L’Armée du surf. La révolte des étudiants et ses causes véritables 2. Compassion, haine et amour : la génération sociale de l’armée du surf

Là, on plaint l’étudiant pour la manière dont il doit se débrouiller entre formulaires et crédits, thèses et mémoires, stages obligatoires et stages volontaires, entre les choix de formation les plus extrêmes, les examens d’entrée les plus délirants. À ce stade, chacun de ses choix est une sorte de loterie etpeut déterminer son avenir définitivement. L’accès raté à une faculté qui pratique le numerus clausus transformera celui qui pourrait être un excellent médecin en un très mauvais avocat. Le stage dans une maison d’édition au bord de la faillite le contraindra à repenser aux milliers d’heures passées sur l’histoire de la littérature italienne. Un candidat chercheur qui s’imaginait une carrière brillante commencera à entrevoir sa condition de précaire pas verni. Un concours de doctorat lui fera regretter pour toujours d’avoir choisi un examen « parce qu’il lui plaisait » et non « parce que l’avis du prof, ça compte ». La vie, surtout universitaire, de l’étudiant est un chemin pavé de bonnes intentions qui mènent au même enfer : le regret de s’être trompé sur tout. Mais le sentiment de culpabilité peut aussi remonter jusqu’au lycée et même    au collège. À ce stade, il se peut que l’étudiant décide de commencer une analyse.

À mesure que l’étudiant accède à la conscience de l’inutilité de son propre parcours de formation – en vue d’une vie remplie, indépendante et heureuse – la compassion dont il est l’objet dans l’environnement familial s’accroît. Il n’est donc pas rare de voir des pères faire appel à tout leur réseau d’amis pour tenter de lui trouver l’énième stage. Ou des mères dépenser des fortunes pour payer des masters dans plusieurs spécialisations. Ou des grands-parents regretter le fascisme parce qu’alors tout était plus clair. À supposer que, par malheur, la famille de l’étudiant soit plus prolifique que la moyenne nationale, celui-ci pourrait se trouver dans l’obligation de perpétuer le cycle de la compassion et de l’appliquer au frère ou à la sœur plus jeune. Compassion en ce cas fondée sur l’expérience, puisque l’étudiant, une fois son cycle d’études achevé, sera passé de l’illusion d’avoir un avenir à la situation de n’en avoir aucun. Évidemment, la compassion de l’étudiant pour l’étudiant plus jeune ne sera telle que si ce dernier se montre aussi sot que lui-même. Celui qui réussit à décrocher le gros lot, on le sait, ne peut être qu’objet de haine et d’envie.

Pour se mettre à plaindre l’étudiant, outre les prêtres, il y a aussi le corps enseignant. En général, c’est celui de gauche, et plus que tout autre, celui des lycées. Celui de l’université a trop de problèmes ou trop de privilèges pour pouvoir éprouver de la compassion. Ce qui motive les professeurs de lycée à enseigner, c’est l’amour de la culture, le développement de l’esprit critique, la passion pour une discipline, la conviction de l’importance de l’école et bien d’autres choses encore. Ce n’est certainement pas la paye. Pourtant, même les plus granitiquement convaincus commencent à ressentir des doutes sur l’efficacité du système scolaire dans lequel ils exercent. Ne serait-ce que parce qu’ils ont tiré des leçons de leur histoire personnelle. Pas un jour ne passe sans que les jeunes enseignants,  tout frais émoulus des SSIS (Scuola di specializzazione per l’insegnamento secondario), bénissent le classement qui, après les derniers concours, leur a permis l’accès à un salaire mensuel. Pas un jour ne passe sans que les vieux précaires maudissent le sort qu’ils se sont choisi, eux qui, au seuil de la retraite, après des décennies d’embauches en septembre et de licenciements en juin, n’ont toujours pas de poste. Ils réservent alors à l’étudiant une compassion particulière, imaginant son calvaire au cas où il choisirait de refaire le même chemin qu’eux. Ne pouvant    l’en empêcher ouvertement sous peine de se renier eux-mêmes en tant que modèle éducatif, ils se bornent à le plaindre. Rien ne suscite plus de compassion dans le corps enseignant qu’un étudiant qui avoue son ambition d’être professeur, autant dire un qui part battu d’avance.    Si tu ne peux vraiment pas l’éviter, ce sera un pis-aller, se dit en lui-même l’enseignant. S’il le plaint autant, c’est qu’il voit en lui sa propre image avant que les réformes scolaires, les ministres de l’Éducation, les coupes sombres ne lui aient ruiné la vie et qu’il n’ait commencé à comprendre que ça se passe comme ça en Italie.

