Je note ces réflexions en marge d’un libelle, La démocratie des seigneurs, véritable pamphlet écrit par Luciano Canfora (Laterza, Bari-Roma 2022) avant le déclenchement de la guerre en Ukraine (l’analyse concerne la période qui va du gouvernement Napolitano-Monti de 2011 à celle du début du gouvernement Mattarella-Draghi en 2021). Canfora emprunte le titre à une expression utilisée par Domenico Losurdo dans un livre que nous avons signalé dans cette rubrique le 25 novembre 2022, Contre-histoire du libéralisme, dans lequel le chercheur affirmait que la démocratie américaine était, comme elle l’est encore, l’apanage du « peuple des seigneurs ». Canfora estime qu’on peut prédire la même chose pour la démocratie italienne, ce qui expliquerait le grand désamour de la politique de la part d’une grande part de l’électorat et la naissance d’un « parti unique articulé » (p. 27), « le ‘superparti’, résultante des formations politiques mal en point, engagées dans des joutes verbales, réduites – au-delà des nécessaires prises de bec – au rôle de comparses. Certes nécessaires car aucun film ne fonctionne sans comparses. Il est inutile de ‘dissoudre’ les partis, il suffit de rendre vaine leur capacité effective d’intervention. » (p.24). Évidemment, cette opération qui consiste à vider de sa substance la démocratie fondée sur la participation effective des partis, telle qu’elle est consacrée par la Constitution (« redimensionnée » p. 28), ne pouvait être portée à son terme sans la complicité d’une grande partie des journalistes italiens. Canfora parle de «
la vieille gangrène du journalisme conformiste », utilise des expressions imagées comme « le choeur psalmodiant des journalistes » (p. 27) ; sans oublier dans cette histoire le rôle qu’a joué et joue toujours le sport, dont il dénonce « l’instrumentalisation… comme puissant opium pour créer le consensus »(p.19).
Le résultat, vu dans une perspective historique, précisément celle de Canfora, historien du monde antique qui a tant à enseigner aux modernes, montre que « l’on en vient ainsi à réaliser une forme très moderne de ‘suffrage restreint’ : ce qui était l’horizon idéologique, plus que législatif et constitutionnel, du libéralisme du XIXe siècle (p. 66), ce libéralisme qui, notez-le, a abouti au fascisme. En effet, reprend Canfora, … les mêmes forces qui avaient tenu le fascisme sur les fonts baptismaux, l’avaient fait prospérer, puis l’avaient abandonné quand il n’était plus qu’un chien mort ou près de l’être, sont revenues petit à petit dans leurs habits relookés sous l’apparence extérieure d’une évidente honorabilité, se fondant (entre autres) sur ‘l’atlantisme’ et ses diverses déclinaisons. » (p. 30)
Ici l’analyse historique se fait présage prophétique. Il n’y a guère de doute que dans l’avènement du gouvernement Mattarella-Meloni (octobre 2022) Canfora ait vu la confirmation de ses thèses.
[Traduzione di Annie Gamet di Nuove segnalazioni bibliografiche 16. Democrazia del 14 giugno 2023]