Zibaldone salentino (extrait 20)

Vision de la cité. 2. La route du nouveau millénaire, la rocade, contourne l’étalement urbain adossé aux axes de circulation qui mènent hors de la ville et me fait faire une large boucle au milieu de la campagne, loin de l’agglomération. On y roule vite, mais la voie est large, la visibilité excellente et le danger lié au croisement des routes secondaires réduit au minimum. Rien ne gêne la vue sur la cité, au-delà des cultures, offerte par la chaussée bitumée.

Dans le lointain la ville apparaît comme une addition de maisons accrochées les unes aux autres : palais, églises, édifices publics et privés, etc. forment une masse bariolée et compacte, un amas de polyèdres, que la conduite rapide empêche de démêler d’un coup d’œil, un concentré d’espace et de temps impossible à diviser, ni sur l’axe cartésien, ni sur la ligne du temps. Je pense un instant que dans les siècles passés, c’est sans doute ainsi qu’en arrivant de la campagne le voyageur voyait la ville de loin, si ce n’est qu’autrefois la masse urbaine était beaucoup moins importante qu’aujourd’hui. De la blancheur des édifices se détachent quelques constructions plus hautes que les autres. Il serait impossible depuis la courbe que dessine la route, de suivre le cours des années et des décennies. C’est le skyline de la ville que la rocade soustrait à notre besoin obsessionnel de tout mesurer, annulant la dimension chronologique de l’urbanisation. Je vois tant de maisons, mais sans savoir de quelle époque elles sont, ni si une époque leur appartient vraiment ; au point que je me demande si la vue de la ville depuis la rocade n’est pas une simple illusion d’optique, un mirage.

Le temps, selon Ernst Cassirer : « Rien ne semble être plus assuré que tout ce qui est donné de façon véritablement immédiate à la conscience, tout ce qui se rapporte à un seul instant, à un ‘maintenant ‘déterminé qui le contient. Le passé ‘n’est plus’ donné à la conscience, l’avenir n’y est ‘pas encore’ : ni l’un ni l’autre ne semblent appartenir à sa réalité effective et concrète, à son actualité propre ; ils se dissolvent dans de pures abstractions de la pensée. Mais, d’un autre côté, il est également vrai de dire que le contenu que nous désignons comme le ‘maintenant’ n’est rien d’autre que la frontière toujours fluctuante qui sépare le passé de l’avenir. Cette frontière ne peut être posée indépendamment de ce qu’elle limite : elle n’existe que dans l’acte même de séparation et non comme quelque chose qui pourrait être pensé avant cet acte et détaché de lui. L’instant temporel singulier, de cela même qu’il est défini comme temporel, ne peut être saisi que comme le passage en suspens du passé à l’avenir, du déjà plus au pas encore, et non comme une existence substantielle et permanente. Là où le maintenant est pris dans un sens différent, comme un absolu, il n’est plus en vérité l’élément du temps, mais sa négation même. Car il semble alors arrêter le mouvement du temps et l’anéantir. » (La philosophie des formes symboliques I, Le langage, Les éditions de minuit, pp. 41-42, traduit de l’allemand par ole hansen-love et jean lacoste).

Que « l’instant temporel singulier » ne puisse être saisi « comme une existence substantielle et permanente » est peut-être la meilleure preuve que le temps n’existe pas, sinon comme simple croyance – existence accidentelle – de l’homme moderne, qui a tenté cette entreprise extraordinaire de mesurer ce qui – sans mesure – s’écoule éternellement. Cela ne réussit que parce que nous, les humains, nous sommes tous d’accord pour croire, aveuglément, en cette mesure. Mais il suffit de considérer de quoi est fait le temps, une succession d’instants, « du déjà plus au pas encore », sans « existence substantielle », et la croyance se révèle pour ce qu’elle est : un simple calcul de quelque chose qui n’existe pas, la succession infinie de passages « du déjà plus au pas encore », le « maintenant ».

Disneyland intellectuel. Je ne doute pas qu’Oxford concentre une bonne part de la sagesse anglaise ; mais pour moi, la visite à Oxford équivaut à une promenade dans un Disneyland intellectuel, dont ne sauraient se dispenser les nombreux fans d’Harry Potter ! Et quand il m’est arrivé de donner un coup d’œil sur une cérémonie de remise des diplômes universitaires, je n’ai pas pu m’empêcher de penser comme Peter Walsh debout dans son coin : « Dieu, dieu, le snobisme des Anglais ! » (Virginia Woolf, Mrs Dalloway)

Effets de la pandémie selon Michel Houellebecq. (« Corriere della Sera » du 5 mai 2020, Chers amis, le monde sera le même en un peu pire) : « Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout humains. L’épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. (…) Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude, etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que possible ; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait. (…) Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus ; elles n’ont fait que se manifester avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire. »

La violence de notre époque. Je pense à la violence de l’époque où nous vivons ; je ne parle pas seulement de la violence des massacres dont les médias nous tiennent informés, ni de la troisième guerre mondiale en cours dont quasiment personne ne semble s’apercevoir, non, je ne parle pas seulement de cela. Je parle surtout de la violence des rapports humains, répandue dans l’air pollué de la ville, de cette violence subtile et impalpable qui envahit notre vie sociale et qui de plus en plus souvent nous fait choisir de rester seuls à la maison, d’y passer des heures à lire ou autre, préférant la solitude au rapport avec notre semblable, qui, tout en étant notre frère, pourrait soudain nous monter son pire visage, celui de l’ennemi.

Voyager. Je ne voyage pas pour connaître – cela c’est la conséquence – mais pour être ailleurs. C’est pourquoi lorsqu’il m’arrive de voyager, je ne m’évertue pas à voir le plus de choses possible, je m’efforce au contraire de garder mes habitudes, j’aime bien continuer à faire ce que je fais toujours. Et pourtant j’éprouve un plaisir esthétique intense dans le fait d’être ailleurs, ce qui pour moi signifie entendre d’autres bruits, d’autres voix, voir une autre lumière, vivre sous un autre climat, me trouver dans un flux vital auquel je ne suis pas habitué, parmi des gens qui occupent un espace que je n’ai pas coutume de parcourir, c’est-à-dire dans un lieu que je n’identifie pas comme familier, un lieu capable de me procurer l’illusion très concrète que tout peut encore arriver, puisqu’à un nouvel espace correspond toujours un nouveau temps de la vie. Être ailleurs, c’est vivre cette illusion-là mais en gardant bien les pieds sur terre – comme je l’ai dit je m’attache à conserver mes habitudes –, une illusion destinée à s’évanouir rapidement, dès le retour à la maison. Il faut que le voyage ait duré assez longtemps, pour que le retour à la vie d’avant puisse apparaître comme quelque chose de nouveau.

Langue anglaise. Dans son Histoire de ma vie, Giacomo Casanova rapporte que Morosini conseille vivement à Marcolina, si elle ne veut pas s’ennuyer à Londres où l’italien n’est guère employé, de s’appliquer à l’étude du français, désormais parlé partout.

D’où il ressort que dans le Londres du XVIIIe siècle, le français était la langue de communication entre les étrangers. Qui eût dit qu’à Paris, moins de trois siècles après, la langue de communication entre les étrangers serait l’anglais ? Sic transit gloria mundi, ainsi passe la gloire du monde, y compris celle des langues globales.

[Traduzione di Annie Gamet]

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