Une raison supplémentaire qui amène le corps enseignant à prendre l’étudiant en pitié, c’est que même les missionnaires de l’éducation les plus convaincus s’en rendent compte, l’étudiant ne saura vraiment pas quoi faire de cette éducation. Les plus éclairés se consolent en se persuadant que, même si l’étudiant ne tire pas d’avantage direct du sinus et cosinus ou des verbes irréguliers en grec, cela contribuera au moins au développement de son esprit critique. Mais au fond d’eux-mêmes, ils savent bien que l’esprit critique est une monnaie qui vaut moins que l’ancienne lire, d’où leur secrète et intime compassion pour un être social qui ne tardera pas à éprouver du ressentiment, de la peur et du défaitisme, bien avant d’avoir entrepris quoi que ce soit.

Laissons là toutes les formes de compassion provenant de catégories professionnelles spécifiques, qui, somme toute, sont payées pour compatir, telles que les prêtres, les psychologues et les professeurs d’éducation physique.

Bon ! À part les proches de l’étudiant qui trouvent dans la compassion un moyen d’exprimer leur compréhension de sa condition, on peut dire que tous les autres le haïssent ou sont poussés à le haïr. Quand l’étudiant n’est plus à l’école ni à l’université, qu’il ait fini ses études, qu’on l’ait flanqué à la porte ou qu’il tente de travailler, ou encore qu’en plus d’étudier il fasse autre chose, il entre dans la catégorie vague du « jeune ». Et là, c’est le déchaînement. La liste de ceux qui haïssent ces étudiants qui n’étudient plus, c’est-à-dire « les jeunes », est infinie : agents de police, petites vieilles, patrons, animateurs radio et journalistes en général, parents qui ont mis fin à leur peine à perpétuité, enseignants qui n’éprouvent plus de compassion, et bien d’autres.    En effet, après les Roms et les Roumains, apparemment, les étudiants quand ils n’étudient pas, les précaires quand ils ne sont pas en stage, les jeunes quand ils font « les jeunes », représentent une véritable urgence sociale. Une catégorie sociale à traiter avec les égards de la force publique.

En général, « les jeunes » qui se comportent en « jeunes » s’adonnent aux activités suivantes : ils s’éclatent sur les autoroutes en envoyant dans le décor, comme c’est bizarre, de vrais étudiants qui étudient, ou de vrais précaires qui viennent de trouver un travail (ladite activité, ils l’ont en commun avec les Roms et les Roumains dont c’est aussi le sport national) ; ils se droguent et boivent jusqu’au petit matin, et pas seulement le week-end ; ils passent les doigts dans le string de la prof de math, et avec leur briquet, chauffent des pièces de monnaie qu’ils collent dans le cou du camarade de classe tout en filmant avec le portable. Bref, apparemment, quand « les jeunes » n’étudient pas ou ne se précarisent pas, ils s’entraînent dans les hécatombes du samedi soir, prennent le chemin de la dépendance à l’alcool et aux drogues, jouent aux caïds.

Si nous examinons la représentation sociale de cette génération à laquelle appartiennent les étudiants, on n’y trouve que serial killers au volant, toxicomanes impénitents et petits durs de quatre sous. Au reste, il existe de nombreuses variantes régionales ou sectorielles comme les guaglioni entre Naples et Caserte et les tifosi des stades, dont nous ne parlerons pas ici.

Voilà comment l’état d’urgence proclamé en faveur des « jeunes » vise à les ramener dans les catégories où ils doivent rester bien sages, car en se diluant dans une masse globale    exclusivement caractérisée par son niveau hormonal, ils créent une belle pagaille. C’est pourquoi, la génération sociale, ou présumée telle, dans laquelle on place les étudiants, est la plus haïe et méprisée.

