di Gianluca Virgilio
Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, une petite poupée du nom de… Petite-Poupée, avec des P majuscules, parce qu’elle était très spéciale. Elle vivait parmi beaucoup d’autres poupées de toutes les tailles, des grandes, des petites, des moyennes, posées sur les divans, sur les étagères, sur les armoires, partout où il y avait de la place dans la chambrette de Sara. Qui était Sara ? C’était la petite maîtresse de toutes ces poupées, une fillette toute fluette, à la voix toute faible, aux joues toutes pâlottes, qui n’avait pour se divertir que ces poupées, toutes oui, mais surtout Petite-Poupée, parce que, comme je l’ai dit, Petite-Poupée était très spéciale. Vous voulez savoir ce qu’elle avait de très spécial, Petite-Poupée ? Je vous le dis illico. À l’instant même où Sara s’endormait, elle ouvrait les yeux comme par enchantement, ou plus exactement elle n’ouvrait pas les yeux puisqu’elle les gardait ouverts toute la journée, mais elle baissait et levait les paupières, et dans ce battement, ses longs cils semblaient de grands éventails ; et la tête s’animait, puis les mains, les bras, le corps tout entier paraissaient ainsi prendre vie, soudainement, et Petite-Poupée se retrouvait parmi les autres poupées en plastique avec une étrange envie de marcher, de sauter et de chanter, comme si elle était une petite fille en chair et en os.
Mais, hélas, l’histoire n’est pas aussi gaie qu’il y paraît : oui, Petite-Poupée était contente de rester éveillée toute la nuit, mais elle aurait voulu quelqu’un qui lui tînt compagnie, une autre poupée par exemple, n’importe laquelle de la chambre, elle n’avait pas de préférence. Elle allait, venait, grimpait, redescendait, pinçant tantôt l’une tantôt l’autre pour voir si elle parviendrait à en animer une ; elle les secouait, les prenant par la main pour les sortir de ce sommeil si peu naturel qui les figeait sans vie, c’était peine perdue, alors elle finissait par crier après elles, mais rien n’y faisait. Elles semblaient toutes subir l’effet d’un charme, restant à leur place, avec leurs yeux vitreux écarquillés, certaines tout au plus, dotées d’un microchip qui les rendaient sensibles à l’approche de Petite-Poupée, émettaient quelques mots programmés, répétant toujours la même chose jusqu’à ce qu’elle se fût éloignée, et puis se taisaient pour l’éternité. C’est alors que Petite-Poupée trouvait ce silence vraiment insupportable, elle aurait voulu que s’éteignît la faible lumière de la lampe laissée allumée – Sara, en fait, avait peur de l’obscurité – pour ne plus voir les corps inanimés de ses semblables qui ne se souciaient guère d’elle et l’abandonnaient dans la plus profonde et morne solitude. Jusqu’à quand allait-elle pouvoir vivre ainsi ?
C’est comme cela qu’un beau jour, que dis-je, une belle nuit, Petite-Poupée décida que les choses devaient changer. Après minuit, quand cessèrent tous les bruits de la maison parce que tout le monde était déjà au lit, Petite-Poupée, éveillée depuis quelques heures déjà, poussa la porte qui d’habitude restait entrouverte et se glissa dans le couloir. Le noir absolu ! Elle parvint tout doucement à s’habituer à ces ténèbres et à faire quelques pas. Qu’est-ce que vous croyez ? Ce n’est qu’en apparence qu’une maison dort la nuit, disons plutôt que dans une maison, il y a toujours ceux qui dorment et ceux qui restent éveillés. Eh oui, dans un coin du couloir, Petite-Poupée avait vu une araignée sur sa toile, habile et silencieuse, en train de se repaître d’une mouche qu’elle venait de capturer. Il fallait l’entendre mastiquer de bon coeur : crunch crunch crunch… Plus loin, c’était un cafard avec une miette de pain qui rentrait en toute hâte dans un tout petit trou du mur à la hauteur de la plinthe en se pourléchant les babines : slurp slurp slurp... Petite-Poupée regardait ces bestioles avec une grimace de dégoût parce qu’elle n’aimait ni les araignées ni les cafards, mais dans cette funèbre ambiance, elles offraient une distraction, elles lui tenaient compagnie. En son for intérieur, elle se disait qu’elle avait bien fait de franchir le seuil de la pièce où elle avait vécu jusqu’alors ; même si là-dehors tout ne lui paraissait pas si beau – cette araignée et ce cafard étaient vraiment dégoûtants ! -, c’était toujours mieux que de rester enfermée dans la chambre en compagnie de poupées muettes et insensibles.
