Tout en marchant dans la pensée des vacances dans le Sud qui la rapprocheraient bientôt de l’homme qu’elle aimait à cette époque, elle n’avait pas tardé à se rendre compte qu’une voiture roulait au rythme de ses pas et que le chauffeur qui avait baissé sa vitre gesticulait pour attirer son attention et l’inviter à prendre place à ses côtés. Situation des plus courantes, qu’elle avait coutume de régler avec plus ou moins d’agacement selon son humeur ! Au premier feu rouge, en fille parfaitement avertie, elle avait signifié sèchement à l’importun qu’elle n’avait pas besoin de taxi, qu’elle ne montait jamais en voiture avec les inconnus, fussent-ils au volant d’une Ford Mustang aussi chère qu’une maison, et qu’au lieu de la draguer aussi grossièrement, il ferait bien d’aller à ses affaires. Ce qui n’empêcha pas, semble-t-il, le monsieur de continuer à la suivre jusqu’à la fac, puisqu’un quart d’heure plus tard, alors qu’elle avait oublié cet épisode, il parut au bas de l’escalier, s’approcha d’elle pour se présenter, et lui proposer de faire quelques pas en sa compagnie. Pourquoi avait-elle accepté ? Peut-être justement parce que l’homme n’avait nullement l’aspect du séducteur-type qu’elle avait coutume d’évincer ; celui-ci au contraire, totalement dépourvu de charme, avec sa silhouette trop lourde et son visage trop rond, ne lui était pas antipathique, ses premiers mots l’avaient même fait rire, le regard franc qu’il portait sur elle ne l’agressait pas ; alors, puisqu’elle était libre de son temps et que personne ne l’attendait, pourquoi pas ! C’était l’heure du déjeuner, elle accepta l’invitation au restaurant.
De quoi avaient-ils parlé ? Maryse est incapable de s’en souvenir. Elle ne sait même plus si ses résultats d’examen avaient été donnés ce jour-là. Elle se souvient seulement qu’au cours de leur conversation civilisée et détendue, elle avait eu le sentiment que s’établissait une authentique relation entre elle et ce PDG d’une grosse entreprise de la métropole, cultivé, drôle, et qui – bon point pour lui – ne s’était permis aucune indiscrétion ni allusion grivoise à son égard. « À cette époque de ma jeunesse, analysa-t-elle, j’appréciais ce type d’échanges distingués avec les messieurs plus âgés que moi ; pas par coquetterie, juste parce que la simple conscience d’un certain pouvoir de séduction, s’il existait, me libérait de ma timidité naturelle, me grandissait et me donnait extraordinairement confiance en moi ». Si bien qu’au sortir du restaurant, quand il lui proposa, si elle n’avait rien de mieux à faire, d’aller boire un verre au bar de l’aéroport de Lille, elle accepta.
C’est lorsqu’il gara la voiture dans la cour d’une maison isolée de la campagne flamande, lui disant qu’il voulait d’abord lui montrer cette propriété, qu’elle comprit d’un seul coup, mais trop tard, qu’elle ne maîtriserait plus rien. « Imagine-toi, me dit-elle, personne ne savait où j’étais, même pas moi. Et pas de smartphone, hein ! ».Tentant encore malgré l’angoisse grandissante de donner un tour normal à la situation, elle était entrée dans la maison, s’était assise au salon, comme s’ils allaient tout simplement continuer à bavarder. « Cela te plaît ici ? » demanda l’homme la tutoyant pour la première fois et l’attirant vers lui pour l’embrasser. Elle fit un bond en arrière, se détacha de lui, cria sa révolte devant la confiance trahie, argumenta, reprocha, je crois qu’elle se débattit et hurla quand il la serra de nouveau. Changeant de ton, il lui fit alors remarquer qu’elle pouvait faire tout le bruit qu’elle voulait car personne alentour ne l’entendrait, et désignant les instruments de fer forgé dans la cheminée, il ajouta qu’il avait à sa disposition les moyens de la faire taire si elle continuait. C’était vrai ! Aucune échappatoire… Les représentations horribles de viol, de séquestration, de torture en tous genres, jusqu’au meurtre, lui embrumaient l’esprit. Épouvantée de se voir totalement à sa merci, elle se tut, mais à partir de ce moment tout son être se tendit dans la volonté de sortir de là vivante. Une rapide évaluation de sa situation lui fit comprendre le danger de résister, elle se décida à feindre d’accepter l’aventure et à subir ce qu’elle ne pouvait pas empêcher, bien entendu sans adhérer mentalement à quoi que ce soit. Elle se laissa donc conduire dans une chambre, il la voulait nue, elle se dénuda, comme il le fit lui-même avant de la toucher. C’est alors que survint ce que, glacée de terreur, elle n’aurait jamais cru possible, à peine la main honnie l’avait-elle effleurée au plus secret de sa chair, qu’elle éprouva la soudaine et irrépressible fulgurance de l’orgasme, incompréhensible et révoltante trahison de son propre corps, et qui malgré ses efforts pour le cacher, n’échappa pas à l’homme : « Ah, toi aussi tu aimes ça ». Elle en rit maintenant : « gras et velu jusqu’aux épaules…Il m’en aurait fallu des jours de complicité mutuelle pour l’accepter, moi qui n’aimais que les hommes minces et glabres ! Et je t’épargne l’odeur de transpiration à peine masquée par l’eau de toilette de luxe ! Et tout le reste !… Fallait-il qu’il soit exclusivement centré sur lui-même pour ne rien percevoir des atroces tensions intérieures qui me déchiraient, qui m’écartelaient, et que je dissimulais sous ma passivité !».
