À propos de l’Album d’une enfance dans le Salento, écrit par Antonio Prete

De son propre aveu, Antonio Prete ne dispose que de rares photos anciennes qui pourraient faciliter la transmission des souvenirs familiaux. Du moins en retient-il deux, deux portraits de groupe particulièrement significatifs pour lui, qu’il ne montre pas, mais décrit précisément et commente pour son lecteur.

La première (p.70), un grand format, remonte à 1933 environ. C’est la famille Manieri au complet : le couple des parents au milieu de leurs neuf enfants harmonieusement répartis par ordre de taille, garçons d’un côté, filles de l’autre ; la plus grande, Antonietta qui deviendra la mère de l’auteur est placée juste derrière sa propre mère. Une belle famille nombreuse du Sud, à laquelle l’auteur se sent affilié par toutes les fibres de son être, profondément unie par le même goût de raconter, et qui possède, chacun à sa manière, le même don pour inventer et dire les fables, faire de la vie une fable, conclut l’auteur qui a tant aimé écouter, répéter, et se trouve aujourd’hui le dépositaire de ce précieux héritage.

La seconde photo retenue comme support concret de l’évocation d’un passé reculé, c’est la photo de classe (p.80). Ce sont trente-quatre garçons d’une dizaine d’années, la plupart endimanchés, conscients de l’importance du moment : la fin de l’école primaire, et pour la grande majorité d’entre eux la fin de l’école tout court. Au centre, la maîtresse, coiffure apprêtée à la mode « hollywoodienne » de l’époque. Temps arrêté. Ce pourrait être un parfait document pour une étude historique du Salento d’après-guerre, observe l’universitaire Antonio Prete. Mais là n’est pas sa quête personnelle. S’il détaille les visages – le sien y compris – c’est pour y scruter,  mais en vain, les signes annonciateurs de leur futur destin, pour rendre à chacun son individualité, retrouver ce qu’il a partagé avec quelques-uns d’entre eux dans leur enfance commune, ramener dans le présent de l’écriture la saveur des jours anciens.

Quelques autres photos apparaissent ça et là au fil des pages de l’Album qu’Antonio Prete invite le lecteur à regarder en même temps que lui, dont l’observation lui inspire souvent autant d’interrogations que de certitudes. Des dates, des lieux s’entremêlent, des détails sortis du plus profond de la mémoire peinent à prendre leur place dans la recherche présente de l’évocation. Dans le chapitre intitulé Flash (p.120) l’auteur mentionne son intérêt pour la photographie et sa pratique personnelle de cet art dès sa jeunesse : une manière de regarder, de cadrer et de donner à voir, qui vaut pour les quelques tableaux de ce même chapitre, mais aussi pour tout le livre construit comme un « collage » spontané de matériaux, sans recherche préalable de linéarité, mais dans le but de restituer la cohérence profonde de l’expérience vécue. Ainsi se découvre au fil des pages la vision personnelle de la terre natale de l’auteur, la terre de son enfance, le Salento des années quarante du siècle dernier, un Salento dont le centre affectif est Copertino.

C’est une région pauvre, les champs pierreux sont cultivés avec des outils ancestraux, il faut travailler dur pour y faire pousser la vigne et le tabac, dans le contexte de la sortie d’une guerre qui n’a pas épargné le pays. On ne laisse rien perdre, en témoigne le soin que met la population à récupérer sur l’aéroport militaire de Galatina les toiles des parachutes ou autres objets susceptibles d’être réutilisés (p.27). Même si sa perception d’enfant est fragmentée par le soin que mettent les adultes à tenir les plus petits à l’écart du malheur, la réalité ne lui échappe pas pour autant, la mort qui a frappé les fils sur les champs de bataille, les corps mutilés de ceux qui sont revenus, la maigreur de certains camarades de jeux et le douloureux destin de la jeune Flora, qui symbolise à lui seul aux yeux de l’enfant toute la souffrance du monde.

