L’Uniformisation du monde (Stefan Zweig)

Ainsi, lorsqu’un tel voyageur, engagé contre les nationalismes qui engendrent des guerres, loin des frontières qui enferment, constate avec mélancolie l’uniformisation du monde en laquelle il voit un appauvrissement de la civilisation, il nous faut nécessairement nous intéresser à son propos, sans préjugés. Son analyse rigoureuse du processus déjà en marche avant la guerre, sous l’effet du progrès de la mécanisation et de la prépondérance de la technique de plus en plus rapide, ne saurait être dictée par une vaine nostalgie de tendance conservatrice.

Parmi les nombreux symptômes susceptibles de soutenir sa démonstration, l’auteur en retient quatre, selon lui les plus familiers à tous, révélateurs de « cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie » à l’œuvre depuis la dernière décennie. Il s’agit de la danse, devenue le même rituel pour tous les occidentaux, de la mode qui se propage aujourd’hui à une vitesse telle que lorsque « New-York dicte les cheveux courts aux femmes : en un mois, 50 ou 100 millions de crinières tombent, comme fauchées d’une seule faux », du cinéma, en passe de devenir une industrie internationale, et de la radio grâce à laquelle « le Londonien, le Parisien et le Viennois entendent la même chose dans la même seconde… », cette fascinante simultanéité de la diffusion créant immanquablement la soumission à l’opinion de tous au détriment de l’être intérieur.

En effet, l’avènement de l’instantanéité, facilité par des bouleversements techniques profonds, joue un rôle central dans l’uniformisation critiquée par Stefan Zweig. La monotonie de visages et de corps humains volontairement remodelés par le goût commun finit par pénétrer à l’intérieur de chacun, et ce n’est pas sans conséquences : « Inconsciemment une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d’uniformité ». Dans ces sociétés qui gomment peu à peu leur originalité, où tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente au détriment de l’éducation et de tout ce qui ne s’acquiert qu’au prix d’un effort personnel. Le désir d’uniformité aboutit à la mort de l’individu en faveur d’un type générique.

Quelle est la source de ce phénomène qui menace d’aplanir tout le particulier de nos vies ? Stefan Zweig répond sans ambiguïté : l’Amérique. « Quiconque y est allé le sait » dit-il. Pour lui, la grande guerre marque le début de la conquête de l’Europe, et même si les objectifs philanthropiques affichés masquent la colonisation effective, l’asservissement des peuples européens, non seulement sur le plan économique, mais plus gravement sur le plan spirituel n’en est pas moins réel. L’auteur oppose l’ennui européen « celui du repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe, soit une perte de temps paresseuse mais inoffensive » à l’ennui américain « instable, nerveux, agressif (…) qui court avec une obsession enragée, dans une fuite perpétuelle du temps ». Ce dernier oblige à inventer sans cesse des médiums nouveaux qui jettent les hommes vers la nourriture de masse sans jamais assouvir leurs désirs.

L’américanisation de l’Europe équivaut donc à son auto-dissolution. Le constat est empreint de mélancolie, d’autant que le penseur humaniste reconnaît l’aspect dérisoire de la seule forme de résistance à sa portée pour s’opposer à  la poursuite du processus déjà bien engagé : celle de la recherche par chacun de sa voie personnelle, essentielle et authentique. Il sait le combat perdu d’avance tant il est inégal. D’un côté les livres, qui pour être appréciés exigent l’effort mental de l’éducation, « une coopération des sentiments et une tension de l’âme », de l’autre la séduction immédiate, la « lumière éblouissante de la fête foraine ». Plutôt que de se consumer dans une résistance stupide et impuissante, il convient de rester dans l’ombre, de seulement décrire les choses, car vouloir les empêcher ou les changer serait de l’arrogance.