Lorsqu’au moment de monter en voiture pour la raccompagner il lui demanda d’écrire son nom et son adresse sur la feuille qu’il lui tendait, parce qu’il voulait la revoir, toujours nouée par la peur elle ne tricha pas, craignant qu’il ne vérifie l’exactitude sur ses papiers. Elle reçut les jours suivants deux ou trois lettres insistantes, elle ne retrouva la sérénité qu’après avoir rendu la clef de sa chambre d’étudiante et quitté Lille. À la rentrée suivante, elle avait changé de quartier.
« Dis-moi, Maryse, as-tu songé une seconde à le dénoncer, à porter plainte contre lui ?
– Aller de ma propre volonté, me mettre, non pas le corps mais l’âme à nu, la donner en pâture aux balourds de la police, la leur laisser décortiquer, grignoter ? Que non ! J’en savais assez sur leur hargne contre la jeunesse étudiante de 68 pour ne pas leur donner l’occasion de m’humilier et de me rire au nez ! Pense donc : un viol sans violence physique… Pas le moindre hématome à faire constater ! Un mensonge et des menaces impossibles à prouver ! Du reste, je m’en tirais sans dommage majeur, et à la réflexion, je considérais l’individu en question comme le trop banal produit d’un certain mode de pensée à l’époque et dans sa classe sociale : habitué à dominer, à penser qu’un non prononcé par une femme signifiait oui, à obtenir ce qu’il voulait sans trop se préoccuper des moyens utilisés. Au demeurant plutôt doux, pour peu qu’on accède à ses désirs, mais pas du tout programmé pour une relation égalitaire ! Non, vois-tu, c’est avec moi-même, avec moi seule, que j’ai fait les comptes, pour avoir laissé le piège se refermer sur moi ».
Cette journée particulière constitua donc pour Maryse, dans le secret de sa conscience, une expérience de vie qui, avec la somme de tant d’autres de natures diverses, contribua à affiner sa perception personnelle de l’âme humaine et des relations que les êtres peuvent nouer ensemble. Mais longtemps le souvenir de la part instinctive et obscure d’elle-même, qui avait fait consentir son corps à ce que refusait énergiquement tout son moi conscient, resta pour elle une énigme et une source de malaise. Elle n’en fut délivrée que trois ou quatre ans plus tard, lorsque triant ses livres de lycéenne, elle trouva par hasard, entre les pages d’un recueil de textes du Moyen-Âge, une petite note oubliée qu’elle-même avait rédigée autrefois sur la mandragore : plante liée à la sorcellerie, à la forme vaguement humaine, qui se multipliait, croyait-on, au pied des gibets, où la terre aurait été fécondée par le sperme des pendus, dont le corps réagissait mécaniquement à l’approche de la mort. Éros et Thanatos, chacun des deux nécessaire à l’autre, la pulsion de vie face à l’angoisse de la mort. Alors elle se souvint, et sut aussitôt très exactement qu’en elle aussi en ce jour de juin 1968, s’étaient rejointes les deux forces extrêmes, la terrible angoisse de la mort et l’impérieuse pulsion de vie. Il lui fut donné une vingtaine d’années plus tard d’en recevoir une sorte de confirmation, hors de tout contexte sexuel : tandis qu’une panne soudaine avait faussé la direction de sa voiture, devenue quasi incontrôlable, sous une pluie battante, à la tombée de la nuit, en plein milieu d’un échangeur autoroutier au moment du trafic le plus intense de la journée, serrée de près par les nombreux camions entre lesquels il lui fallait réussir à se frayer un passage, elle avait cru sa dernière heure arrivée, et sidérée, elle avait senti monter en elle, incongru, l’orgasme.
Après être restée un instant silencieuse, Maryse sourit : « Où en étions-nous avant ma vertigineuse plongée dans le passé ? Ah, me too ! La parole qui se libère, les femmes contre les hommes, et dans la foulée, les LGBTQI+ contre les CIS, les « racisés » contre les blancs, etc. etc. De pures victimes, sans tache, avec un grand V, en butte à la discrimination, au harcèlement, à la violence de leurs bourreaux. Comme toi, je ne suis pas nostalgique du temps où un féminicide était tout bonnement qualifié de drame passionnel, ni insensible à la souffrance des opprimés, mais la vision manichéenne actuelle qui oppose de manière aussi simpliste les bons aux méchants, les purs aux impurs, ceux qui ont le pouvoir à celles qui le subissent, enfermant chacun dans sa catégorie et niant la complexité des rapports humains, me semble passer totalement à côté de l’essentiel de notre humaine condition. Et je me demande ce que les jeunes générations ont à y gagner.
Au moins, l’avantage de la vieillesse, c’est qu’elle nous éloigne de cette sorte de préoccupation, conclut-elle en riant.
– Eh oui ! Mais ce faisant, elle nous rapproche de la mort ! ».
Tandis qu’à l’horizon rougeoyant le soleil achevait sa lente plongée dans la Manche, je songeais qu’au bout d’un très long temps humain, au point de jonction entre la vie et la mort, l’épuisement du désir de vivre rendrait peut-être l’angoisse de la mort moins terrifiante. Vision apaisée. Bienfaisante douceur crépusculaire, écho lointain de L’Infini (Giacomo Leopardi) dans ma mémoire : « Et le naufrage m’est doux dans cette mer ».