Trottinant tant et tant, après avoir parcouru le couloir dans toute sa longueur – et je vous assure que c’était un très long couloir -, Petite-Poupée arriva devant une porte entrebâillée ; elle la poussa et se retrouva dans une pièce pas plus grande que la sienne, au milieu de laquelle une table était dressée, pleine de couverts et de plats sales, avec les restes du dîner. Les parents de Sara avaient donné à manger à leur fille, plus exactement ils avaient essayé sans y parvenir, puis l’avaient mise au lit, lassés des luttes continuelles qu’ils devaient mener avec Sara, chaque jour, matin et soir, pour lui faire goûter un peu de nourriture. Ensuite, eux aussi avaient mangé un petit quelque chose sans appétit et ils étaient allés au lit de mauvaise humeur, sans se donner la peine de débarrasser. Lorsqu’on ne débarrasse pas le soir, dit-on, les anges ou bien les diables, selon que les enfants qui ont mangé à cette table sont gentils ou méchants, viennent manger les restes ; mais à cette table-là, aucun enfant n’avait mangé parce que Sara n’avait jamais envie de manger. Et puis, il se peut que l’histoire des anges et des diables ne soit pas vraie. En fait, vous voulez savoir qui était en train de banqueter à leur place sur cette table encore dressée ? Je vous le dis illico. C’était un minuscule souriceau gris, qui s’était hissé là-dessus, occupé à grignoter les restes du dîner, préférant…, vous devinez quoi ? Ah, je suis sûr que vous ne devinerez jamais !… un petit bout de fromage des plus délicieux.
À la vue du souriceau dans la pénombre, Petite-Poupée fit un beau sourire. Elle avait déjà fait sa connaissance en une autre occasion, quand à peine arrivé d’un long voyage, il avait fait le tour de la maison pour savoir où il allait pouvoir trouver ce qu’il cherchait, c’est-à-dire de la nourriture, et alors il avait aussi exploré la chambre de Sara. Mais il s’était installé à l’autre extrémité de la maison, dans une brique creuse du cellier, d’où il sortait la nuit pour s’approvisionner dans la salle à manger voisine. Sans interrompre son dîner, le souriceau s’adressa à Petite-Poupée, prenant ainsi l’initiative de ce bref dialogue :
– Salut, Petite-Poupée, comment vas-tu ?
– Ça pourrait aller mieux si j’avais quelqu’un à qui parler.
– Je suis là, moi. Parle et je t’écouterai.
– Merci. Tu es très gentil.
– Penses-tu ! Il n’y a rien de mieux que d’avoir de la compagnie pour dîner. Mais toi, tu ne manges pas ?
– Je n’en ai pas l’habitude.
– C’est mal ! Il faut manger, sinon on a faim et avec le ventre vide on n’arrive pas à dormir.
– J’essaierai.
C’est ce que dit Petite-Poupée ; mais en faisant cette promesse, elle savait qu’elle mentait, parce qu’elle n’avait même pas l’idée de ce qu’était la nourriture et rien que d’en entendre parler, elle en éprouvait du dégoût. Toutefois, en même temps, les mots du souriceau lui avaient fait du bien, car ce soir-là, elle avait cessé de se sentir seule et elle avait nourri l’espoir de retrouver son unique ami la nuit suivante. Et c’est ce qui arriva. Pendant quelques nuits, ils se rencontrèrent dans la salle à manger, le souriceau mangeait les restes du dîner, Petite-Poupée le regardait manger et ils échangeaient quelques mots.
– C’est bon ? disait Petite-Poupée.
– Sûr que c’est bon, répondait le souriceau en s’étonnant grandement de la question de Petite-Poupée.
Il lui suffisait d’échanger quelques mots avec le souriceau, rien que cela la rendait heureuse et quand, le matin, Sara se réveillait, Petite-Poupée s’endormait contente, sans plus craindre du tout la solitude qui jusqu’ici avait troublé sa vie nocturne.