Imaginez les agents de police contraints, en premier lieu, de mesurer le taux d’alcoolémie de tout un chacun, quand on sait parfaitement qui sont les vrais responsables des accidents de la route (les jeunes, les Roms et les Roumains), et après ça de ramasser de  gentils étudiants et de gentils précaires en charpie sur les glissières de sécurité. Bonjour la haine. Imaginez les petites vieilles dont on vient d’enquiquiner le seul petit-fils qui ait trouvé du travail. Bonjour la haine. Imaginez les enseignants qui, en plus de douter de l’utilité de ce qu’ils font, se récupèrent des débiles en bandes organisées qui ne font même pas semblant de croire à ce qu’on enseigne. Bonjour la haine.

Bref, la jeunesse qui ne se contrôle pas, qui ne reste pas à sa place, est une véritable urgence sociale. D’où la réprobation unanime pour des comportements vraiment hors norme, ce qui rapproche des parents qui ont la chance de n’avoir ni drogué ni voyou dans leur famille, des journalistes préoccupés du manquement aux bonnes règles du savoir-vivre en société, des travailleurs sociaux et des spécialistes du malaise des jeunes.

Accordons-nous une petite digression sur la haine envers l’étudiant, y compris celui qui aspire à être normal. Même quand la jeunesse se contrôle, il s’en trouve pour la haïr malgré tout. C’est souvent le cas de patrons naïfs qui ont la malencontreuse idée de signer des conventions de stage avec l’université. Du coup, on voit périodiquement traîner au bureau un type d’étudiant-bradype1 à qui on a confié la responsabilité des photocopies ou de la transcription en Exel de quelques milliers de noms d’usagers. Entre temps, à l’université, les signataires de la convention de stage se sont défilés, parce qu’ils n’ont pas idée de l’endroit où ils ont envoyé les étudiants stagiaires ni de la nature du travail dont les pauvres doivent s’acquitter. N’ayant, quant à eux, jamais travaillé dans ce qu’on appelle le monde du travail, ils sont souvent persuadés que ledit monde, dans lequel échoue l’étudiant en stage, lui apprendra à travailler. Ils ignorent souvent combien ce monde du travail est, quant à lui, précaire, instable, peu organisé, doté de faibles moyens et assez provisoire. C’est pourquoi le sentiment du patron à l’égard de l’étudiant stagiaire oscille dans l’ambivalence : d’un côté il profite de son stagiaire, s’il peut lui refiler une corvée, il n’y réfléchit pas à deux fois, vu qu’il s’agit toujours de travail gratuit. De l’autre, pourtant, se trouver face à quelqu’un qui a une certaine attente, et qui veut même pour de bon comprendre, apprendre, se rendre utile et se rendre compte de ce qu’il aime, ça peut donner lieu à une belle embrouille. Alors le patron se met à flipper et, il a beau disposer d’un tas d’heures de travail gratis, il commence à le trouver casse-bonbons, ce stagiaire avec ses prétentions. Résultat : l’étudiant en stage de formation obligatoire qui se retrouve au bureau, le patron le hait plus que tout, mais moins que le centre des impôts bien entendu. S’il le hait, c’est qu’il doit apprendre quelque chose aux étudiants, (personne ne leur ayant rien expliqué, sauf ceux qui les ont précédés), ça lui fait perdre du temps et chaque fois qu’un nouvel étudiant passe, ça le gonfle un peu plus. Le patron est certainement de ceux qui aimeraient voir l’étudiant stagiaire sur une glissière de sécurité.

L’imaginaire social propre à la jeunesse hors de la norme scolaire et professionnelle renvoie à un malaise dangereux pour elle-même et pour autrui. Et le malaise est toujours à deux doigts de se répandre jusqu’au coeur de l’institution scolaire. Seules des politiques ciblées pour le contenir parviennent habilement à empêcher sa progression. À ce sujet, d’aucuns annoncent le malaise à venir, qu’on cherche à prévenir en créant des classes séparées pour les enfants d’immigrés, entendons par là les bronzés. Pour éviter que dans quelques années on ne dénonce le malaise de la faillite de l’intégration, Cota2 prend cette mesure de prévention : la mise à l’écart de toutes les futures victimes qui ainsi se sentiront mieux, après.

