di Gianluca Virgilio
Les doctrines passent – les anecdotes restent.
E. M. Cioran, Carnets, 1957 – 1972, 27 mai 1969.
Je repense au récit que ma mère faisait d’une journée mémorable, la première passée loin de la maison de ses parents. Lorsqu’elle conduisait la voiture sur la route de Corigliano d’Otrante, où, le dimanche, nous allions retrouver sa famille, le souvenir de ce jour lointain revenait affleurer à sa mémoire, et chaque fois, elle nous répétait l’histoire de son voyage à pied à Galatina le jour de la San Pietro, de nombreuses années auparavant.
La voici, avec ses amies, sur la route non encore asphaltée de Corigliano d’Otrante à Galatina, à l’âge de quinze, seize ans, donc dans les toutes premières années cinquante (ma mère était née en 1934), à marcher, marcher pour arriver dès que possible à la fête du saint patron de Galatina, Santu Petru, la plus importante des alentours. Elle est partie à l’aube, évidemment avec l’autorisation de ses parents tout à la dévotion du saint, pieds nus et chaussures à la main pour économiser les semelles ; elle ne les mettra qu’aux portes de Galatina. Dans la poussière du chemin empierré, quelques groupes de fidèles de Corigliano, Maglie, Castrignano dei Greci, distants d’un kilomètre l’un de l’autre, croisent de rares marcheurs en route vers Corigliano qui sait pour quelles affaires. De temps en temps, un char à bancs les dépasse, on se demande ce qu’il transporte : ses côtés sont hauts, sûr que derrière il y a quelque chose, ou bien quelqu’un qui ne veut pas se montrer. Sûr que là-dedans, dit l’une des jeunes filles de Corigliano, il y a une tarentulée en retard qui va demander la grâce de Santu Paulu.
Voilà justement sur le chemin un figuier chargé de ses premiers fruits. Impossible de ne pas s’en approcher, marcher donne faim : elles mangent à qui mieux mieux. Elles marchent encore et encore jusqu’au sommet de la côte d’où apparaît enfin San Pietro de Galatina, grand édifice plus haut que les autres : pour les jeunes Coriglianaises, vingt mille habitants, c’est une grande ville, comparés aux trois mille de Corigliano. Quelle joie pour ma mère d’être enfin libre une journée entière, loin des parents, avec ses amies et qui sait combien de beaux jeunes hommes à Galatina ! Certes les amies ne cachent pas quelque crainte, à cause de tout ce qu’elles ont entendu sur les Galatinais, que c’étaient des canailles, qu’il fallait faire attention à qui on accordait sa confiance. Combien de temps leur faudra-t-il pour arriver jusqu’à Galatina ? Dix kilomètres à pied, en riant et en plaisantant, se parcourent en trois heures, quatre tout au plus si l’on compte quelques temps de pause. Parties de nuit, à trois heures, elles seront à sept heures au plus tard à Galatina, sous un soleil déjà haut et brûlant en cette saison. Il a dû faire très chaud ce vingt-neuf juin 1951, et si l’on dit qu’à la San Pietro il pleut toujours, c’est dans l’espoir que le ciel apporte un peu de fraîcheur aux gens qui vont à la fête dans une chaleur à mourir.
Le groupe des Coriglianaises longe à présent le bâtiment de la cimenterie en construction ; un quart d’heure après, elles font le signe de croix : elles passent devant les cyprès du cimetière de Galatina. Quelques pas de plus et les voilà à la Porte des Capuccini, elles se lavent les pieds à la fontaine avant de mettre leurs chaussures pour faire leur entrée dans la ville. À cette heure-là, les rues fourmillent déjà, mais pas seulement de Galatinais. Des alentours on est venu pour la fête du saint patron, de tous les alentours, de Galatone, Cutrofiano, Aradeo, Seclì, Sogliano, et qui sait combien de tarentulées il y a cette année « a Santu Paulu, Santu Paulu meu de le tarante » (« à San Paolo, notre San Paolo des tarentules ») .
– De dhru sciamu mo, de dhru sciamo ? (De quel côté allons-nous, dit l’une, de quel côté ?).
