di Gianluca Virgilio
Quand je cherche à retrouver le temps de mes premières promenades avec papa, je me revois jeune encore, au volant de la Fiat 500L bleue de ma mère. Un petit jeune sans permis de conduire qui tournait dans la localité, veillant à ne pas tomber sur un agent de la police municipale mais voulant se montrer à ses camarades d’école au volant d’une auto ! Type de situation à interpréter sous l’angle oedipien, puisque j’ai profité du handicap de mon père, atteint de poliomyélite aux membres inférieurs, et dans l’impossibilité de conduire, pour m’approprier la voiture de ma mère avant le temps, à quatorze, quinze ans à peine. En fait dans notre famille seule ma mère conduisait, elle avait dû assumer le rôle de chauffeur, un rôle masculin selon sa façon de penser, auquel elle se prêtait de mauvaise grâce, faisant de nécessité vertu, simplement parce qu’à la maison il fallait vraiment quelqu’un pour conduire. Mon père étant dans l’impossibilité de le faire, et nous les enfants encore petits, elle était donc allée à l’auto-école, elle qui n’avait fréquenté l’école que très peu d’années et l’avait quittée depuis longtemps. Si bien que, lorsqu’un peu plus grand, je me mis à lui chiper l’auto, elle gronda, se fit du souci et finit par me donner les clés. À vrai dire, ma précocité lui fut bien utile, puisqu’une fois libéré de mon travail scolaire, je la soulageais de quelques-unes de ses tâches, en allant par exemple chercher ou conduire mon père à l’école, faire les courses ou régler les affaires courantes en ville. Mes parents manifestaient beaucoup d’appréhension chaque fois que je demandais à conduire la voiture et ils me recommandaient d’éviter les policiers municipaux. Je suppose qu’ils comptaient aussi sur une certaine indulgence des policiers : dans une petite ville comme la nôtre, où tout le monde se connaît, on espère tous qu’ils se montreront un peu accommodants, et fermeront les yeux pour peu qu’on ne fasse pas de grosse bêtise. Exactement à l’âge de quinze ans, – c’était en juin 1978, je m’en souviens bien parce qu’à partir de cette année-là nous ne sommes plus allés en vacances à Leuca – à l’occasion de notre cinquième et dernier déménagement dans une maison enfin à nous, j’ai donné au sein de la famille un sacré coup de main pour transporter d’une maison à l’autre tout ce qui pouvait l’être avec une Fiat 500L munie d’un porte-bagages acheté pour la circonstance, sans oublier les centaines de livres et de revues de mon père. Nous étions relativement pauvres, mais comme mon père était professeur nous ne manquions pas de livres, ma mère disait même qu’il y en avait beaucoup trop.
Quand je repense à toutes les maisons que nous avons louées, je les vois défiler devant mes yeux l’une après l’autre, comme des fragments de mon passé familial, images de lieux variés, chacune avec ses lumières et ses ombres particulières aux différentes heures de la journée. Encore aujourd’hui, dans mes déplacements quotidiens, il m’arrive de passer par la place Fortunato Cesari, la via Mazzini, ou encore la via Val d’Aosta (je ne cite pas les autres lieux habités par mes parents avant ma naissance), je ne manque jamais de lever les yeux vers ces fenêtres auxquelles je me suis tant de fois accoudé et de regarder les façades des maisons où j’ai vécu quatre, cinq ans ; mais l’intérieur de ces habitations m’est désormais interdit et je ferais assurément figure de sentimental si je demandais à ceux qui les occupent actuellement la permission de les visiter.
Grâce au travail de mon père et aux économies de ma mère, nous sommes enfin parvenus à posséder notre maison, via Carlo Mauro 14, une véritable conquête ! Ce fut à l’occasion de ce dernier déménagement que nous décidâmes de jeter le portrait de mon bisaïeul paternel, Fortunato – décédé en 1925 -, la photo étant irrémédiablement rongée par les moisissures de la cave très humide creusée sous la maison que nous étions en train de quitter. Si j’avais alors imaginé que trente ans plus tard les nouvelles découvertes techniques auraient permis de récupérer une photographie si mal en point, je me serais opposé à une telle décision. Mon père regretta cette perte, mais il ne dit mot, ce faisant il adressait un reproche tacite à ma mère, coupable d’avoir exposé le portrait à l’humidité en le reléguant à la cave. À cette époque elle était jeune mariée et supportait mal, disait-elle, de se trouver face à des morts. Puis, les années passant, la commode de sa chambre à coucher se couvrit de portraits funéraires (et depuis quelques temps, hélas, s’est ajouté aussi le sien). Pour revenir à Fortunato, après la perte de ce portrait, il ne reste aucune autre photo de lui, si bien que moi-même aujourd’hui, tout en l’ayant vu des dizaines de fois, je n’ai pas de souvenir précis du vrai visage de mon bisaïeul, dont le portrait rongé par les moisissures, un beau jour de printemps de l’an 1978, alors que nous étions affairés à déménager, fut jeté à la poubelle.
(2002/2014)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)