En 2001 Gênes avait été le point de bascule à partir duquel le mouvement altermondialiste allait devenir en Europe un vrai mouvement de masse. Mais Gênes avait aussi permis aux Italiens d’expérimenter de nouvelles formes d’alliances entre les mouvements implantés depuis des décennies – la CGIL, la FIOM ou ARCI – et d’autres beaucoup plus jeunes qui avaient pris leur essor dans les années 1990 comme les centres sociaux, les Cobas et les syndicats indépendants, et surtout Rifondazione Comunista. Rifondazione avait été créé par ceux qui, dans le PCI, refusaient la social-démocratisation de ce parti, rejoints par ce qui restait des forces issues de mai 1968 et des syndicalistes comme Fausto Bertinotti et s’est rapidement imposé comme un parti-mouvement capable d’être à la fois présent sur la scène électorale et partie prenante des mobilisations au même niveau que les forces syndicales ou associatives.
À partir de Gênes, les mobilisations allaient se développer à un rythme très rapide en Italie, sur de nombreux terrains : l’altermondialisme avec le Forum social européen de Florence, les questions sociales, les premières mobilisations contre Berlusconi, le refus de la guerre en Irak en 2003, etc. Mais cette vague de mobilisation marqua rapidement le pas par l’absence de victoire significative sur le plan international, avec l’intervention en Irak de la coalition dirigée par les États-Unis, avec participation italienne, et surtout sur la politique économique et sociale où aucun coup d’arrêt sérieux n’a pu stopper l’avancée du néolibéralisme. La victoire en 2006 de la coalition de centre gauche dirigée par Prodi, avec la participation de Rifondazione Comunista, allait amplifier le recul : après quelques mois d’euphorie pour fêter la défaite de Berlusconi, la coalition allait poursuivre une politique similaire sur le plan économique et social, provoquant par là-même le désenchantement de beaucoup de ceux qui avaient participé aux récentes mobilisations, puis la désagrégation de Rifondazione Comunista…(….)
(…) L’expérience de la collaboration avec Rifondazione Comunista dans les années 2000 reste douloureuse : ce parti avait été accepté comme un « quasi-mouvement » à égalité avec les autres syndicats et mouvements sociaux à partir des manifestations de Gênes, mais quand le parti décida en 2006 de se joindre à la majorité de centre gauche, au Parlement et au gouvernement, il exigea des mouvements avec lesquels il travaillait de rompre avec ceux qu’il estimait trop « radicaux ». Une exigence refusée par tous, mais qui laissa un goût amer et le sentiment qu’il fallait en finir avec cette vision utilitariste des mouvements sociaux.
Christophe Aguiton, août 2011
1. La CGIL était présente aux débats pour les 10 ans de Gênes, mais elle n’avait pas appelé, à la différence de la FIOM et des COBAS, aux mobilisations de 2001.
2. La FIOM était considérée dans les années 1990, à l’époque où Claudio Sabbatini en était le secrétaire général, comme le « 3ème parti communiste » à côté de la majorité du PCI qui se transformait en ce qui allait devenir le Parti démocrate et de la minorité qui créait Rifondazione Comunista.
3. Les Cobas sont nés dans différentes entreprises et secteurs professionnels dès les années 1980 face à des confédérations jugées trop conciliatrices dans leur orientation syndicale. (…)

2/ ANNÉE 2008
– Mai 2008 :
Le calamiteux gouvernement Prodi II, désavoué lors des élections d’avril 2008, est remplacé par le gouvernement Berlusconi IV.
– Septembre 2008 :
Maria Stella Gelmini, ministre de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche, présente un décret loi intitulé “Dispositions urgentes concernant l’instruction et l’université”, qui provoque un vaste mouvement de protestation des étudiants et des lycéens. Toutes les composantes de ce mouvement se reconnaissent dans le vocable “L’Onda” ou “L’Onda anomala” (“La Vague” ou “Le Raz-de-marée”).
(Extrait de l’article : Italie : la force des mouvements et la politique de la peur, 28 octobre 2008, consultable sur le site Caius Gracchus fecit)
(…) Après quelques mois de silence, depuis le désastre des élections législatives d’avril et la déferlante raciste et fascisante qui a envahi la péninsule, un puissant mouvement de lutte s’est levé depuis le début du mois d’octobre. D’imposantes manifestations antiracistes, protestations tous azimuts de la part de la gauche contre les mesures gouvernementales, retour en force des luttes syndicales, et maintenant un énorme et puissant mouvement de contestation et d’occupation dans les écoles, les lycées, les universités qui s’étend à vue d’oeil dans toute la péninsule. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est la réforme de l’instruction et de l’Université prévue par la Ministre Gelmini. Il s’agit d’un véritable massacre de l’éducation et de la recherche, de la suppression d’environ 140.000 postes, de la réintroduction de mesures répressives visant uniquement la discipline tout en diminuant les moyens et en augmentant les effectifs par classe. Quant à la recherche il s’agit de mener à terme la « privatisation » par le renforcement des critères de rentabilité et de conformité au marché. Tout ceci dans une école et une Université qui, au fil des années ont subi les ravages successifs des réformes de Luigi Berlinguer (ancien ministre de gauche) puis des tristes réformes de Letizia Moratti, ancienne Ministre dans les gouvernements Berlusconi I et II, ayant pour conséquence l’augmentation de la sélection sociale, la diminution du niveau d’enseignement pour les couches sociales les moins favorisées et l’augmentation continue des droits d’inscription.
– Octobre 2008 :
Francesco Cossiga, ancien Président de la République italienne, puis Sénateur à vie, répond le 22 octobre 2008 aux questions du journaliste Andrea Cangini. L’interview publiée le lendemain dans le Quotidiano nazionale a un grand retentissement.