La lutte est vaine, Stefan Zweig le sait, il consacre la fin de son article à l’expression de ce qui lui semble être le dernier recours possible : « la fuite, la fuite en nous-mêmes ». Persuadé qu’il n’est pas seul à faire ce constat, et que d’autres dans le monde ont pensé, pensent et penseront comme lui, il utilise alors la première personne du pluriel, le « nous » inclusif, à l’adresse de ceux qu’il désigne affectueusement comme quelques spécimens d’une espèce, la sienne, en voie de disparition : « On ne peut pas sauver l’individu dans le monde, on ne peut que défendre l’individu en soi. La plus haute réalisation de l’homme spirituel reste la liberté par rapport à autrui, aux opinions, aux choses, la liberté pour soi-même. Et c’est notre tâche : devenir toujours plus libre, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ». Devançant l’accusation d’élitisme qui pourrait lui être opposée, il exhorte à ne jamais mépriser ce que peut-être nous ne comprenons pas, à ne jamais se vanter d’être différent. Ainsi consacre-t-il quelques pages à l’exposé de sa modeste méthode : surtout pas d’ostentation, « séparons-nous à l’intérieur, mais pas à l’extérieur », il s’agit de vivre tranquillement au sein de la société, mais librement, en suivant notre seule inclination, notre cheminement personnel, notre rythme de vie. C’est là une sagesse qui ne saurait nuire à personne, dont Stefan Zweig est en droit d’espérer qu’elle lui permette de vivre selon ses aspirations profondes. Sous la carapace de la monotonie, les forces indestructibles sont toujours présentes et chacun peut s’en saisir  pour les renouveler, les revivifier : il cite la nature, éros, l’art, et laisse imaginer tout ce qu’il reste encore à faire émerger des livres et des images, « au plus profond des puits de l’esprit, dans les galeries souterraines des sentiments ». Loin de l’enfermement des idéologies et des loisirs monnayables, il y aura toujours une place pour la conversation, la rencontre des identités multiples, les sollicitations intellectuelles et artistiques qui sont la nourriture de l’être. La phrase finale de son article résonne comme un encouragement : « une infinie variété attend les volontaires : voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone ».

En 1925, lorsque paraît l’article L’Uniformisation du monde, les pays européens ont retrouvé la paix, dans de nouvelles frontières établies sur les décombres de la première guerre mondiale. Les termes de mondialisation, d’économie de marché, de pensée unique ne font pas encore partie du langage courant. Mrs Thatcher n’a pas encore prononcé son slogan there is no alternative, et la pensée unique ou le politiquement correct sont encore à théoriser. Stefan Zweig ne sait pas encore quels fléaux vont s’abattre sur le monde et à quel point lui-même en subira les conséquences dans sa vie personnelle, jusqu’à son suicide le 22 février 1942. Cependant, les signaux négatifs n’échappent pas à son analyse et son esprit visionnaire lui fait voir ce que le monde va devenir : il n’y a qu’un pas de l’uniformisation des modes de vie à la servitude volontaire des individus. La massification de la vie sociale ouvre finalement la porte à toutes les dérives autoritaires du pouvoir, que ce soit dans les partis politiques ou à la tête des États. Un siècle plus tard, cette lecture n’a rien perdu de son actualité, la tyrannie consumériste et l’industrie culturelle semblent être venues à bout de la raison humaine, les guerres tuent aveuglément avec des armes toujours plus sophistiquées, les États-Unis sont à la manœuvre et l’Europe à la remorque. Y a-t-il une autre attitude possible que celle retenue par Stefan Zweig, « la fuite, la fuite en nous-mêmes » ? Face à toute oppression, il y a toujours une conscience pour s’opposer à la violence. La sécession, la non-participation, l’exil tel que le redéfinit Giorgio Agamben (L’esule e il cittadino, Quodlibet, nov 2024) sont peut-être le seul moyen, non pas de changer le monde bien entendu, mais de voir dans la nuit les lumières éparses qui, depuis toujours et pour longtemps encore, ouvrent des chemins et relient entre elles les pensées les plus dignes, les plus libres.

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