« Les jeunes » en tant que tels sont une urgence sociale, un problème social, une déviance sociale, en puissance. Et même quelques-uns, par déformation professionnelle, voient surtout en eux un phénomène terroriste, cela ne concerne certes pas « les jeunes » ni les étudiants, mais l’armée du surf.

Figure hybride, inclassable d’après les catégories morales jusqu’ici en usage, compassion et répulsion, le mandarin de l’université éprouve à l’égard de l’étudiant (lequel deviendra sous peu son principal et fidèle collaborateur) des sentiments ambivalents. Il représente sans doute la version publique du patron. En toute objectivité, vu la brutalité de l’exploitation dont on ne trouve un niveau comparable que dans la Russie tzariste, il ne peut que le mépriser. La servitude volontaire de l’étudiant, futur doctorant puis précaire puis professeur contractuel à cent euros par mois est à coup sûr une source d’horreur pour lui. « Comment fera ce pauvre diable pour joindre les deux bouts » se dit en lui-même le mandarin, avec un regard plein de pitié vers son assistante en post-doc, tout en lui demandant gentiment d’aller chercher son fils à l’aéroport (vous ne voudriez tout de même pas faire prendre le train à un fils de mandarin !). « C’est vraiment un système injuste » répète-t-il face à la même en lui refilant la liste des inscrits à l’examen. « Le prochain concours, c’est pour toi » confirme-t-il en s’approchant de la fille tout en lorgnant ses fesses. La servitude dont est victime l’étudiant-chercheur-précaire-futur-professeur n’est jamais de la faute du mandarin, lequel est victime d’injustice autant que son larbin.

Si ça ne tenait qu’à lui, le mandarin ferait davantage ; ce n’est pas de sa faute si l’Italie marche comme ça, et le système aussi, lui, il fait ce qu’il peut : il ouvre les bras dans un geste de paternelle compassion,    avec un regard plein de commisération pour le sort réservé à ses vassaux. Et pourtant, bouffer un peu de vache enragée n’a jamais tué personne ; après tout, tu veux avoir l’honneur d’être un intellectuel, un homme de science et de ne fréquenter que des gens d’un certain niveau. Faire partie de la crème de l’université est un privilège rare, il faut bien    choisir les plus motivés.

Finalement, le mandarin affiche une compassion de façade, c’est comme le blason de famille. Il sait bien que pour un qui abandonne, il y en a cent autres à faire la queue devant son bureau. Fournée après fournée, la viande de boucherie est le cadet de ses soucis. Et avec un vivier aussi grand où puiser les valets, même pas besoin de faire l’effort de les disqualifier un par un. Il est zen, le mandarin, à quiconque le dérange : « T’es pas d’accord ? Au suivant ». À la différence des patrons, il n’a même pas à motiver les valets ; chacun étant convaincu d’être, justement lui, l’exception, avec son intelligence et son habileté. Le mandarin sait bien que le petit larbin pense comme ça et, de relation privilégiée en relation privilégiée, il fait vivre un système qu’on traîne depuis le Moyen Âge. Bien ancré dans un lignage historique, il n’éprouve aucun sentiment pour ses propres subalternes. La haine de classe est encore à venir.

Nous venons de parcourir la gamme des principaux sentiments qui, selon le degré de proximité avec l’étudiant, s’imposent dans notre société : compassion et répulsion. Compassion quand l’étudiant s’obstine coûte que coûte à faire son devoir : étudier, se passionner, se chercher une place décente dans le monde, et petit à petit accepter des contrats dont les conditions s’apparentent à la servitude volontaire pour le premier emploi, le deuxième, le troisième… Cette voie étant pour la majorité sans issue, la compassion est le sentiment le plus généralement répandu. La répulsion au contraire intervient quand l’étudiant exagère, qu’il se met en tête de faire la victime et que son comportement fait de lui une vraie plaie sociale qui met en danger l’existence même de la jeunesse.

