La choralité silencieuse de la promenade dans les rues néobaroques était vraiment stupéfiante. Pour se promener dans de tels lieux, rue Vittorio Emmanuel II, rue Libertini, rue Palmieri et alentour, pour s’astreindre à la difficulté de marcher à travers la foule – un père poussait un landau, rencontrant d’innombrables obstacles dans la multitude de corps, une mère serrait fortement la main de sa fillette de peur de la perdre dans la cohue – il faut bien en attendre une certaine récompense. Et la récompense provenait, pour chacun, du fait d’être mêlé aux autres, à tous les autres, en une foule dont chaque individu ne pouvait que rester anonyme, dans un décor de spectacle, où elle n’exprimait aucune soumission manifeste, mais une pleine et unanime acceptation de la situation dans laquelle elle s’était volontairement jetée. L’hommage au pouvoir était avant tout un hommage à soi-même, une sorte de satisfaction d’être une part importante, aussi infime soit-elle, d’un tout compact, en un jeu narcissique de l’individu et de la masse, de l’individu-masse, dans lequel le pouvoir plus subtil et plus cruel trouve toujours son propre fondement.
L’aristocratie du Salento est une aristocratie de la terre, de la finance, de l’entreprise, des professions libérales. C’est elle qui possède les grandes fermes fortifiées, les gentilhommières baroques, les petits châteaux disséminés dans la province. Les nouveaux riches acquièrent ces édifices et les restaurent pour y vivre comme des petits seigneurs d’autrefois ou pour y passer le week-end, se sentant en sûreté, sûrs d’être les continuateurs idéals des barons du XVIIe siècle. Eux-mêmes – ou les organismes publics dont ils sont les administrateurs – restaurent les châteaux, les palais, les sièges épiscopaux, les églises, les couvents. Ils restaurent les façades, leur rendant leur aspect d’autrefois ; pour les intérieurs, comment pourraient-ils être exactement semblables à ceux de nos ancêtres qui ne connaissaient pas la baignoire ? La restauration est au service des puissants et de ceux qui vont se promener entre les façades rénovées des palais néobaroques. Ainsi s’explique la myriade de publications des éditeurs locaux sur la restauration des grandes fermes, des palais en ville et des villas à la campagne et de tout le reste. Ainsi s’explique la folie pour la pizzica. Pas de fête paysanne ni patronale qui se respecte sans qu’on ne danse la pizzica devant un château ou un palais baronal restauré. Tous atteints de tarentisme ? Oui, mais mordus par une autre araignée, qui loin des plaines de la campagne ensoleillée, habite maintenant les bureaux climatisés où siègent d’habiles administrateurs experts en marketing qui trouvent ainsi la manière d’assurer leur propre renommée avant celle de nos malheureux territoires. C’est dans ces lieux aseptisés qu’ils ont conçu et programmé la nouvelle renaissance baroque, grande supercherie à laquelle les intellectuels locaux apportent la crédibilité de leurs justifications historiques. Résultat : aujourd’hui la scénographie restaurée de nos territoires réclame des foules de danseurs piqués par la tarentule, qui pensent se guérir au son de la pizzica et ne sont que des hommes-masse privés d’identité, si ce n’est celle qui leur est donnée dans les fêtes populaires et patronales. Ce sont les descendants des paysans d’autrefois, ils croient découvrir leurs racines là où leurs pères avaient fait taire toute musique et caché au monde la maladie du sang, plus par pudeur que par sentiment d’inadéquation. La modernité les a balayés, occultant leur mutisme dont personne n’apprendra plus rien alors qu’on aurait pu en apprendre beaucoup ; elle leur a substitué le cadre néobaroque où les danseurs de pizzica expriment plutôt une adhésion ferme et sans équivoque au spectacle qu’on leur a préparé, dans lequel ils sont acteurs-protagonistes non pas payés, mais payants. Reproduire sur les places de la province les rythmes effrénés du paysan exploité, pressuré, saigné à blanc, à qui une fois l’an le patron donnait l’autorisation de se rendre à Santu Paulu de Galatina pour y boire l’eau du puits, signifie oublier tout cela et en même temps accepter pleinement, peut-être inconsciemment, un nouveau régime d’exploitation beaucoup plus sournois et oppresseur, qui au son répétitif et obsédant du tambourin, rythme le pas forcené du danseur de pizzica au milieu de la place moderne restaurée. Ainsi, pendant que nos bibliothèques sont les plus indigentes d’Europe, que nos jeunes cherchent l’oubli dans la drogue parce qu’ils ne savent plus qui ils sont, que l’entière structure sociale se retrouve en état d’abandon et s’effiloche chaque jour davantage, jusqu’à faire des citoyens un ensemble d’atomes errant au hasard des rues d’immenses périphéries urbaines privées de services, de centres récréatifs, associatifs etc., nos centres historiques, remis à neuf, chrysalides vides de vie resplendissante de mille jeux de lumière, célèbrent les fastes de la rhétorique néobaroque, qui à la fin de la fête, à l’aube, ne laisse dans les rues désertes qu’ordures et décombres que tôt ou tard personne ne sera plus en mesure d’éliminer.
(2013)
[Traduzione di Annie e Walter Gamet]