– Sciamu de quai, répond l’addha ca già era stata n’addha fiata a Galatina. (Allons par-là, répond l’autre qui était déjà venue une fois à Galatina).
Après avoir remonté le Corso Umberto, puis le Corso Vittorio Emmanuele II, elles arrivent sur la place San Pietro, grande comme un champ de blé, remplie d’éventaires, l’église principale est plus haute que trois églises de Corigliano posées l’une sur l’autre. Pour commencer, elles vont à l’intérieur rendre visite au Saint : elles voient les colonnes de granit aussi hautes que des fûts de pins centenaires, la pierre du Saint sur laquelle, dit-on, saint Pierre se serait assis lors d’une pause au cours de son voyage à Rome, la statue d’argent du Saint que les fidèles portent sur l’épaule durant la procession, elles prient agenouillées devant la chapelle du Saint et, parfois, sans savoir pourquoi, elles se mettent à rire en se poussant du coude. Soudain, venues de la petite église voisine San Paulo, font irruption deux tarentulées sur le seuil de l’église : vêtues de blanc et hirsutes, elles crient, hurlent et gesticulent. Un frémissement saisit l’assistance, tous se retournent, les coeurs battent plus fort, nos Coriglianaises reprennent leur sérieux et se signent. Les tarentulées, tout à coup silencieuses, se jettent par terre, elles ressemblent à des araignées écrasées. À travers la foule qui s’écarte, elles rampent éplorées vers la chapelle du Saint, elles lui demandent la grâce de les délivrer de la malédiction de la morsure ; dans son infinie bonté, le Saint exauce leur prière, il les délivre pour toute l’année, jusqu’au temps des moissons où le sang s’envenime et que seul pourra les apaiser le voyage à Galatina auprès des saints patrons Pierre et Paul. Ma mère cherche à voir la scène à travers la foule en se haussant sur la pointe des pieds et ses amies lui disent : Piàta a tie, ca si èrta, ca nui nu vidìmu niènzi ‘mienzu a tutti ‘sti cristiani (T’as de la chance d’être grande, toi, parce que nous, avec tout ce monde on ne voit rien).
Elles quittent la grande église. À dix heures et demie du matin, elles sont déjà fatiguées. Elles mangent un panino qu’elles ont apporté dans un sac à provisions avec une bouteille d’eau. À présent, elles se rendent place Fontana, puis place Alighieri, où elles s’assoient au frais sur un banc de bois. Aucune ne se sépare du groupe, elles restent ensemble, elles plaisantent, elles rient, puis pour passer le temps, elles font un tour parmi les éventaires, regardent tout, n’achètent rien, sinon un cornet de graines et de pois chiches grillés. Elles ont peu de sous en poche et rien ne dit qu’elles les dépenseront. Sauf qu’il faut penser à acheter une petite image des saints patrons, mais pour cela une offrande suffit. L’une d’elles, plus dépensière, achète un éventail en papier sur lequel sont imprimés saint Pierre et saint Paul avec leurs parements multicolores.
Il y a au loin un jeune Noir, vestige du grand chambardement humain de la Seconde Guerre mondiale ; comme elles n’en ont jamais vu, mais seulement entendu dire qu’il existe des hommes à la peau sombre, elles se le montrent du doigt. Celui-ci s’en aperçoit et les suit, nos Coriglianaises se mettent à courir ; il plaisantait seulement ; en fait le Noir s’arrête et se met à rire, leur faisant le geste du majeur levé avant de s’éloigner, tandis qu’elles-mêmes poussent un soupir de soulagement.
Elles marchent encore et toujours. Toi qui me lis, sens-tu à quel point elles sont fatiguées ? Au début de l’après-midi, elles vont s’acheter une glace et puis elles feront tout le chemin du retour jusqu’à Corigliano ; elles devraient y arriver avant la tombée de la nuit pour raconter à tous l’histoire de leur périple à Galatina. Peut-on faire vingt-cinq kilomètres à pied en une journée ? Oui, à quinze ans oui, ensuite on ne l’oublie plus.
(2009/2014)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)