Andrea Cangini : Président Cossiga, vous pensez qu’en menaçant de faire usage de la force publique contre les étudiants, Berlusconi a exagéré ?
Francesco Cossiga : Cela dépend, s’il se considère président du Conseil d’un État fort, non, il a très bien fait. Mais l’Italie est un État faible et dans l’opposition, on n’a pas le PCI granitique mais l’évanescent PD, alors je crains que les actes ne suivent pas les paroles et que Berlusconi par conséquent fasse piètre figure.
Cangini : Quels actes devraient suivre ?
Cossiga : Maroni (le ministre de l’Intérieur de l’époque, Ndt) devrait faire ce que j’ai fait moi-même quand j’étais ministre de l’Intérieur (pendant les années 70, Ndt).
Cangini : C’est-à-dire ?
Cossiga : Tout d’abord laisser tomber les lycéens, car imaginez ce qui arriverait si un jeune était tué ou gravement blessé…
Cangini : Les étudiants, par contre ?
Cossiga : Les laisser faire. Retirer les forces de police des rues et des universités, infiltrer le mouvement par des agents provocateurs prêts à tout et laisser pendant une dizaine de jours les manifestants dévaster les magasins, incendier les voitures et mettre les villes à feu et à sang.
Cangini : Et après ?
Cossiga : Après, forts du consensus populaire, le son des sirènes des ambulances devra couvrir celui des voitures de police et des carabiniers.
Cangini : Dans le sens…
Cossiga : Dans le sens où les forces de l’ordre devraient les massacrer sans pitié et les envoyer tous à l’hôpital. Pas les arrêter, car les magistrats auraient vite fait de les remettre en liberté, mais les battre jusqu’au sang et battre jusqu’au sang aussi ces enseignants qui fomentent ça.
Cangini: Même les enseignants ?
Cossiga : Surtout les enseignants.
Cangini : Président, ce que vous dites est paradoxal, non ?
Cossiga : Je ne dis pas les anciens, bien sûr, mais les toutes jeunes enseignantes oui. Vous rendez-vous compte de la gravité de la situation actuelle ? Il y a des enseignants qui endoctrinent les enfants et les jettent dans les manifestations : un comportement criminel !
Cangini : Et vous, vous rendez-vous compte de ce qu’on dirait en Europe après un traitement de ce genre ? On dirait que c’est le retour du fascisme.
Cossiga : Sornettes, voilà la recette démocratique : éteindre la flamme avant que ne se propage l’incendie (…).
– Novembre 2008 :
L’éditeur engagé DeriveApprodi publie L’esercito del surf. La rivolta degli studenti e le sue vere ragioni de l’Internazionale surfista, prenant ainsi toute sa place dans le mouvement.
Note des traducteurs
Nous ne dirons pas que le titre de ce présent opuscule L’esercito del surf, militaro-sportif ait suscité en nous l’envie immédiate de nous y plonger. Mais une dédicace à Gilles Deleuze, une quatrième de couverture incitative, et puis la recommandation des jeunes rédacteurs du journal lillois La Brique… Nous avons commencé la lecture et sommes allés pratiquement d’un trait jusqu’au bout.
Au fil des pages, chacune des voix qui composent cette « armée » a résonné de plus en plus profondément en nous. D’un chapitre à l’autre, le rythme s’est imposé : flot léger de phrases minimales, familières, répétitives, simplement juxtaposées, à l’humour grinçant ou à l’argot provocateur, teintées d’une froide ironie ou lourdes de sarcasmes rageurs ; et soudain, l’ampleur, l’enchaînement presque ronflant des propositions rigoureusement hiérarchisées en cascades de périodes ; et encore l’incantation lyrique, l’élan enthousiaste, quasi épique, de « l’armée des surfeurs ».
« L’onda », la vague s’enfle, celle d’une génération que les pouvoirs sacrifient délibérément au nom du profit, mais qui refuse de mourir et trouve en elle-même les sources de sa propre énergie pour renaître sans fin. Une jeunesse qui crie sa révolte, analyse, s’approprie le savoir, se rassemble, partage, crée ses propres voies sans jamais collaborer avec le système destructeur.
En ce qui nous concerne, c’est peu de dire que l’enthousiasme a été contagieux : il fallait participer au mouvement, le rendre audible au plus grand nombre. Dans cette perspective, traduire, c’était nous emparer du texte, en saisir la matière, nous y immerger, puis le redonner en partage, aussi juste et puissant que possible. Nous serons récompensés si, grâce à notre travail, le lecteur francophone trouve ici, dans L’Armée du surf, l’écho de ses propres luttes, découvrant alors qu’il n’est pas seul à refuser de participer à son propre anéantissement, et qu’il peut se joindre à cette part vivante de l’humanité qui résiste coûte que coûte, analyse, fait front, et crée le chemin de sa propre liberté.
A. et W. Gamet
Le texte original ne comporte aucune note explicative. Nous en avons rédigé quand il nous a semblé que le texte pouvait rester obscur à ceux qui ne sont pas familiers des us et coutumes de la Péninsule.
Sommaire
« Avant-propos »
Compassion, haine et amour : la génération sociale de l’armée du surf
« Une république fondée sur le chantage »
L’armée du surf tourne le dos à l’avenir
« 3 étudiants au prix de 2 »
L’armée du surf se fait sa réforme toute seule
« Vous devez nous donner l’argent »
L’armée du surf à l’abordage
« Vous ne m’aurez jamais comme vous voulez »
L’armée du surf se passe de la gauche
« Laissez-nous tomber ! »
L’armée du surf aux prises avec les requins
« Rendez-vous ! »
La vague qui vous emporte, c’est nous.
[Traduction de l’italien par Annie e Walter Gamet]