Trans. Note de lecture

Le titre du livre de Miller m’a rappelé quelques vers du premier chant du Paradis de Dante, dans lesquels le poète raconte sa montée au ciel en compagnie de Béatrice. « Transhumaner ne se pourra jamais / Exprimer par des mots : que l’exemple suffise / A qui la Grâce en garde, un jour, l’expérience. » (Éditions Garnier Frères, vv 70-72). Il emploie le verbe transhumaner dans le sens d’outrepasser la limite du corps humain, c’est-à-dire être trans par rapport à l’humain, faire en sorte que le corps devienne aussi léger que l’âme. Dante peut voler jusqu’au ciel et rencontrer Dieu, car son corps a perdu sa matérialité et s’assimile à l’âme. À l’époque médiévale, théocentrique, c’est ainsi qu’un chrétien recherche la perfection et le bonheur. La doctrine prévoit la transformation du corps en une âme pure, soit la négation du corps. La littérature chrétienne ne manque pas d’exemples de ce genre. Il suffit de penser à la vie des saints : que signifient l’autoflagellation, le jeûne, la chasteté, la lévitation, etc., sinon la négation du corps que l’on soumet à un entraînement fatal au point de le rendre pratiquement méconnaissable, mais en revanche très semblable à la sublime inconsistance de l’âme ?

Figurons-nous maintenant la condition de l’homme moderne, la différence saute aux yeux immédiatement. À l’ère de l’anthropocentrisme et après la célèbre sentence de Nietzsche (Dieu est mort), il semble que l’homme n’ait plus ni âme ni dieu vers lequel se diriger. La religion de notre temps ne prévoit pour l’homme qu’un corps vivant tourné vers une représentation du plaisir, un meilleur avenir, l’espoir d’alléger notre mal-être face au néant de l’existence, une sorte de bonheur stendhalien, le désir de changer notre condition. Nous ne pouvons plus transhumaner comme l’entendait Dante (de l’humain au divin), mais le corps peut se transformer en un corps différent. La religion de notre époque affirme que tout est possible, que la volonté humaine est sans limite, que rien ne peut l’arrêter, que le corps (nous ne sommes que des corps) ne saurait constituer un obstacle infranchissable, car accepter la limite voudrait dire accepter l’échec, accepter de n’être que des riens dans le néant. Souvenons-nous du film Transcendance mis en scène en 2014 par Wally Pfister.

Aujourd’hui, être trans semble être devenu une chance, la dernière qui nous soit concédée. Au fond, mon corps m’appartient, c’est moi qui le gère, comme l’affirmait le slogan féministe bien connu. J’en fais ce que je veux. Il est le seul moyen que je possède pour attester devant le monde ma suprême liberté, inviolable, et je suis prêt à lutter pour elle. Pourquoi serait-ce au monde de me dire ce que je suis ? Le monde ne doit dire de moi que ce que je l’autorise à en dire, et rien d’autre. Nous vivons dans un présent historique où revendiquer la propriété privée de notre propre corps est l’ultime revendication possible. Donc si je le veux, je peux tatouer mon corps, puis en modifier l’aspect au moyen de la chirurgie esthétique et même me soumettre à une opération qui m’emmènera trans, au-delà.

L’homme du Moyen-Âge comprenait parfaitement l’imaginaire de Dante, notre contemporain, lui, comprend parfaitement la revendication mentionnée ci-dessus et la considère juste. Il approuve le règlement scolaire sur la « Carriera Alias ». Jacques-Alain Miller n’est qu’un vieux papy, dont d’ici peu on ne parlera plus. La logique sous-jacente est évidente. Il serait facile d’en contester la validité. Ce qu’il reste à dire est à la fois, une question, une imagination et un vœu : l’homme sera-t-il jamais capable de se considérer pour ce qu’il est, un petit être vivant, fragile et faible, dont le destin sur terre est marqué par le temps, ici et maintenant, sera-t-il jamais capable d’accepter sa condition précaire, seul préalable peut-être pour accéder à une vie digne en commun avec ses semblables ?

[Traduzione di Annie Gamet]

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