Mais alors, que doit faire l’étudiant pour ne pas devenir un problème social ? Compte tenu qu’il a quand même bien le droit de s’amuser, de profiter de la vie pour laquelle il a une bonne dose d’énergie et un tas d’idées ? Naturellement, il peut faire tout ce qui l’assimile au criminel, mais sans exagérer. Il peut boire, mais peu. L’estomac plein, il peut boire deux verres de vin, mais à condition de peser au moins quarante-cinq kilos (c’est l’exemple le plus répandu pour calculer le taux d’alcoolémie). On pourrait se demander combien chacun de nous connaît de personnes en âge de conduire avec ce poids-là, exception faite des fiancées anorexiques de toute façon introuvables avec l’estomac plein, mais on serait accusés de vouloir polémiquer et défendre l’alcoolisme. Ainsi pour ne pas passer pour alcoolique, l’étudiant peut boire, mais peu. C’est sûr, il ne peut pas se droguer. Ça non ! parce que, sitôt qu’il en tâte, clac, il devient toxico. Il peut aussi se mettre au volant évidemment, mais il doit rouler lentement. C’est-à-dire faire ce que personne ne fait sur aucune route d’Italie : respecter les limitations de vitesse et le code de la route. Mais lui, il le doit, sous peine d’être vu comme un criminel. Et s’il va au lit un tantinet plus tôt, c’est encore mieux. Enfin, s’il rassemble une bande ou un groupe de copains, il lui faut veiller à ne pas devenir un caïd. Autrefois, il aurait eu plus de choix dans la socialité scolaire, il aurait pu créer un collectif, un groupe d’autoconscience, un groupe d’affinités. Mais en ces temps de restrictions, s’il ne joue ni au foot ni de la clarinette, il ne lui reste plus qu’à rassembler trois quatre copains autour d’autre chose, et là, il a intérêt à ne pas oublier de contrôler son niveau de testostérone. Voilà ! Pour pouvoir profiter de la joie de la compassion d’autrui, l’étudiant prendra garde à ne pas sortir des limites.

Mais que peut-il faire d’autre de socialement toléré, l’étudiant ? Bien entendu, il peut chercher à se consoler. Et là, on peut observer diverses formes de consolation.

La première forme de consolation consiste à passer tout son temps à regarder d’autres exemples de formation et d’enseignement, à s’y immerger complètement et à s’y identifier. Ce type de consolation est né dans les années quatre-vingts et peut-être pas par hasard. Auparavant, en fait, aucun étudiant n’aurait songé à s’inventer un imaginaire en s’immergeant dans une institution globale telle que le système scolaire. L’école qu’il avait lui suffisait déjà, et vu qu’il avait fait tout son possible pour la détruire, on l’imagine mal passer son temps à s’identifier à une autre. À partir des années quatre-vingts, au contraire, apparaissent les séries télévisées où des étudiants originaux et fort doués trouvent en l’école un lieu réconfortant où le mérite est reconnu à sa juste valeur et récompensé. Une école avec des professeurs sympathiques et disponibles, parfois inflexibles, mais jamais de vrais salauds comme chacun de nous en a fait l’expérience dans la réalité. Des professeurs qui font jeunes, compréhensifs, attentifs. Des écoles où il peut y avoir de temps à autre un conflit, mais qui se résout toujours grâce à une bonne médiation dans l’intérêt de tous. Où même les échecs sont le prélude à l’ouverture de nouvelles voies pour une nouvelle réalisation de soi. Des générations entières d’élèves ont rêvé d’avoir le mythique Leroy Johnson de Fame pour camarade de classe (passons sur la fable de la métropole selon laquelle le vrai Leroy, l’acteur danseur qui jouait le rôle, aurait fini par hanter les bouges du quartier San Lorenzo de Rome).

