Quelle rigolade ! Ma sœur était volontiers facétieuse, elle entreprit l’inventaire de la gent masculine du village ! En tête de son grand rouleau, figuraient les rares étudiants qu’on voyait généralement revenir au village pour les vacances, qu’elle suspecta de vouloir meubler leur oisiveté estivale.
« Ah non ! C’est moins banal que ça ! ». Elle égrena alors les noms de quelques jeunes voisins déjà dans la vie active, plutôt balourds comme le fils du boulanger au regard perpétuellement enamouré, celui du quincaillier, coureur de jupons notoire que son père ne parvenait pas à fixer derrière le comptoir, celui du gros fermier d’en face qui au XXe siècle croyait encore aux amours ancillaires.
« Tu as tout faux, tu penses sérieusement qu’il faut être jeune pour ces choses-là ? ». Alors défilèrent tous les « vieux beaux » du village, comme le boucher qui ne ratait pas une occasion de faire des blagues salaces dont il était le seul à rire, le receveur des postes beau parleur brillantiné toujours tiré à quatre épingles, le secrétaire de mairie dragueur affiché avec son petit bolide de sport, et quelques autres encore, plus pittoresques les uns que les autres, que j’ai vite innocentés.
« Bon je te donne des indices : homme respectable au-dessus de tout soupçon, la cinquantaine bien tassée, bon mari, bon père… ». Elle en cita quelques-uns, riant de ses trouvailles, puis devant mes dénégations : « Je donne ma langue au chat !
– Monsieur Q.
– Ben quoi, Monsieur Q. ? dit-elle sans comprendre. Oh ! Monsieur Q. ? répéta-t-elle en détachant les syllabes, sidérée, à la fois incrédule et hilare ! Allez, raconte comment il s’y est pris !
– Très directement, avec plus de gestes que de discours ! Il a frappé à la porte de derrière au début de l’après-midi, je l’avais vu passer dans la cour, j’ai ouvert aussitôt, m’apprêtant à lui serrer la main, et à le renseigner sur la date du retour des parents. Je me suis étonnée qu’il garde ma main dans la sienne et que, m’attirant contre lui, il m’applique deux tendres baisers sur les joues ! Mais bien plus grande a été ma stupeur quand j’ai compris qu’il ne me lâchait pas, qu’il resserrait son étreinte autour de ma taille et cherchait à embrasser ma bouche, tout en bredouillant je ne sais quel propos flatteur sur ma personne.
– Et alors ?
– Rien de plus, coquine ! Un mouvement de recul pour me dégager et le repousser a suffi pour lui faire prendre conscience de l’incongruité de sa conduite ! Après quelques paroles confuses, il s’est éclipsé ! ».
Si Monsieur Q. était de loin le dernier séducteur que ma sœur, comme moi-même, pouvions soupçonner, c’est qu’il faisait partie de notre cercle rapproché ! Patron respecté d’une petite entreprise de serrurerie d’une quinzaine d’ouvriers (et ouvrières…), il formait avec notre chère institutrice, la collègue de mon père, un couple uni, avec lequel mes parents entretenaient des liens de profonde amitié depuis leur installation dans le village une vingtaine d’années avant ces faits. Il m’avait donc vu naître et grandir, jouer avec ses propres enfants lors des réunions amicales entre les deux familles. À partir de mon entrée au lycée, puisque j’étais devenue une « grande », vis-à-vis de lui s’était tout naturellement instaurée une distance respectueuse selon les codes de la politesse de l’époque, et jamais je n’avais noté quoi que ce soit d’inconvenant dans son comportement.
« Ah ! la chair est faible, conclut ma sœur, et la cervelle aussi ! Je suis triste pour mon institutrice préférée.
– Madame Q. est peut-être plus avertie qu’on ne croit. Écoute ! »
Je lui contai alors que deux jours après cette scène, j’étais allée chez Madame Q. pour lui rendre les livres qu’elle m’avait prêtés. Je n’aurais pas dû trouver son mari à la maison à cette heure de la journée, mais il s’était attardé après le déjeuner. Poignées de mains courtoises, conversation détendue ! Et voilà que Madame Q. remarquant mes ongles, longs et vernis, avait saisi ma main et plaisanté ainsi : « Regarde Roland ! Prudence avec les demoiselles ! Un coup de griffe est vite arrivé ! ». Il y eut entre Monsieur Q. et moi un échange de regards puis de sourires ; une sorte de complicité amusée, finalement sans le moindre trouble. L’épisode était clos, petit secret sans importance, qui flotterait légèrement dans nos mémoires.
Aujourd’hui que Monsieur et Madame Q. sont décédés depuis longtemps, leur souvenir m’est resté cher. Et j’ai toujours eu plaisir à penser que rien n’a perturbé les liens d’amitié que mes parents entretenaient avec eux et qui leur ont mutuellement adouci les dernières années de leur vie.
