di Gianluca Virgilio
Pupitres. J’ai incisé pas mal de pupitres au cours de ma vie d’écolier, veillant toujours à me dissimuler derrière l’élève devant moi, comme je le voyais faire par mes camarades de classe, tous munis d’un canif ou autre ustensile utile pour les incisions. Des mots d’amour, des jurons, nos noms immortels, des figures plus ou moins obscènes suggérées par notre moralité, que sais-je encore ! Ce n’était pas encore l’époque des stylos à encre indélébile. Le pupitre était notre territoire personnel, nous le défendions jalousement. S’il nous arrivait de devoir le partager avec un camarade, il fallait alors, dès le début de la classe, conclure un accord clair, le mesurer, le diviser en parties égales, marquant tout au long la limite qu’il était interdit de dépasser. Les limites sont faites pour séparer, c’est vrai, mais aussi pour être franchies. Il n’était pas rare de voir pendant la leçon deux élèves assis à la même table se pousser du coude et se disputer à voix basse, veillant toujours à rester bien cachés pour éviter d’être interrogés par le professeur : interrogation étant synonyme de rétorsion. Contester la frontière, exactement comme le feraient les états en vue d’annexer une nouvelle portion de territoire, c’était cela l’objet de nos messes basses. Et de même que les états envoient en première ligne leurs chars d’assaut et juste derrière les troupes d’occupation, il y en avait toujours un pour pousser au-delà de la limite un crayon, une gomme, un taille-crayon, et même un coude ou l’avant-bras entier, s’exposant aux inévitables opérations de contre-attaque. Malgré le risque d’être interrogé, pas question de se soustraire à l’action d’invasion et à la défense acharnée. Que d’audace chez les écoliers d’autrefois !
Je réfléchis sur ce que j’écris et je m’aperçois que mon écriture naît des sollicitations de la réalité. Je n’invente rien, j’ai horreur des plot narratifs qui maintiennent toujours un quid de fausseté, mais je réagis à la réalité dont je me nourris. L’écriture a beaucoup à voir avec nos déjections quotidiennes, nous assimilons le monde, nous le transformons, nous l’expulsons de notre corps. L’écriture confère ainsi un sens aux événements du monde qui nous envahissent, nous traversent, et en nous traversant font de nous ce que nous sommes. Il n’y a plus de distinction entre le dedans et le dehors, entre le monde et le « je » ; ne reste qu’une écriture envahie par le monde comme simple témoignage d’une expérience vitale.