse de Feyerabend est très pragmatique :

« Vous pouvez décider de prendre la science pour guide non seulement dans la vie pratique mais aussi dans le domaine du sens, de l’idéologie ou du contenu de la vie. Mais vous pouvez tout aussi bien décider de prendre la science pour guide dans la vie pratique – et ici la science a été efficace mais seulement jusqu’à un certain point – et construire le reste de votre vision du monde à partir de sources entièrement différentes. »

Paul Feyerabend, La Tyrannie de la science, opus cité, p. 80.

Maximum de liberté pour l’homme, donc, dans son approche de la réalité. Mais le refus de faire confiance à une voix unique pour comprendre le monde reste valable. Feyerabend définit la science comme le « monstre » dont il faut se garder :

« Ce monstre unique, LA SCIENCE, qui parle d’une seule voix, est un montage construit par des propagandistes, des réductionnistes et des éducateurs. »

Paul Feyerabend, La Tyrannie de la science, opus cité, p. 81.

L’auteur fait référence à ces gens qui gravitent autour du capitalisme financier et sont les porte-paroles les plus convaincus de l’idéologie que ce système a élaborée et diffusée dans tous les champs du social, des écoles aux universités, des hôpitaux aux lieux de travail, étouffant la recherche libre et la pensée critique. Le géant sans cervelle, en réalité, a une tête : l’idéologie qui fait de la science, de cette science asservie au capitalisme financier et financée par lui, la pensée unique dominante contemporaine que préfigurait et attendait déjà au XIXe siècle – nous pourrions dire qu’il l’invoquait – le champion de la philosophie positive Auguste Comte :

« Quand la même condition intellectuelle [celle dérivant de l’influence de la philosophie positive appliquée à la politique et à la société] aura été enfin remplie aussi relativement aux phénomènes sociaux, elle y produira nécessairement des conséquences analogues, en faisant pénétrer, dans la raison publique, les germes salutaires d’une judicieuse résignation politique, générale ou spéciale, provisoire ou indéfinie. (…) Aucun esprit juste ne redoutera d’ailleurs qu’une stupide apathie puisse jamais résulter de cette résignation rationnelle, qui n’a point le caractère passif de la résignation religieuse. Car, une semblable philosophie n’impose de soumission habituelle qu’à la nécessité pleinement démontrée… »

Auguste Comte, Cours de philosophie positive, T. IV contenant la partie dogmatique de la philosophie sociale, Paris, Bachelier libraire-imprimeur, 1839, p. 191-192.

De nos jours, à une époque où s’est répandue la « judicieuse résignation politique » ou la « résignation rationnelle » ou encore la « soumission habituelle » à la domination de la technique, le rêve positiviste totalitaire de Comte semble s’être réalisé.

Considérons la façon dont Feyerabend, dans sa polémique avec Czeslaw Milosz, décrit « les sciences d’aujourd’hui » :

« Les sciences d’aujourd’hui sont des entreprises de business gérées selon les principes du business – il suffit de se rappeler le marchandage auquel ont donné lieu le projet de financement du génome humain et le supercollisionneur du Texas. La recherche dans les grands instituts n’est pas guidée par la vérité et la raison mais par la mode la plus prometteuse, et les grands esprits d’aujourd’hui se tournent de plus en plus vers là où se trouve l’argent, ce qui pendant longtemps, voulait dire la recherche militaire. Ce n’est pas la vérité qui est enseignée dans nos universités, mais l’opinion d’écoles influentes. »

Paul Feyerabend, La Tyrannie de la science, opus cité, p. 100.

Voilà le triste tableau que fait Feyerabend des sciences dans le monde actuel ; un tableau dans lequel la technique est au service d’un système de pouvoir fondé sur un appareil militaro-industriel, pour le maintien et le développement duquel on dépense toutes les ressources de la planète. C’est « le système technocratique » dont parle Konrad Lorenz :

« Si nous qualifions de ”système technocratique” l’organisation sociale qui règne aujourd’hui, c’est que la technique menace de s’instaurer comme tyran de l’humanité. Une activité qui, de par sa nature, devait être un moyen d’accéder à certains objectifs s’est transformée en objectif en soi. Les secteurs scientifiques à la base de la technologie sont surestimés, l’importance de tous les autres sous-estimée. Le scientisme (cf. chapitre 3) et tous ses effets redoutables sont dans un rapport d’interaction fondamental avec la technologie.