Il n’en est pas toujours ainsi. En 2005, lors d’un séjour dans la famille d’un vieil ami de faculté, j’ai pu me rendre compte que les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets.
Je m’attendais au cours de ma visite, à rencontrer selon l’habitude prise, Éric et son épouse, leurs collègues du village voisin et amis de longue date, car pour les deux familles étroitement liées, toute occasion était bonne pour partager un moment de convivialité. Comme rien de tel ne s’annonçait, j’ai demandé des nouvelles : « Nous ne nous voyons plus, me dit mon ami avec tristesse, depuis que Jeanne nous a informés, sa mère et moi, de la conduite ‘inappropriée’ d’Éric à son égard, un jour qu’elle l’avait appelé à l’aide, affolée, presque en larmes, parce que sa vieille voiture ne démarrait pas. Tu connais Jeanne, elle a vingt ans, mais c’est une vraie gamine ! Quand elle s’est vue tirée d’affaire, elle n’a pas épargné les démonstrations d’amitié, les effusions et embrassades, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’Éric ‘profitait de la situation’ – ce sont ses mots – pour rechercher un contact plus sensuel.
– Je suppose qu’elle ne s’est pas laissé faire et qu’il n’a pas insisté ?
– Exactement. Et l’affaire aurait dû en rester là, mais Jeanne a cru bon de se confier à sa sœur aînée, pour déterminer la conduite à tenir en pareille circonstance. À l’issue de ce conseil, Éric était repeint en satyre, sans que lui soit accordé de circonstance atténuante (au moins l’absence de préméditation !), et les deux sœurs estimaient de leur devoir de nous prévenir de la dangerosité de l’ami de la famille, nous les parents, laissant entendre qu’elles agissaient ainsi pour protéger la petite dernière d’une éventuelle agression… ».
Les faits avaient été dénoncés, Éric était le coupable désigné, il convenait donc de le rencontrer. Il avait reconnu d’emblée les « gestes déplacés », complètement désespéré d’avoir créé un tel gâchis en un instant d’égarement, qui, disait-il, l’avait pris totalement au dépourvu, et dont il ne comprenait pas lui-même comment il avait pu s’y abandonner. « Vois-tu, reprit mon vieux camarade visiblement affecté, j’ai beau être convaincu du peu d’importance de cette histoire, et au fond, comme je l’ai dit à Éric, lui conserver mon estime et mon amitié, désormais ni lui ni moi ne pouvons plus rien changer au cours des choses. Ce qui est fait est fait. Un désir troublant, obscur et fugitif a été dévoilé au grand jour, et les mots pour le dire ont donné une consistance épaisse à ce qui n’en avait guère, une pesanteur perverse à ce qui n’était que légèreté. Impossible de revenir en arrière. Sur ces questions, mes filles sont d’un rigorisme extrême ! Imagine-toi les accusations de machisme, d’insupportable connivence masculine que je devrais affronter si je leur laissais entendre le quart de ce que je te dis là ! ». Puis sur le ton de la plaisanterie, avec toutefois un brin de nostalgie inhabituelle chez lui, il se mit à évoquer l’ambiance révolutionnaire de la fac en 68, l’interdit d’interdire, les taquineries des copines féministes dont je faisais partie, nos luttes fraternelles contre tous les préjugés ‘bourgeois’ ! « Tout ça pour ça ! conclut-il, nos mœurs sont douces, nos filles sont éduquées à l’indépendance et libérées (comme on dit aujourd’hui sans plus savoir de quoi !), et pourtant – tyrannie de la transparence – je perds un ami. »
Aujourd’hui que la comédie humaine se joue dans le contexte sociétal de 2022, y figurent toujours et sans doute pour longtemps encore, ces trop tendres barbons qui un jour, baissent la garde et tentent leur chance plus ou moins adroitement, plus ou moins opportunément, auprès de jeunes premières qui, parfois secrètement flattées ou émues, s’en amusent, s’en étonnent, s’en offusquent, ou croient devoir s’en inquiéter et les dénoncer faute de parvenir à réduire l’aventure à ses justes proportions. Mais au fil du temps, le jeu s’est alourdi, les relations se sont tendues, tolérance zéro on ne plaisante plus ! Le mâle dominant est démasqué, ses victimes parlent enfin publiquement, elles sont écoutées, on théorise sur la nécessaire rééducation de l’ennemi héréditaire à qui tout profite depuis la nuit des temps, exploiteur de sa compagne jusqu’à l’amener à perpétuer elle-même l’ordre établi. Pire, alors qu’il n’y a pas si longtemps, la presse française s’enorgueillissait, à juste titre, de mépriser les sujets scabreux dans lesquels se complaisaient les confrères anglo-saxons, tout est changé aujourd’hui, les principaux médias jouent leur rôle normalisateur pour imposer le nouvel ordre moral, distribuant les bons et les mauvais points du politiquement correct : la sphère publique regorge d’histoires sans importance auxquelles est consentie la plus grande visibilité, au risque de créer la confusion avec la violence des agressions sexistes, tant d’atrocités qui détruisent des vies, sujet dont il n’est absolument pas question ici, mais qui peut justifier les récentes créations d’instances spécialisées au sein des partis politiques, universités, fonction publique, à condition toutefois que ces dernières ne confondent pas leur engagement militant avec une « chasse aux sorcières » d’un nouveau genre.