Cette entreprise de consolation a eu l’audience recherchée et dans ces années-là, on est allé jusqu’à filmer de « vraies » écoles de formation pour futurs acteurs, chanteurs, danseurs. De jeunes étudiants chanceux, promis à un succès assuré dans le glamour et le spectacle y reçoivent l’enseignement de gentils professionnels qualifiés, de ceux qui, ça va de soi, n’ont rien à voir avec ces ménopausés dans la poisse qu’on retrouve comme profs dans l’école publique. Apparaissent à l’écran les enregistrements de leçons, les versions télévisées des exercices en classe, des épreuves de fin d’année ; et l’avalanche d’embrouilles, d’insultes et de vacheries entre étudiants, qui dans une école réelle finiraient en un bowling at Colombine, pire qu’une simple bagarre, tant pis pour la solidarité en classe. Parce qu’ici, ce n’est pas l’école publique, competition is competition . Et l’étudiant aime se consoler avec cet imaginaire scolaire fait de gens qui ont un avenir, une route à parcourir pour atteindre un objectif, un bel uniforme qui donne du sens à la communauté (Gelmini3 a, croit-on, trouvé l’idée du tablier d’écolier dans Harry Potter), soutenue par des professeurs attentifs qui les préparent au succès. Bref, l’étudiant peut avoir sa consolation quotidienne avec cette belle école de formation pour talents en herbe. Parce qu’au fond, ceux qu’on voit à l’écran sont plutôt des incapables du point de vue des dons artistiques, comme si Leroy valait Noureyev, et s’il a fini par faire la tournée des bars de San Lorenzo, même lui… mais ça c’est la désinformation habituelle. Voilà pourquoi l’étudiant peut se consoler pour de vrai, si même ces étudiants-là qui au fond sont quelconques, juste un peu plus cons, ont le droit de s’imaginer un avenir. C’est bien la première consolation que l’étudiant peut s’offrir.

La seconde consolation de l’étudiant, la plus importante, c’est l’amour. Non seulement il peut aimer, il a le droit d’aimer, mais il ne fait pratiquement que ça. L’étudiant qui respecte les limites aime, à plein temps. Un amour pur, inconditionnel, romantique, illimité, palpitant, un amour à ramasser à la petite cuiller tellement il est liquide et qui lui coule dessus de partout. En général, ce sont surtout les étudiantes qui aiment comme ça en consacrant autant de temps à l’amour. D’ailleurs, ce n’est pas une particularité féminine, c’est avant tout celle de la génération sociale dans laquelle on classe l’étudiant. Dans cette forme de consolation, peu importe qui on aime, le type de relation qu’on a avec la personne aimée, l’amélioration de sa propre vie à travers l’amour, le plaisir d’une relation, l’important c’est d’aimer, aimer pour aimer. On s’applique à vivre le temps d’un amour absolu, fidèle, éternel. C’est un amour qui remplit la vie, tout le reste de la vie, il occupe le temps, il absorbe tous les discours, tous les mots, tout l’imaginaire dont on dispose. C’est un amour qui a pour symbole les cadenas accrochés à un réverbère du pont Milvio ! Mais peut-on prendre un cadenas comme symbole de quelque chose qui ne soit pas la prison ?

De cet amour sirupeux fait de couples, de liens, de coeurs qui papillonnent et de symboles, signes, preuves, confirmations, l’étudiant s’en nourrit, et la plupart des gens trouvent juste qu’il le fasse. Autant ça qu’une dose d’héroïne. Mais toute cette histoire sert de toile de fond à une réalité qui va dans une autre direction : le couple qui ne dure pas, un plaisir qui ne vient pas, la famille qui se brise, des relations dont on se demande à quoi elles tiennent, des projets qui s’effondrent, des identités qui se brouillent. Tout l’imaginaire amoureux de la génération sociale de l’étudiant prend son envol vers l’harmony, vers les rives d’un amour exotique. Mais ce n’est que du piment. C’est la colle qui fait tenir les rapports réels, ceux dans lesquels se rencontrent les corps, dans lesquels on est ensemble et on se laisse aller, dans lesquels on jouit de l’autre et avec l’autre. Bref, une espèce de mégatoile de fond, hypertrophie du discours amoureux qui n’a rien à voir avec la vie relationnelle et sexuelle. Deux faces de la même médaille qui ne se regardent pas.

En effet, malgré la fidélité, le couple, l’amour absolu dont on se gargarise et rebat les oreilles dans sa génération sociale, l’étudiant (et l’étudiante évidemment) en réalité se fiche pas mal du cadenas. Il agit donc comme il le doit, se laissant guider par ses hormones et par son envie ou culot d’expérimenter. D’où une multitude de liaisons à trois, d’écarts de parcours, de combinaisons variées. Et on commence à comprendre que, s’il doit y avoir consolation, c’est bien celle-là.