Ce sont des conditions de vie difficiles, et pourtant, ce qui frappe le lecteur avant tout, c’est la vitalité du pays. Le Salento est riche de l’originalité de sa culture bien vivante, riche de sa langue, de ses coutumes, de ses rites ; les saisons rythment la vie ; les chants des artisans résonnent dans les ateliers ; dans les cours de fermes les fables, poèmes et récits enchantent l’imagination ; l’ambiance extraordinaire des fêtes, la musique, les bals attirent toutes sortes de personnes qui parlent différemment. Avec tant d’images qui lui reviennent en mémoire – je ne suis pas près d’oublier le joyeux quadrille dirigé par son père (p.48) – ce que l’auteur donne à voir, c’est son sentiment de forte appartenance intérieure à ce monde qui a éveillé ses premières sensations. Il en restitue magnifiquement l’atmosphère particulière, l’intensité de la lumière, la douceur secrète de l’ombre, les bruits de la vie courante, les odeurs… Ainsi s’offre au lecteur une amusante galerie de portraits d’hommes et de femmes de toutes conditions, de tous âges, une vieille un peu égarée, Peppino le fou, lu Brindisinu l’ivrogne (p.37), se dessinent les silhouettes étranges de quelques marginaux avec leurs surnoms. Les pages se remplissent peu à peu des étonnements de l’enfance, du bruissement des amitiés, des connivences, des joies partagées. On joue beaucoup dehors, parfois dangereusement, lorsqu’on est un enfant du Salento de ce temps-là, on court, on saute, on nage, on tape dans un ballon, on fait du vélo ; dès son jeune âge, l’auteur expérimente toute la gamme des sentiments humains, dans la famille ou dans les lieux publics, au côté des adultes, il découvre le monde, s’initie à la vie sociale faite de processions religieuses, de manifestations politiques, de réunions associatives (p.118). Il arrive parfois que s’impose à lui le désir de s’abstraire du tumulte, né d’un goût de plus en plus affirmé pour la lecture, il se peut aussi que plus obscurément – parce que l’enfance porte aussi sa mélancolie – une vague inquiétude, une attente indéfinissable, s’immisce au cœur de la solitude du petit coin de jardin sous l’immensité étoilée de la voûte céleste qui unifie tout, l’espace et le temps (p.51).

La géographie du Salento n’est pas sans importance pour Antonio Prete. Elle a marqué l’histoire du pays, parfois violente (p.59), elle façonne l’esprit de ses habitants. À peine le petit écolier est-il apte à interpréter le dessin de la carte de sa province qu’il en perçoit la particularité : une péninsule, une terre à sa mesure, bordée par la mer sur trois côtés, dont il imagine déjà pouvoir faire le tour en une seule journée, pour la saisir tout entière dans sa pensée (p.60). Une terre protectrice, aimée, maternelle, la dune et l’azur deviennent « l’archétype intérieur de la rive, la forme salentine du paradis de l’enfance » (p.58). Le quatrième côté s’ouvre sur d’autres terres, il instaure un lien de continuité spatio-temporel entre le monde familier et l’inconnu. Avant d’avoir vu quoique ce soit de l’au-delà de cette ligne imprécise, l’enfant a en tête sa propre géographie imaginaire, qui s’enrichit peu à peu à l’écoute des oncles revenus de la guerre, dont les récits sont émaillés de divers noms de villes et de pays aux sonorités étranges qui font chanter les mots (p.107), et par la contemplation rêveuse des timbres envoyés du monde entier. Un jour, lui aussi s’éloignera, il mènera sa carrière de professeur à l’université de Sienne et ses divers travaux de recherche le conduiront à animer de nombreux séminaires dans différentes villes européennes et outre-Atlantique. Certes, tant de lieux, de langues, de cultures différentes pourraient estomper les couleurs des souvenirs les plus lointains, mais l’auteur, lorsqu’il déroule le film de sa vie, tente de les contenir dans un après l’enfance ; il s’avère pourtant que les expériences de l’après, au lieu de figurer dans sa mémoire par superposition ou opposition, entretiennent avec leur avant, d’une manière inattendue, un lien de contiguïté.

Le présent de l’écriture pour Antonio Prete se situe en Toscane, au sud de Sienne. Du point fixe de sa fenêtre, l’écrivain balaie du regard le large panorama des douces collines, qui butent au sud-est sur le mont Amiata et descendent progressivement vers la Maremme au Sud-ouest. Mais son « œil intérieur » l’entraîne bien au-delà, sa pensée lui fait franchir l’enchaînement des paysages aux divers reliefs, pour aboutir enfin à la très lointaine plaine aux villages de pierres blanches, la péninsule, le pays de l’enfance, tout ensemble un lieu et un temps. Vision de photographe, là se trouve le milieu du cadre, l’avant, qui en éclaire les bords constitués par l’après (p.135).