La complication même du système technocratique rend radicalement impossible une vision claire et détaillée de ses mécanismes de fonctionnement. Il faut donc bien se rendre compte que l’esprit humain a créé là un système dont sa propre complexité ne suffit pas à saisir toutes les complications. »

Konrad Lorenz, L’Homme en péril. La destruction de l’humain, Paris, Flammarion, 1985, p. 163-164, traduction de l’allemand par Jeanne Etoré.

Ce qu’au début des années quatre-vingts du siècle dernier Lorenz considérait comme une « menace », est aujourd’hui une réalité bien assise. Rien n’échappe aujourd’hui au système technologique, si bien qu’imaginer que l’éthique puisse un jour corriger les distorsions du système et réserver à la technique un rôle positif et subalterne nous semble avoir été une douce illusion. Je pense à ce qu’écrivait Carlo Emilio Gadda dans les années mil neuf cent quarante à propos des rapports entre technique et éthique :

« La technique (au sens large) et l’éthique (au sens large) sont sœurs : mais la première est une toute petite gosse falote, tandis que la seconde est une femme et une dame : car une politesse technique, comme de bien se tenir, se peigner, faire ses ablutions, ou comme de penser au moulin, aux chevaux, aux marchés, ou à hisser les voiles, à bien monter dans le tram, on y entre à l’arrière on en sort à l’avant, ou comme de prendre soin d’aller à la messe et d’être volontaire pour payer ses impôts, toute cette débrouillardise au service de la vie entre le Charybde des appétits et le Scylla des migraines, entre César et le Christ, c’est comme l’initiation à ce plus haut degré de conscience morale et civile qu’est l’éthique, laquelle en général est l’observance disciplinée d’une raison collective et le sentiment que l’on a de sa mission humaine. »

Carlo Emilio Gadda, Éros et Priape. De la fureur aux cendres, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection Les Derniers Mots, 1990, p. 243-244, traduction par Giovanni Clerico.

On retrouve chez Gadda le rêve humaniste d’un rapport rationnel entre technique et éthique, la première étant une propédeutique à la seconde, dans l’attente d’une société ordonnée et civile, soit exactement l’opposé de celle dans laquelle l’auteur fut amené à vivre, frappée par pas moins de deux guerres mondiales, durant lesquelles la technique a fait largement ses preuves en imposant sa propre domination sur le monde, tandis que l’éthique a cherché à échapper aux bombes. Mais justement ce rêve de Gadda dans lequel désir d’ordre et utopie civile fusionnent, dans un monde désordonné et idéologiquement orienté comme le nôtre, nous ne pouvons aujourd’hui que continuer à le poursuivre4.

Images qui ne s’accordent pas avec celles de la vie

Le monde est beaucoup plus vaste et varié que la pensée unique dominante ne voudrait le faire croire et dans cette immensité, les hommes, isolés ou en groupes, ont continué à chercher, poussés par la curiosité et l’amour du savoir ; la littérature a toujours revendiqué le désir de connaissance, s’appropriant des résultats scientifiques partiels, jamais définitifs, à travers un point de vue particulier, celui que Galilée définissait comme « l’imagination » des poètes. D’ailleurs sommes-nous sûrs que cette « imagination » soit moins réelle que le monde physique ? À ce propos, K. Lorenz écrit :

« … tout phénomène, qu’il résulte d’une perception de la réalité extra-subjective ou de sentiments et d’émotions de notre intériorité, correspond à quelque chose de réel. La réalité ne se limite donc en aucun cas à ce qui est définissable et quantitativement mesurable… »

Konrad Lorenz, L’Homme en péril, opus cité, p. 220.

La littérature en tant que phénomène réel, même si l’on a tout fait pour la brider dans des schémas analytiques structuralistes, échappe pourtant à une compréhension « définissable et quantitativement mesurable », et c’est justement à elle que nous voulons donner le dernier mot, mais certainement pas définitif, sur la connaissance du monde et la place occupée par l’homme dans le monde.

Pensons au récit de Luigi Pirandello intitulé Une journée : le protagoniste, « jeté hors du train dans une gare de passage », y fait l’expérience de sa propre aliénation et de la manière dont il a passé sa propre vie sans même s’en rendre compte.

« Être arraché au sommeil, peut-être par erreur, et jeté hors du train dans une gare de passage. De nuit, sans rien avec soi.