Pourtant quelque chose clochait et le souriceau s’en était aperçu. Pourquoi, se demandait-il, Petite-Poupée le regardait-elle manger, alors que lui ne l’avait jamais vue toucher à la nourriture ? Qu’elle fût une poupée, il le savait bien, et c’était probablement la cause de son manque d’appétit ; mais elle était une poupée très spéciale, comme on l’a déjà compris, parce qu’elle marchait, parlait et surtout avait vraiment fait preuve d’un grand coeur, comme la fois où elle avait averti le souriceau de l’arrivée soudaine du père de Sara dans la salle à manger – si celui-ci s’était aperçu de la présence d’une souris, il l’aurait certainement tuée à coup de balai -. Et de cela, le souriceau n’en finissait pas de remercier Petite-Poupée, lui disant qu’il lui en serait reconnaissant toute sa vie. Bref, il expliquait l’insomnie de Petite-Poupée par son manque d’appétit et c’est également ainsi qu’il s’expliquait la pâleur de son visage et la maigreur de son corps, symptômes sans équivoque d’une maladie. Tous deux étaient devenus de grands amis en peu de temps. Je ne vous dis pas le regret du souriceau quand, une nuit, il ne vit pas venir Petite-Poupée. Que lui était-il arrivé ?
Pour en avoir le coeur net, il décida, cette fois-ci, de mettre de la nourriture dans un paquet – un petit bout de fromage, un quignon de pain et un trognon de pomme – et de parcourir la longue route obscure comme Petite-Poupée le faisait chaque nuit pour venir le retrouver dans la salle à manger.
Trottinant tant et tant, il traversa le couloir qui n’en finissait pas, salua l’araignée qui mastiquait de bon coeur : crunch, crunch, crunch, et le cafard qui se pourléchait les babines : slurp, slurp, slurp…, sans avoir de réponse à son salut et à la fin parvint à la chambre de Sara qui, cette fois, à minuit, était encore éveillée.
Sara avait le visage émacié et pâle, éclairé par une faible lumière, et elle semblait plongée dans des pensées, dans une rêverie. Elle pensait – vous voulez savoir ce qu’elle pensait ? Je vous le dis illico – elle pensait que plus jamais Petite-Poupée n’aurait la force de se réveiller et d’aller retrouver le souriceau, là-bas, dans la salle à manger, plus jamais jamais, et cette pensée l’angoissait tant qu’elle était prête à tout faire pour qu’il n’en fût pas ainsi. Et en même temps, elle regardait Petite-Poupée immobile sur l’étagère, perdue au milieu de ses semblables, inerte, les yeux dans le vide, comme un cadavre. Petite-Poupée ne lui demandait aucune faveur, mais Sara savait que la vie de sa poupée dépendait de son propre sommeil, puisque Petite-Poupée ne se réveillerait qu’à la condition qu’elle-même s’endorme et seulement à ce moment-là. À cet instant précis, le souriceau décida qu’il était de son devoir de résoudre la difficulté. Il se hissa sur le siège, de là sauta sur le lit, et Sara vit soudain, comme dans un beau rêve, un gracieux souriceau s’approcher d’elle, tenant dans sa petite patte un petit bout de fromage qu’il lui tendait gentiment, avec un air tout contrit, car le souriceau avait compris la solennité du moment : c’était justement à lui que revenait le privilège de sauver la petite Sara et sa Petite-Poupée.
Sara remercia le souriceau et mangea le fromage, miam, miam, miam…, s’étonnant d’en éprouver du plaisir, bref, elle mangea vraiment de bon coeur, miam, miam, miam…acceptant même un quignon de pain et un trognon de pomme – que pouvait-il lui donner de plus, le pauvre souriceau ? – ; à la fin, elle lui promit que chaque soir, avant d’aller au lit, elle mangerait avec ses parents ; et tout en lui disant cela, elle sentait une légère torpeur envahir ses membres, ses yeux se fermaient de sommeil, et comme son petit ventre ne protestait plus contre la faim, elle avait envie de dormir. Et tandis que Sara s’abandonnait au sommeil, le souriceau vit Petite-Poupée sortir de son immobilité et se réveiller, il la vit battre ses longs cils et s’étirer les bras.
Alors, il fut heureux, car, cette nuit-là, il irait faire un tour dans la maison en compagnie de Petite-Poupée.
(2010/2013)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)