La Nécessité, selon le Choeur, in Alceste (vv. 962-981) d’Euripide, trad. Charles Delanoue, Folia Electronica Classica, t. 28, juillet-décembre 2014 :
La Muse aidant,
Je me suis élancé vers les sommets sublimes,
De toute science sondant
Ses fonds les plus intimes.
Rien n’est plus fort que la Nécessité.
Contre elle il n’est point de remède,
Ni dans les chants qu’Orphée en tablettes de bois
a gravés par sa voix, ni dans ce qui procède
Des herbes dont Phébus indique les emplois.
De la Déesse
On ne pourrait adorer les autels.
Nul devant son statut à genoux ne s’abaisse
Pour l’implorer, adresser des appels.
Seule est ainsi cette Divinité.
Déesse vénérable,
Ne te montre dans l’avenir
Pour moi plus redoutable
Qu’au temps passé. Ne te fais pas honnir
Car Jupiter à qui tout est loisible
Agit par toi.(…)
…….
Nécessité, c’est tout ce qui se produit inévitablement. Inutile de lire les poètes et les philosophes dans le but de contrer la déesse. Telle le plus puissant des remèdes, elle peut guérir ou tuer, et l’homme ne peut rien y faire. Les prières et les sacrifices ne sont d’aucune utilité, car Nécessité est inexorable. L’homme est impuissant, sa volonté est réduite à néant. Nécessité exerce immanquablement une volonté souveraine et incontestable, celle du maître des dieux, Zeus, simplement en répondant à son signal.
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Ainsi est-il voulu là-haut, où l’on peut tout
Ce que l’on veut ; n’en demande pas plus.
C’est ce que Virgile dit à Charon le démon dans le dernier chant de l’Enfer de Dante. Dans quel lieu la volonté coïncide-t-elle avec la possibilité ? Où peut-on tout ce que l’on veut ? Au paradis, assurément. Pouvoir et vouloir ne coïncident qu’en Dieu, certainement pas en l’homme. Celui-ci la plupart de temps veut, mais ne peut pas. La limite de l’homme est tout entière dans sa volonté, et vouloir l’exalter comme décisive constitue une grave manifestation de l’hybris. Même si Dante s’exprime dans la perspective théologique d’un homme du Moyen-Âge, on peut selon moi en faire une lecture laïque, applicable au monde contemporain, dans lequel l’homme souffre d’un hybris tout aussi grave, qui lui vient de son sentiment de toute puissance, de sa foi aveugle dans la technoscience.
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Je lis Homo resiliens, in Odio la resilienza. Contro la mistica della sopportazione 1, de Diego Fusaro : l’auteur se livre à une critique féroce de la résilience, exprimée en ces termes : “ Avec la résilience, nous nous écartons lâchement de l’une des prérogatives qui nous caractérisent le mieux comme partie intégrante du genre humain, je veux dire celle de ne pas nous satisfaire des choses telles qu’elles sont et par conséquent d’être capable, soutenu par la volonté militante, de les changer en vue de suites plus dignes, d’états différents et meilleurs, de toute façon moins indécents que ceux en cours.”
L’insatisfaction est la clé de la volonté, “la volonté militante”, comme le veut Fusaro, fondée sur la critique de l’état présent des choses, des causes et responsabilités qui l’ont déterminé. Si l’on se refuse à vivre dans l’illusion et l’auto-illusion, je suis convaincu qu’une approche critique de la réalité est nécessaire et obligatoire, mais que ce serait une grande erreur de passer de la critique à la haine, car, comme l’illustre abondamment l’histoire, cela ne peut qu’engendrer d’immenses douleurs. La “critique militante” n’est pas une façon de s’affirmer ni d’imposer aux autres sa propre volonté de puissance, du moins jusqu’à preuve du contraire. Or cette preuve ne serait-elle pas la haine déclarée contre l’ennemi ? Le sujet militant ne peut pas s’exclure de l’exercice de la “critique militante”, celle-même qui révélera les limites et les pièges de la volonté, ses faux semblants et ses prétextes. Mon “moi” et la réalité, nous ne sommes pas différents, nous ne sommes pas sujet et objet comme on le croit quand on exerce sa “volonté militante”, mais nous formons dans le monde un seul être vivant en constante mutation.
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La volonté doit servir à vivre bien (moi je veux vivre bien), il n’y a donc pas de formule valable pour toutes les situations, il faut s’adapter au fur et à mesure. Vivre bien, c’est-à-dire en premier lieu éviter le conflit. L’homo polemicus, qui a conçu la formule de la destruction de l’humanité, qui hait ses semblables et souhaite leur mort, les prétendant, de manière trompeuse, différents de lui, le cannibale, ne devrait pas avoir le dessus sur l’homo criticus (y compris de soi-même), qui par l’examen attentif des idées sait discerner quel serait le meilleur moyen de se conduire dans le monde.
L’homme est un être tragique puisqu’en naissant il va à la rencontre de la mort. La volonté peut l’aider à vivre bien, mais s’il s’agit d’une volonté de puissance, elle est mauvaise conseillère et accélère sa marche vers la mort.
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Quelques-uns rêvent de révolution violente contre quelques autres qui détiennent le pouvoir et cherchent à le garder en monopolisant la violence : ceux-ci massacrent les peuples, leur pensée se caractérise par la mauvaise foi et l’intérêt égoïste ; ceux-là sont animés d’un sens critique très prononcé (mais pas autocritique), et s’ils prenaient le pouvoir, ils massacreraient leurs semblables sans pitié ni remords. Puis nous avons les résilients, les plus nombreux, ceux qui se courbent, se relèvent et se courbent encore, à l’infini. Sans le savoir, ils préservent la vie nue – non pas un droit que chacun accorde mais une nécessité de la nature. En réalité, ils manquent de capacité critique dans les confrontations d’eux-mêmes et du monde. Enfin, il y a ceux qui n’appartiennent à aucun de ces deux groupes, n’ont pas le pouvoir et ne le cherchent pas, appliquent la critique à l’existant non par calcul ou insatisfaction, mais par désir de connaissance et de justice, tendent leur volonté vers le vivre bien, qu’ils recherchent à chaque moment de leur existence. Le vivre bien est une forme de résistance, c’est un détachement, une non-participation aux actions de qui veut garder le pouvoir et de qui fait pression pour l’obtenir, un refus du mensonge et du conflit. Car le mensonge naît toujours là où il y a conflit. Dans la mesure où polemos est, comme le veut Héraclite, “père de toutes choses”, ce dernier groupe sait que seule la négation de polemos, c’est-à-dire la résistance à sa logique, permettra de sauver la civilisation humaine, ou plutôt de continuer à vivre parmi les hommes, dans la cité. S’il est vrai qu’aujourd’hui la volonté humaine, poussée jusqu’à l’excès de puissance, pourrait conduire l’humanité à l’autodestruction, comme l’implique le fait que de nombreux états possèdent la bombe atomique, la volonté des résistants aujourd’hui non seulement se présente comme l’unique force positive de la cité, mais aussi comme la seule capable de donner à tous les hommes une perspective d’action non violente, encore inachevée, mais, sur le long, le très long terme, utile à la nécessaire transformation anthropologique de l’homme, destiné à choisir entre une possible autodestruction et une évolution souhaitable.
[Traduzione di Annie Gamet]