« C’est bien que toi aussi tu écrives de la poésie », m’as-tu dit une fois, et je t’ai répondu que oui, moi aussi j’avais ce « vice ». Je n’aurais jamais dû dire cela. Je n’oublierai pas ton regard fâché, ta réprobation. C’était la preuve que tu n’acceptais pas mon auto-dérision, tu la ressentais comme une offense au monde dans lequel tu vivais, et qui pour toi était devenu une raison de vivre. La poésie comme raison de vivre, à côté et au-delà de la politique, peut-être même à la place de la politique, si nécessaire. La poésie comme recherche des raisons les plus profondes d’être au monde, au-delà de la rhétorique de l’art baroque, des palais, des châteaux, des églises et de tout le reste.
La naissance d’un poète signifie le déclin d’un monde sans qu’on puisse encore en entrevoir un nouveau, ou si on l’entrevoit, aux yeux du poète, il semble artificiel, factice : sans doute les ambitions des bâtisseurs du nouveau monde paraissent-elles trop visibles, mesquines et insupportables à qui a vécu en d’autres temps, avec d’autres ambitions aujourd’hui ennoblies par le souvenir, en imaginant autre chose. Les poètes regrettent, décrivent, représentent le passé, ils le confient à la postérité, et cela avec les mots, le rythme, la musique. Tout cela, tu l’as fait, Lucio, engageant la part la plus intime de ton être, en vrai paresseux comme tu le disais de toi-même : «… seule / la paresse me satisfait » disais-tu, et sans aucun doute tu le disais en poète, rappelant Pétrarque et sachant aussi que la paresse est « trompeuse ». Tu animais la section du PCI, tu haranguais la foule et puis tu confiais à la poésie ton angoisse existentielle, le lent et irrémédiable déclin d’un monde.
Carlo Mauro fut ton père spirituel et tu as recueilli chaque témoignage sur lui de la bouche même des journaliers, des paysans, des maçons et d’autres, comme le font les fils dévoués qui doivent se retrouver eux-mêmes en réglant les comptes avec celui qui les a mis au monde.
Aujourd’hui, cher Lucio, le fil des générations semble rompu. Tout le monde se dispute dans les pages des journaux, mais dans les rues on ne rencontre personne, personne qui ait envie de parler et d’écouter. La ville est un non-lieu, traversé par les voitures, non par les êtres humains. Tu t’en es allé, plaisantant sur ta glycémie, détestant la rhétorique du « baroque qui résiste », regrettant les histoires des anciens qui « enfonçaient » ou plus souvent rêvaient « d’enfoncer les portes des palais », où se niche « la violence des ancêtres / dans les palais contre ceux des taudis », désapprouvant « l’éternel printemps / des roses dans les livres des poètes ». Tant de beauté nous est donnée à apprécier, cher Lucio. Pourvu qu’on ne te mette pas toi aussi sur un piédestal ! Toi, tu n’as pas “besoin de marbre ni d’avenue à ton nom”.
* Discours lu le 3 mars 2008 dans la salle Mgr Gaetano Pollio à Galatina, à l’occasion d’un colloque organisé en l’honneur de Lucio Romano (Cher Lucio, … je veux te dire), organisé par ses amis (Marco Graziuso, Nico Mauro et Augusto Fachechi) et l’Université populaire de Galatina, à un an de sa disparition.
[Traduzione di Annie e Walter Gamet]