Vie nouvelle de Gianluca Virgilio ne serait donc qu’un simple exercice de style en forme de pastiche d’une œuvre célèbre bien connue de tout lecteur italien ? Assurément non ! Un simple jeu littéraire, quel qu’en soit le brio, peut amuser et réjouir l’esprit mais il ne touche pas l’âme. Si le texte de Gianluca Virgilio ne s’oublie pas si aisément, c’est qu’il s’agit ici d’une authentique filiation dans le sens où toute nouvelle génération doit nécessairement son existence à celles qui l’ont précédée. Son « libretto », est né du « libello » de Dante, et puisqu’il est de la même famille et porte le même nom, il est bien naturel que par nombre de ses aspects il ressemble à l’œuvre de l’illustre ancêtre, même si les contextes culturels sont radicalement différents. En effet, à la fin du XIIIe siècle, le jeune Dante, héritier de la tradition poétique des troubadours occitans du XIIe siècle, a intégré les codes de l’amour courtois, de sorte que l’adorateur de la « Très Gentille Dame » de sa Vita nuova sublime le sentiment amoureux en une méditation religieuse : la Dame, messagère divine parmi les anges offre sa beauté comme image du Ciel sur la terre, l’élévation de l’âme est en soi la véritable récompense de l’amour. Rien de tel, bien entendu, dans les dernières années du XXe siècle, période évoquée dans le récit de Gianluca Virgilio : les filles sortent librement en ville avec les garçons, elles ont un « copain » et l’ambiance n’est plus à l’idéalisation mystique de l’aimée. Pourtant, comme si le mode ancien était mystérieusement appelé à renaître, le jeune homme s’adonne à la poésie, il ne cesse de composer des vers à la louange de celle qu’il a élue et qu’il idéalise au point de ne plus garder d’elle qu’une image abstraite, totalement désincarnée. Avec ce souvenir de jeunesse revenu à la mémoire du narrateur plus âgé, Gianluca Virgilio renvoie donc le lecteur à une époque bien plus lointaine encore, celle de l’amour courtois, et cela n’est pas le moindre charme de son « libretto ».
Cependant, cette saveur surannée de conte et la douce poésie qui en émane ne suffisent pas pour comprendre la fascination qui s’exerce sur le lecteur d’aujourd’hui. Plus qu’un hommage respectueux d’un auteur contemporain au maître ancien qui a nourri son esprit et façonné son imagination, Vie nouvelle de Gianluca Virgilio raconte surtout l’histoire d’une émancipation, faite de douloureuses prises de conscience de soi et de difficiles renoncements aux illusions de la jeunesse. Dès les premières lignes, le récit – que l’on peut considérer comme autobiographique à condition de ne pas le lire sous l’angle étroit de l’exactitude des faits – se présente comme une confidence distanciée par le temps de l’écriture, épurée par le filtre de la référence littéraire au texte du XIIIe, la recherche d’un nouveau départ dans la vie, une fois surmonté le poids d’un passé trop obsédant. Recherche d’une « vie nouvelle » donc, qui ne sera accessible qu’après une double épreuve : d’une part celle de l’extrême douleur de l’adolescent qui, à l’âge où s’offrent normalement tous les possibles, voit la lumineuse innocence du désir obscurcie par le sombre revers des stratégies mensongères, de l’infamie honteuse et de l’incompréhension, d’autre part pour le jeune poète qui s’est si fortement identifié au « je » de Vita nuova, celle de l’échec de sa création littéraire. En effet, pour être libre, il doit d’abord cesser d’écrire, jeter les innombrables vers et commentaires vidés de leur sens, et faire confiance au temps qui évacuera définitivement le mirage de l’amour désincarné. Il doit surtout renouer avec le réel, retrouver « le point de départ » non plus dans la solitude et les lectures romanesques, mais, levant les yeux, dans le regard ironique de la dame à la fenêtre ; c’est-à-dire parvenir enfin à l’âge adulte qui permet de sortir de soi-même, de rencontrer l’autre et de se tourner vers son propre passé, sans souffrance, sans regret, éventuellement avec une certaine ironie. Alors, la douce image finale du couple à la fenêtre, que bien entendu on ne trouve pas dans le « libello » de Dante, n’est-elle qu’une fin heureuse conforme aux règles du genre ? Non, bien sûr. Le lecteur qui vient de refermer le « libretto » entrevoit maintenant la profondeur de la perspective qui s’ouvre devant lui : avec le beau mouvement du regard, d’abord fixé sur l’intérieur de soi-même, puis échangé avec l’autre, enfin commun pour se tourner vers l’extérieur, Gianluca Virgilio a su trouver la distance juste, celle qui laisse à chacun la liberté d’évoquer sa quête personnelle de repère stable, de point d’ancrage solide à partir duquel il est enfin possible de voir le mouvement du monde sans chavirer.
Contrairement au jeune Dante qui dans le dernier chapitre de sa Vita nuova annonçait au lecteur son espoir de dire de sa Dame « ce qui jamais ne fut écrit d’aucune », Gianluca Virgilio, lui, ne promet rien. Il a jeté ses vers d’écolier et, sous la pression d’une nécessité intérieure, en accord avec la dame ironique, il a écrit cette histoire pour « qu’on n’en reparle plus jamais », pour l’extirper définitivement de soi. Ce faisant, il a su lui donner une forme littéraire propre à toucher le lecteur. À ce dernier maintenant de voir si, dans cette « vie nouvelle », face au spectacle du monde, Gianluca Virgilio – puisqu’il lui arrive encore d’écrire – s’est bel et bien approprié le regard critique de Dame Ironie et parvient à maintenir le subtil équilibre entre le texte et le sentiment qui l’a inspiré, spontané et sincère.
[Versione rivista e aggiornata di À propos d’un « libretto » de Gianluca Virgilio, già pubblicata col titolo Vie nouvelle : originalité du “libretto” de Gianluca Virgilio, in La vie nue, Edit Santoro, Galatina 2018, pp. 213-29.]