Je n’arrive pas à me remettre de ma stupéfaction. Mais ce qui m’impressionne le plus c’est que je ne découvre sur ma personne aucun signe de la violence subie. Plus que cela : je n’en conserve pas la moindre image, la moindre ombre confuse de souvenir.

Je me trouve les pieds sur la terre, seul, dans les ténèbres d’une gare déserte et je ne sais à qui m’adresser pour apprendre ce qui m’est arrivé, où je suis »

Luigi Pirandello, Nouvelles complètes comprenant les quinze volumes de Nouvelles pour une année, Paris, Gallimard, collection Quarto, 2000, p. 1868, traduction par Georges Piroué, Henriette Valot et Hélène Leroy.

La puissance visionnaire de Pirandello nous montre la condition de l’homme moderne « jeté » brusquement dans le monde, exactement comme Martin Heidegger l’a pensée dans Être et temps5. Mais chez Pirandello, en perdant la mémoire l’homme a perdu sa propre identité, il ne reconnaît pas sa ville, son épouse, sa famille, ses enfants ni ses petits-enfants et expérimente la relativité du temps et de l’espace au cours d’une journée où sa vie tout entière s’accomplit :

« Une fois assis, je les regarde, je les écoute et il me semble qu’en rêve ils sont en train de me jouer un tour.

Ma vie serait déjà finie ?

Et pendant que je suis là à les observer ainsi tous penchés en cercle sur moi, malicieusement, comme si je ne devais pas m’en apercevoir, je vois poindre sur leurs têtes exactement sous mon nez non pas un mais beaucoup de cheveux blancs qui poussent, qui poussent.

Vous voyez s’il ne s’agit pas d’une plaisanterie ? Vous aussi des cheveux blancs, déjà !

Et regardez, regardez ceux qui à l’instant viennent d’entrer par cette porte tout petits : il a suffi qu’ils se soient approchés de mon fauteuil, les voici devenus grands ; et celle-ci est déjà une petite jeune fille qui joue des coudes pour être admirée. Si son père ne la retient pas, elle va s’installer sur mes genoux, me passer le bras autour du cou en posant sa tête mignonne contre ma poitrine.

L’envie de bondir sur mes pieds m’assaille. Mais il me faut reconnaître que vraiment je n’en suis plus capable. Et avec les mêmes yeux que ces enfants avaient tout à l’heure, qui ont maintenant tellement grandi, je continue à regarder tant que je peux, avec une immense compassion, désormais derrière ces jeunes, mes vieux enfants. »

Luigi Pirandello, Nouvelles complètes comprenant les quinze volumes de Nouvelles pour une année, opus cité, p. 1872.

En une journée, (mais tout aurait pu se dérouler en un seul instant) la vie de l’homme s’achève, il semble que le présent, le passé et l’avenir n’existent plus, que les lieux se contractent et deviennent méconnaissables. Pirandello décrit parfaitement la condition humaine à l’époque marquée par la théorie de la relativité d’Einstein, comme Dante avait très bien décrit la condition du pèlerin de l’au-delà à l’époque dominée par la science théologique. L’homme privé d’identité, de souvenirs, complètement aliéné, c’est le portrait de l’homme contemporain, produit de la domination d’une techno-science dont les fins lui sont devenues étrangères.

L’approche tragique du monde actuel par Pirandello devient parodique chez Italo Calvino. Relisons dans les Cosmicomics (1965) la nouvelle déjà citée dans cet essai, Tout en un point, dans laquelle l’écrivain ligure raconte à sa façon le Big Bang selon l’hypothèse de l’astrophysicien états-unien Edwin P. Hubble (1889-1953) :

« Vous comprendrez qu’on était tous là, fit le vieux Qfwfq, et où donc, autrement ? Personne ne savait encore ce que pouvait être l’espace. Et pour le temps, idem : qu’auriez-vous voulu qu’on fasse du temps, dans notre position, serrés comme des sardines ?

J’ai dit ” serrés comme des sardines ” pour user en somme d’une image littéraire : en réalité, il n’y avait même pas d’espace pour nous y serrer. Chaque point de chacun coïncidait avec chaque point de chacun des autres en un point unique qui était celui-là où nous demeurions tous. En somme, nous ne nous gênions même pas… »

Italo Calvino, Cosmicomics. Tout en un point, Paris, Le Seuil, 1968, p. 47, traduction par Jean Thibaudeau.