La large diffusion médiatique de l’une de ces histoires sans importance, rapportée au souvenir lointain des deux épisodes parallèles racontés ci-dessus, me donne la mesure de la dérive en train de s’opérer. Je constate, avec un certain malaise, qu’on peut, dans la France du XXIe siècle, s’endormir un soir sur la nouvelle de l’élection de tel député insoumis à la présidence d’une commission de finances, élection aussi difficile à gagner qu’à faire digérer par nombre de commentateurs acharnés à exclure cette gauche-là de l’arc républicain, et le lendemain apprendre par les médias l’indignité du même homme, accusé par une militante d’avoir, lors des rencontres d’été du parti huit ans auparavant, jeté sur elle des regards « gluants » (sic), et posé les mains sur son corps avec trop d’insistance… en dansant ! Oh rien qui tombe sous le coup de la loi, reconnaît-elle, mais une situation vécue comme une agression digne d’être rendue publique. Sans même douter de la réalité des faits ni du dégoût ressenti, je n’en reste pas moins sidérée que cela suffise aujourd’hui, dans notre état de droit, pour que, sans filtre critique, lui soient tendus les micros et largement ouvertes les pages des journaux. Certes la parole d’une « victime » du sexisme en milieu politique se vend très bien, mais contre quelle hérésie s’exerce ici la vigilance morale des médias ? Pour ma part, face à la difficulté de démêler le sombre enchevêtrement des multiples motivations qui conduisent à une dénonciation publique aussi insignifiante, je refuse l’instrumentalisation du processus de « victimisation », grâce auquel la proclamation d’une souffrance réelle ou supposée confère ipso facto le droit délirant de définir le camp du bien, le camp du mal, d’écraser l’autre sous sa propre supériorité morale et de lui infliger une mort sociale, professionnelle, politique.
Cherchant encore vainement en quoi consiste le progrès sociétal dans cette sorte d’affaire, je ne puis croire que soient définitivement perdus, dans la société française contemporaine, la perception fine et nuancée, sans préjugés, des multiples facettes du désir, la légèreté et l’humour dans les histoires qui traversent chacun, et surtout le charme incomparable de la mixité ; ni que tant de créateurs, capables de donner une forme artistique à leur regard sur la complexité des choses de la vie, d’en révéler la profondeur, d’agrandir les esprits, d’affiner les sensibilités, ne soient plus critiqués qu’au nom des luttes prétendument menées pour le bien et qui portent en elles tant de mal. Futilité coupable, je pense soudain à un certain cinéma, aux subtiles variations sur les troubles du désir et les rêves d’amour impossible dans des histoires sans importance, comme par exemple Le genou de Claire (1970) d’Éric Rohmer ou encore Baisers volés (1968) de François Truffaut, dont l’apparente superficialité touche pourtant au plus profond des pulsions. Il est grand temps, je crois, de regarder l’autre sans idées préconçues et de reprendre la conversation. Je choisis de le faire avec Marguerite Yourcenar qui, dans Quoi ? L’Éternité (1988, Gallimard, pp. 270 271), exprime ses raisons de revenir sur une expérience particulière, la caresse furtive, sans lendemain de la part d’un jeune cousin attiré par son corps de très jeune fille, autant dire le tabou absolu : « Je sentais vaguement qu’en lui quelque chose avait eu lieu. Mais je n’avais été ni alarmée, ni froissée, encore moins brutalisée ou blessée. Si je consigne ici cet épisode si facile à taire, c’est pour m’inscrire en faux contre l’hystérie que provoque de nos jours tout contact, si léger qu’il soit, entre un adulte et un enfant pas encore ou à peine pubère… »
Sans pour autant ignorer l’insupportable réalité de violences extrêmes commises sur des êtres sans défense, elle ajoute : « Il n’est pas sûr au contraire qu’une initiation à certains aspects du jeu sensuel soit toujours néfaste ; c’est parfois du temps de gagné. Je m’endormis contente d’avoir été trouvée belle, que ces minces protubérances sur ma poitrine s’appelassent déjà des seins, satisfaite aussi d’en savoir un peu plus sur ce qu’est un homme ». Une histoire sans importance donc, juste une étape secrète, intime, vers la découverte de soi-même, de l’autre, et des possibles relations entre les êtres, qui à la différence de nombre d’histoires étiquetées « gestes déplacés » dans la nouvelle nomenclature des « violences patriarcales », reste une vision d’innocence, d’une douceur apaisée, que je ne vois pas de raison de troubler.