Alors en quel sens les faibles sont-ils devenus forts ? Dans le sens que l’expérience du travail est peut-être plus riche que la politique en tant que métier. Plus clairement : la politique en tant que métier théâtralise des qualités et des comportements qui font déjà partie de la vie réelle. « Allez travailler ! », c’est un slogan antipolitique classique (comme on dit aujourd’hui). Qu’est-ce qui se cache derrière ce slogan ? Votre métier ne sert plus à rien, si vous continuez à l’exercer, c’est que vous êtes corrompu : l’inutilité de la politique en tant que métier et la corruption vont de pair. Le fait que Berlusconi ne soit pas un professionnel de la politique ou que Bossi parle au nom d’une communauté en sécession donne bien la mesure de ce qu’on appelle en Italie, non pas à partir de maintenant, mais depuis quelques années, crise de la représentation politique.
La gauche, qui avait pas mal épilogué sur la crise de la politique et sur la pression des mouvements, a fait de leurs militants, comme si de rien n’était, des pantins de parlement ; convaincue d’avoir le vent en poupe et de s’engager sur la voie du progrès, elle a joué toutes ses cartes avec Prodi. « Parti de lutte et de gouvernement », à nouveau l’histoire ressemble à une farce.
À trop vouloir, on risque de ne rien faire, on le sait, et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui, juste au moment où les mouvements et leur représentation ne parviennent plus à s’accorder. Le gouvernement, en fait, n’offre plus aucune possibilité d’alternative et le bipolarisme est bien la preuve que la plus grande aspiration de la politique digne de ce nom, c’est d’occuper les sièges en alternance. Où est le changement ?
Changement rime avec mouvement et l’ensemble des mouvements criaille avec le gouvernement : fait prévu autant qu’accepté. Mais si les mouvements ne sont pas représentés, qu’arrive-t-il à la politique digne de ce nom ? Elle devient deux choses : recherche et maintien du consensus ; puis redéfinition fébrile, ridicule, sinon nuisible du modèle de la représentation. Redéfinition contrainte, instrument de torture. Qu’est-ce qu’on torture ? D’abord l’intelligence, puis l’honnêteté.
Essayons d’entendre le langage de cette politique digne de ce nom, dans sa deuxième version, celle de lutte et de gouvernement : « Les mouvements sont intéressants, riches, mais ils ont besoin de politique », nous disent les politiques bien-pensants de la gauche tout court et de la gauche radicale. Cette proposition apparaît comme le reflet d’une analyse profonde : seule la politique est en mesure de donner un caractère général aux instances d’un mouvement ; seule la politique est en mesure d’exécuter les lois élaborées par un mouvement ; seule la politique est en mesure de donner élan et continuité à un mouvement. Mais pas du tout, c’est beaucoup plus simple que ça, dit l’homme ou la femme de parti : si on n’assigne pas le statut de minorité politique aux mouvements, je n’aurai plus rien à dire ni à faire dans la vie et je devrai me chercher un emploi. Encore mieux : si les faibles sont devenus forts, donc si les mouvements sont en mesure de faire de la politique par eux-mêmes, je ne peux plus représenter les faibles, donc ma fonction devient socialement inutile.
Bon, les enfants, pour être clairs, il s’agit d’une demande de contrat de travail à durée indéterminée ; si l’armée du surf dit « nous ne sommes pas représentables », hommes et femmes de parti perdent leur travail, deviennent chômeurs et ne peuvent plus vivre de la fonction dont ils ont vécu pendant des décennies ! C’est triste de devenir chômeurs, c’est une condition qu’on ne souhaite à personne, pas même à son pire ennemi. Mais si une fonction sociale ne sert plus à rien, on en vient à se demander pourquoi continuer à l’imposer à la société par la tromperie, la rhétorique et la fourberie.
En fait, quand la fonction disparaît, le langage devient bavardage, et le bavardage, comme nous l’enseignent les philosophes, est sans fondement, et sans profondeur (d’une impudence sans fond), privé de tout repère et de toute référence.
Alors, le discours sur la force et la non-représentabilité devient clair. L’armée du surf est forte parce que les étudiants sont forts, même s’ils sont exploités partout et continuellement. Forts parce qu’ils n’arrêtent pas d’étudier, de faire de la recherche, de parler et utiliser le langage pour vivre et travailler, parce qu’ils construisent tout seuls leur propre vie, parce qu’ils savent se mouvoir entre alternatives et imprévus, parce qu’ils doivent sans cesse prendre des décisions et se mettre en jeu.
Quand la vie s’auto-organise, la politique ne peut plus organiser la vie. La politique devient plutôt une pratique sociale d’auto-organisation de la vie. La politique incite alors à lever les barrages que le pouvoir (économique et social) ne cesse de dresser face à la vie et aux désirs.
Si nous prêtons attention au noyau dur de la réforme Gelmini, nous comprenons exactement ce que sont ces blocages : filtres, sélection, mérite, numerus clausus, discrimation économique, etc. Plus la société et « les jeunes » se font entreprenants, plus le pouvoir veut imposer de la discipline et paralyser la force et les désirs. Il y a donc beaucoup d’antipolitique dans l’armée du surf, mais attention, Grillo1 n’y est pour rien, et Di Pietro2 encore moins. C’est plutôt l’envie de réinventer la politique et de le faire avec les corps en mouvement, les corps sans avenir qui construisent leur propre avenir, les corps qui parlent en leur propre nom, sans donner de délégation à qui que ce soit. On est désolés pour la politique digne de ce nom, mais la vie est trop gaie pour passer son temps à s’écouter parler !
1. Beppe ou Giuseppe Grillo : acteur, humoriste, blogueur, leader du « Mouvement 5 étoiles », d’esprit libertaire.
2. Antonio Di Pietro : ancien magistrat ayant lutté contre la corruption dans le monde politique (opération Mani pulite). Il participe au gouvernement Prodi (2006-2008) en tant que ministre des Infrastructures.
[Traduction de l’italien par Annie e Walter Gamet]