Parmi tous les personnages du récit se distingue la signora Ph(i)NK0,

« … la seule qu’aucun de nous n’a jamais oubliée, et celle que tous nous regrettons (…) madame Ph(i)Nk0, ses seins, ses hanches, son peignoir orange, nous ne la rencontrerons plus, ni dans ce système de galaxies, ni dans un autre. »

Italo Calvino, Cosmicomics. Tout en un point, opus cité, p. 49.

C’est elle la véritable réalisatrice du Big Bang à l’origine du mouvement d’expansion de l’univers :

« On était bien ainsi, tous ensemble, de cette façon ; mais il fallait que quelque chose d’extraordinaire arrivât. Il aura suffi qu’à un certain moment elle dise : ” Mes garçons, si j’avais un peu de place, comme il me serait agréable de vous faire des tagliatelles. ” À cet instant même, nous pensâmes tous à l’espace qu’occuperaient ses bras ronds en allant d’avant en arrière avec le rouleau sur la feuille de pâte, sa poitrine descendant sur le grand tas de farine et d’œufs qui la gêneraient, pour tailler largement la pâte, cependant que ses bras la pétriraient toujours et encore, blancs et pommadés d’huile jusqu’au coude ; nous pensâmes à l’espace qu’occuperaient la farine, et le grain pour faire la farine, et les champs pour cultiver le grain, et les montagnes d’où descendrait l’eau pour irriguer les champs, et les pâturages pour les troupeaux de veaux qui fourniraient la viande pour la sauce ; à l’espace qu’il faudrait pour que le Soleil arrive à faire mûrir le blé ; à l’espace pour qu’à partir des nuages de gaz stellaires, le Soleil se condense et s’enflamme ; à la quantité d’étoiles et de galaxies et d’ensembles galaxiques en fuite dans l’espace qu’il faudrait pour maintenir à sa place chaque galaxie, chaque nébuleuse, chaque soleil, chaque planète ; et dans le temps même où nous y pensions, cet espace, inépuisablement, se formait ; dans le temps même où madame Ph(i)NK0 prononçait ces paroles : ” Des tagliatelles, hein, mes garçons ! ”, le point qui la contenait, elle et nous tous, ce point se dilatait en rayonnant sur des distances d’années-lumière et de siècles, et de milliards de millénaires-lumière, et nous voilà envoyés aux quatre coins de l’univers… »

Italo Calvino, Cosmicomics. Tout en point, opus cité, p. 51.

La signora Ph(i)NK0, « elle-même dissoute en je ne sais quelle espèce d’énergie lumineuse et chaleureuse », son « élan généreux », « un véritable amour d’élan général », voilà l’origine de l’univers, la naissance de tout ce qui existe. Pensons à la Vénus de Lucrèce, Aeneadum genetrix qui parcourt le monde, diffusant partout la soif d’aimer et de procréer selon la nécessité de la nature : ita capta lepore / te sequitur cupide quo quamque inducere pergis (ainsi captif de ton charme, chacun te suit, par désir, où tu l’entraînes.) La Vénus de Lucrèce est le symbole de la force vivifiante de la nature qui se renouvelle à chaque printemps et répand dans le monde le plaisir de vivre ; la signora Ph(i)NK0, en revanche, est la parodie de la créatrice primordiale du monde, elle laisse chez les hommes le grand regret d’elle, sans cesse renouvelé par une « espèce d’énergie lumineuse et chaleureuse » diffusée dans l’univers. Si bien qu’au-delà de la métaphore, on en vient à se demander ce que l’homme contemporain a perdu et quel est le sens de son regret.

Si un jour, au lycée, l’un de mes élèves me demandait ce qu’est la science, à moi qui enseigne la littérature, je lui répondrais que la science est tout entière dans le regret de ce que nous avons perdu et dans la tentative de le réacquérir. L’action de l’homme pénètre dans un territoire inconnu où ne cesse d’être aux aguets une force qui cherche à faire de la techno-science une puissance indiscutable. Le pouvoir de l’homme sur l’homme pousse en cette direction et cherche par tous les moyens à faire de la techno-science l’instrument privilégié de la domination. Justement parce que les événements de l’histoire montrent l’inévitable réalité de ce pouvoir et ses effets pervers, l’action de l’homme de science doit aujourd’hui s’inscrire dans un horizon utopique et éthique pour la sauvegarde de notre humanité commune. La littérature, on l’a vu, joue son rôle en racontant ce que l’homme vit dans le cadre d’une telle quête, son état de profonde prostration et son regret peut-être de sa condition d’un temps jadis. Elle n’est pas simple témoignage, elle est aussi recherche de l’inconnu, avec les mêmes périls, au sein du même horizon utopique et éthique. C’est pourquoi, en conclusion de cet écrit, je dirais à mon élève de ne jamais cesser de chercher et d’aiguiser ses sens, parce que, là où le sens de la vie s’éclaire le mieux, il lui arrivera inévitablement de sentir « une odeur cosmique, météorique, orageuse, merveilleusement inquiétante », signe sans équivoque de la véritable littérature.

