Aussi à cela, nous autres surfeurs, nous ne pouvions rester indifférents. Cette ouverture de la philosophie par un de ses maîtres du XXe siècle à notre pratique de l’océan était la preuve d’une jeunesse, d’une acuité envers l’extérieur rares. Alors nous avons rebondi, pris contact par la voie de son éditeur… et à notre surprise, là où nous lui demandions de nous honorer de quelques propos pour notre journal, il répondit non pas tant par un refus mais par une envie justement d’en connaître plus sur le sujet, et que peut-être nous pouvions l’aider.
C’est ainsi que nous lui offrions des places pour une « Nuit de la Glisse » au Rex à Paris. Amener ce philosophe si délicat et discret dans le tohu-bohu de ce rassemblement de glisseurs un peu frénétiques qu’étaient les spectacles d’Uhaina, avait quelque chose d’inédit. Nous n’étions pas sûrs qu’il y allât et, devant tant de zouaves hurlant à chaque image de glisse, nous appréhendions sa réaction. Certes Deleuze avait l’habitude d’être parfois au cœur d’une certaine débandade, notamment lors de ses cours à l’Université de Vincennes, mais tout de même « Une Nuit de la Glisse » était bien loin du calme que peut requérir un philosophe dans son travail.
Quelques jours plus tard, nous reçûmes cette réponse : « Merci de votre délicate attention. J’ai été au Rex, le jeune public m’a donné un mélange d’angoisse (légère) et de jubilation, mais surtout les films m’ont beaucoup impressionné. Il y a là évidemment une combinaison matière-mouvement très nouvelle. Mais aussi une autre façon de penser. Je suis sûr que la philosophie est concernée. »
L’honneur était grand pour nous. La philosophie concernée par le surf, il n’y avait que Deleuze pour le dire. Déjà parce que son ouverture d’esprit, attentif à tout ce qui vit, s’agence, s’invente, diffère de celle de beaucoup de ses collègues plus confinés dans des sphères purement intellectuelles. Puis parce que l’homme au visage si souriant auquel une voix un peu éraillée ajoutait une réelle profondeur, savait rester simple – donc abordable par des surfeurs – et en ce sens digne de la vie que, par son œuvre, il n’a jamais cessé de révéler, de célébrer.
De cette « Nuit de la Glisse », il s’ensuivit une rencontre puis un échange épistolaire nous invitant à écrire, à cerner nous-mêmes la singularité, et par là la résistance, de notre surf. Un échange que la santé précaire du philosophe rendait clairsemé mais non moins marqué d’attention et d’affection. Mais pour lui comme pour nous, le surf et la philosophie s’étaient rencontrés, cela passait outre les kilomètres qui séparaient nos vagues d’Aquitaine de son appartement parisien. De temps en temps nous lui envoyions un numéro de Surf Session ou Surfer’s Journal. Il les recevait toujours avec plaisir.
« Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie », a dit un jour Gilles Deleuze. Et il est clair que malgré sa disparition, son œuvre vit plus que jamais. Elle est sans jeu de mots, celle d’un homme qui surfait si merveilleusement sur l’immanence du monde et de ses créations, qu’inlassablement, comme autant de vagues qui se présentent à nous, on retournera se glisser dans ses pages.
ENCADRÉS (citations)
“Un dehors, plus lointain que tout extérieur, “se tord”, “se plie”, “se double” d’un dedans plus profond que tout intérieur, et rend seul possible le rapport dérivé de l’intérieur avec l’extérieur. C’est même cette torsion qui définit “la chair” au-delà du corps propre et de ses objets.”
Gilles Deleuze : Foucault, éd. de Minuit, 1986
“Plis des vents, des eaux, du feu et de la terre, et plis souterrains des filons dans les mines, semblables aux courbures des coniques, tantôt se terminant en cercle ou en ellipse, tantôt se prolongeant en hyperbole ou parabole. La science de la matière a pour modèle l'”origami”, dirait le philosophe japonais, ou l’art du pli de papier. Et chez Leibniz la courbure d’univers se prolonge suivant trois autres notions fondamentales, la fluidité de la matière, l’élasticité des corps, le ressort comme mécanisme. Alors, quand un organisme est appelé à déplier ses propres parties, son âme animale ou sensitive s’ouvre à tout un théâtre, dans lequel il puise toute son énergie.”
Gilles Deleuze : Le Pli ou Leibniz et le Baroque. éd. de Minuit, 1988.
“Les surfeurs ne cessent pas de s’insinuer dans les plis de la vague…Pour eux la vague est un ensemble de plis mobiles”
Gilles Deleuze : Le Pli ou Leibniz et le Baroque, éd. de Minuit, 1988.
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4ème de couverture
La marée monte. La vague s’enfle. Nous saisissons nos planches. L’armée du surf, c’est nous.
Ceux que vous pensiez assoupis, c’est nous. Prêts à tout pour une place dans le monde.
Ceux que vous pensiez timorés, apeurés, dociles à toutes les réformes.
Pantins, traînards, fainéants, incapables.
Et pourtant nous voici à surfer dans les rues, les écoles, les gares, les universités. À surfer sur les réformes, le ministre, les crises, les chantages, sur notre présent et votre avenir.
On surfe sur l’antipolitique, parce que la seule politique possible, c’est notre surf.
On surfe sur les parcours de formation, les orientations professionnelles, les murets des disciplines, les palissades des connaissances. Sur la misère d’aujourd’hui, sur la précarité de demain.
Nous avons saisi nos planches, nous habitons les plis de la vague.
[Traduction de l’italien par Annie e Walter Gamet]