L’armée du surf, elle, ne sait plus qu’en faire de la compassion, du péril social dans lequel elle risque de glisser, de la consolation. Elle en a par-dessus la tête de ces différentes émotions qui enveloppent et définissent la génération sociale où on case l’étudiant. De la compassion, de la misère dans laquelle il patauge, des pleurnicheries des copains, des soupirs étouffés des parents, de la compréhension des autres. Des promesses non tenues, des pactes sociaux qui ne lui garantissent plus rien.

L’armée du surf, elle, n’en veut pas de la normalité d’une vie d’étudiants condamnés dès le départ. Elle s’en fiche des consolations et des ersatz de bonheur de quatre sous qu’on lui sert.

L’armée du surf n’arrive pas à s’imaginer comme une génération battue d’avance. Elle veut dire son mot. Elle veut se mettre à prendre les décisions qui la concernent. Elle n’en peut plus des hypothèques que d’autres n’arrêtent pas de signer par-dessus sa tête. Des chantages, des médiations, de la raison économique, de la situation telle qu’elle est.

L’armée du surf n’est pas faite de « jeunes » qui se révoltent en tant que « jeunes », comme si se révolter faisait partie des amusements de la jeunesse. Elle est faite d’étudiants qui veulent trouver un sens à leurs actes. D’ex-étudiants qui pensent qu’il y avait une alternative à leur désolante situation présente. De tant d’autres qui ont étudié puis abandonné, ont recommencé et encore abandonné, qui ne sont pas résignés ni même jeunes, et qui choisissent de se jeter dans la vague, parce que la vague a quelque chose à dire.

L’armée du surf retourne à l’envoyeur la représentation sociale qui, des jeunes, fait un problème, ou un malaise ou une urgence. Parce que les samedis soirs, le trinôme disco-alcool-drogue, la violence des petites bandes, ne sont pour l’armée du surf que produit de consommation pour jeunesse sociale. Une jeunesse sociale fabriquée par ceux qui vendent des marques, de la politique, des passions tristes. Une jeunesse conditionnée, marchandise à placer là où il y a un marché, avant que le marché ne vise d’autres cibles. Eh bien, ce coup-ci, c’est raté. L’armée du surf n’est pas un segment de marché à qui fourguer des formes de vie précuite, on est tous prêts à crier au scandale si pour un téléphone mobile on se bat au couteau. Et l’armée du surf qui dispute aux VRP le marché des formes de vie, n’abandonnera pas le terrain si facilement.

L’armée du surf ne veut plus entendre parler d’entrer dans la vie avec une dette au-dessus de la tête. Un prêt pour étudier, pour acquérir une formation, un prêt pour pouvoir demander d’autres prêts si par hasard on trouve un travail. L’armée du surf ne doit rien à personne. Elle ne s’est acheté à crédit ni téléviseurs à plasma, ni canapés, pas plus que des produits de spéculations immobilières, des vacances, des chirurgies esthétiques. Et elle se fiche de la crise actuelle, cette crise n’est pas la sienne, mais celle de qui a vendu du vent, qui avait des revenus de millionnaire, qui voit maigrir ses rentes. Ce n’est pas sa crise. L’armée du surf, elle y est déjà depuis un bout de temps, dans la crise. Celle des chambres à louer payées comptant, des manuels que le prof veut voir à l’examen parce que comme ça, il peut contrôler ses droits d’auteur, des petits travaux au noir à trois euros cinquante l’heure, des cours particuliers pour les examens d’entrée. Ça fait des années que l’armée du surf se paie sa crise. Maintenant elle dit : ça suffit la crise, la nôtre et celle des autres.

1. Bradipo : le bradype (ou paresseux) est un petit animal qui se caractérise par sa lenteur. Par analogie, il est courant d’utiliser ce terme pour définir un certain type d’étudiant.

2. Roberto Cota : actuel président de la région Piémont.

3. Maria Stella Gelmini : élue à la Chambre des députés (Forza Italia) en 2006 et ministre de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche du gouvernement Berlusconi IV, du 8 mai 2008 au 16 novembre 2011 (cf. annexe : contexte historique.

[Traduction de l’italien par Annie e Walter Gamet]

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