NOTES

1- Dans Le Paradis II, Dante attribue la cause des taches lunaires à un principe métaphysique, selon lequel la plus ou moins grande luminosité d’une étoile est due à la joie plus ou moins radieuse de l’intelligence angélique qui la gouverne.

2- Sur l’importance de la vue, voilà ce que dit Émile Benveniste :
« Entre celui qui a vu et celui qui a entendu, c’est toujours à celui qui a vu qu’il faut ajouter foi. La valeur fondamentale du témoignage oculaire ressort bien du nom de témoin : istor. Voilà pourquoi on prend les dieux à témoins, en les invitant à voir ; le témoignage de la vue est irrécusable ; il est le seul. »

Émile Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2 : pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1969, p. 173-174.

3- « Mégamachines sociales : ainsi ont été définies les grandes organisations hiérarchisées qui utilisent des masses d’êtres humains comme simples éléments ou unités robotisées. Des mégamachines puissantes et efficientes de ce genre existent depuis des millénaires. Les pyramides de l’antique Égypte ont été construites par l’une d’elles capable de faire travailler d’une façon globale, précisément comme parties d’une machine, des dizaines de milliers d’hommes pendant des générations d’affilée. L’appareil militaro-administratif de l’Empire romain était une méga-machine. Au XXe siècle, l’armée allemande et la bureaucratie politico-économique de l’URSS ont été de formidables mégamachines. »

Luciano Gallino, Le Capitalisme financier, op. cité, p. 5.

4- Cf. aussi C. E. Gadda, Le belle lettere e i contributi espressivi delle tecniche, in I viaggi la morte, Saggi, giornali favole I, édition préparée par Isella Dante, Garzanti, Milan, 1998, p. 477-478, un essai (daté de 1929) dans lequel l’auteur lombard ne parle jamais de la technique, mais des techniques. Le pluriel lui sert à désigner précisément le langage coloré des « arts et métiers » dont il use dans son œuvre littéraire. Sa tâche est de « recréer la matière des techniques », ce qui veut dire en annuler le sens d’origine, en « l’annihilant », et en lui conférant une valeur métaphorique, essentielle dans toute œuvre d’écriture authentique, « en la refaisant pour son compte ». Les techniques sont donc au service de l’écrivain, pourvu que l’écrivain ait appris à les connaître et sache les utiliser selon son « idée » ou en fonction de ce qu’il veut exprimer en particulier. De ce point de vue, Carlo Emilio Gadda nous semble être l’un des rares écrivains qui, à l’âge du totalitarisme technique, a su s’exprimer avec sagesse sur la technique (considérée comme l’ensemble des « pratiques techniques ») et la littérature, c’est-à-dire sur les rapports entre la vérité exprimée par la technique dans la régulation de la vie des hommes et le vraisemblable de la fiction littéraire destiné à représenter la condition humaine.

5- « … et c’est justement dans la quotidienneté la plus indifférente et la plus anodine que l’être du Dasein peut percer dans la nudité de [cela] ” qu’il est et a à être ”. Ce pur ” qu’il est ” se montre, mais son ” d’où ” et son ” vers où ” restent dans l’obscurité. (…)
Ce caractère d’être du Dasein, voilà en son ” d’où ” et son ” vers où ”, mais en lui-même d’autant plus ouvertement dévoilé, ce ” qu’il est ” nous le nommons l’être-jeté de cet étant en son Là, de telle sorte qu’en tant qu’être-au-monde il est le Là. »

Martin Heidegger, Être et temps, édition numérique libre de droits, Chapitre 29, 1985, traduction de l’allemand par Emmanuel Martineau.

(2016)

(Traduzione di Annie et Walter Gamet)

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