L’enfance est tout entière dans cette antériorité, elle ne promet rien, elle est la source d’où s’écoule tout le reste. Mais comment la saisir ? La trame qui sous-tend tout le livre est faite de cette interrogation, et ce n’est pas le moindre charme de l’Album que de suivre l’auteur dans son incessant questionnement qui concerne tous les lecteurs, pour peu qu’eux aussi, parvenant à s’abstraire du tumulte de l’instant présent, désirent découvrir au plus profond d’eux-mêmes la permanence de leur être. Malgré la distance vertigineuse entre le « moi » narrateur adulte et le petit être qui ne sait encore rien du monde, l’auteur opte instinctivement pour le récit à la première personne, car dans son corps même modifié par le temps, le souffle de l’enfance est bien à lui, « comme la sève à l’arbre » (p.19). Mais quels mots pourront dire la manière propre à l’enfant (in-fans étymologiquement qui ne sait pas parler) de percevoir ce qui l’entoure, lui qui est à « l’aube de la parole » ? Comment rendre compte de sa conquête progressive du langage, le sien propre et celui qui le mettra en relation avec les autres, de sa prise de conscience de l’altérité, donc de sa propre identité (« Je est le miracle du tu », E. Jabès, p.97) ? Toutes les pages résonnent du questionnement sur la mémoire, individuelle ou collective, et de son rapport au temps. La recherche du sens profond du mi ricordo (je me souviens) constitue le leitmotiv du livre (p.68) : y sont en jeu la précision des souvenirs, la réalité de l’expérience vécue, distincte des récits des autres et des reconstructions personnelles postérieures, l’impossibilité de restituer l’enchantement de la découverte du monde, perdu pour toujours, qui fait que « l’enfance, est le souvenir de l’enfance » (p.50).

Ainsi, c’est d’une absence dont la langue doit rendre compte, par sa beauté, la beauté des métaphores, son énergie poétique. Des images magnifiques traversent les différents chapitres, le temps acrobate qui se joue de la chronologie, transforme, éclaire ou efface tout à sa fantaisie  sur la scène de la mémoire, le funambule vêtu du costume de l’imagination sur le fil du souvenir, la transparence du cerf-volant relié par un fil dans la main du marcheur au bord de la mer, et tant d’autres qui toutes, avec le lexique, le rythme et les silences concordent à faire éprouver le vague, l’indéfini, la fugacité, la fragilité hasardeuse, qui accompagne tout souvenir. Le voyage vers l’enfance est un voyage de l’imagination, une quête créatrice, dont le dernier chapitre De pueritia en forme de conclusion rappelle avec la belle métaphore de la frontière, sur quelle ligne de crête périlleuse s’est avancé l’écrivain dans sa constante recherche du point idéal de rencontre entre vérité et écriture.

La quête personnelle d’Antonio Prete, profonde, intime, crée immanquablement le même désir intérieur chez son lecteur, soudain confronté à la réémergence de souvenirs qu’il croyait oubliés. Force de la littérature. Les campagnes de mon enfance n’ont jamais produit de figues ni d’olives, j’ai vécu dans d’autres maisons, sous un autre climat, dans une autre lumière. Cependant, comme il n’est pas question avec Antonio Prete de folklore ni de pittoresque, mais d’une expérience humaine dont la singularité touche à l’universel, je me reconnais dans ses tableaux de la vie rurale salentine, et trouve dans la confrontation plus de similitudes que de différences, jusqu’à la photo de la famille Manieri qui pourrait, telle que je l’imagine, à quelques détails près figurer dans l’album de mes aïeux. Ne pouvant mentionner toutes les pages du livre sur lesquelles j’ai eu plaisir à m’attarder, je me limiterai à deux aspects que je prends la liberté de développer un peu longuement, car, en dépit de la grande distance géographique qui m’éloigne du Salento, ils me touchent tout particulièrement, comme révélateurs de ma propre identité : la langue et la mer.

Apprendre que la langue maternelle d’Antonio Prete est le dialecte de Copertino constitue une grande surprise pour moi qui ai vécu mon enfance dans un pays où, dès le XIXe siècle et tout au long du XXe, le centralisme républicain s’est efforcé de faire disparaître tous les particularismes des parlers régionaux. Dans les années cinquante, le dialecte picard – le patois disait-on avec un certain mépris – n’était déjà plus pratiqué que par une population rurale qui avait peu fréquenté l’école et dont le seul contact avec le français était la lecture du journal local et un peu l’écoute de la radio. C’était le cas chez mes grands-parents maternels, mes oncles et tantes, tous fermiers dans une région d’élevage située à une vingtaine de kilomètres de la côte ; là-bas, même les cousins et cousines de mon âge réglaient nos jeux en picard qui leur était plus naturel que le français. Lors de ces visites, mes parents revenaient spontanément au dialecte de leur enfance, je les voyais s’y immerger naturellement, s’y retrouver chez eux ; moi j’écoutais avec curiosité cette langue riche en images savoureuses, triviales à l’occasion, j’observais ses nuances et différences de prononciation d’un village à l’autre, sans toutefois oser parler ce « patois » que je ne maîtrisais pas suffisamment, car mon père, instituteur de la République, en accord avec ma mère, avait choisi de faire du « bon français » la langue maternelle de leurs enfants, comme dans toutes les autres familles que nous côtoyions à cette époque. Plus tard, à l’université de Lille, dans le cadre d’un cours de philologie romane, j’ai aimé retrouver la trace de la langue picarde au sein des langues d’oil, consciente pourtant de l’aspect strictement conservatoire de cette étude. Aussi dois-je dire que c’est un grand bonheur de lecture qu’après tant d’années d’oubli, l’évocation sensible par Antonio Prete de la manière dont lui-même s’est emparé du langage, en soit venue à recréer en moi le lien émotionnel avec ce  monde particulier qui m’est d’autant plus cher que je le sais perdu, et qu’à peine le manque ressenti, il me soit rendu dans toute son authenticité.

Je trouve un autre écho très profond de mes propres sensations dans les pages qu’Antonio Prete consacre à la mer, car du plus loin que je me souvienne, la mer fait partie de mon univers. Non pas la Méditerranée, mais la Manche, là où la crête dentelée des grandes falaises normandes s’abaisse, fait place aux dunes et vient se fondre dans les sables humides de la baie de Somme, près de laquelle je suis née, près de laquelle j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence. La mer, crainte d’abord, puis progressivement apprivoisée, aimée, que j’ai quittée pour d’autres lieux de vie et retrouvée régulièrement, comme happée par une absolue nécessité intérieure. Douce ou sauvage, entre clarté d’émeraude et gris opaque, elle apaise, le long et lent va-et-vient de la marée alternativement haute et basse, le bruit de la vague ou son silence, son odeur iodée sont une respiration. Fluidité enveloppante de la mer… Il mare ? Dans la surprise du passage d’une langue à l’autre, je prends soudain conscience que je ne peux penser la mer qu’au féminin, sans doute influencée en cela par l’imaginaire des écrivains et poètes de langue française, sans doute aussi par l’homonymie mer/mère ; l’origine mythologique de la naissance de Vénus joue peut-être aussi son rôle. Et lorsque le vol des goélands qui barrent le ciel de leur cri strident conduit mes pensées au-dessus de l’étendue brillante jusqu’au plus lointain perceptible, c’est l’ampleur féminine de quatre syllabes de la langue italienne qui résonne en moi, la lontananza, qui repousse à l’infini la ligne d’horizon, la limite de l’espace et du temps, la lontananza, dont je suis entièrement redevable à Antonio Prete d’avoir su m’en faire concevoir la puissance poétique.

Je m’attendais, en ouvrant le livre de souvenirs d’Antonio Prete, à retrouver le plaisir de l’errance dans les lointaines vie traverse salentines des années quarante. Mais bien au-delà du charme de l’évasion que j’ai réellement ressenti, je me découvre profondément touchée par les multiples émotions qu’il a le pouvoir d’éveiller en moi. Il faut certainement bien du courage à l’auteur pour débobiner le fil de la mémoire jusqu’au « sous-sol de l’édifice de sa propre existence », prendre le temps d’y recueillir les plus modestes vestiges, indices de ce qui a été, de ce qui aurait pu être mais n’a pas été, et confier à l’écriture la reproduction de ce qui n’arrivera plus jamais existentiellement, car l’enfance ne se vit qu’au présent, un présent disparu, que seule la littérature peut faire la grâce de restituer. C’est précisément la beauté de la langue d’Antonio Prete qui fait de l’Album d’une enfance dans le Salento une œuvre essentielle d’une grande humanité, car selon moi, sa prose poétique s’approche du vide que porte en soi tout être humain nécessairement « exilé de son enfance », console du manque, déborde la singularité des fragments épars et restitue l’intégralité de choses pensées, à peine teintées de nostalgie, toujours porteuses d’interrogation.

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1 risposta a À propos de l’Album d’une enfance dans le Salento, écrit par Antonio Prete

  1. Antonio Devicienti scrive:

    Trovo splendido, partecipato e molto accurato quest’intervento sul libro di Antonio Prete; inoltre (mi sia consentito scriverlo) in quanto Salentino sono felice del fatto che la sensibilità di Annie Gamet sappia cogliere e apprezzare le peculiarità della storia, della mentalità e del senso del vivere dei Salentini.

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