Aspect désolé des lieux de villégiature, au bord de la mer, fin septembre. Parcourant la route du littoral à demi déserte entre Santa Catarina et Rivabella, traversant Santa Maria al Bagno et Lido Conchiglie, entre des milliers de maisons vides, occupées deux mois par an et à demi abandonnées le reste de l’année. Un énorme gaspillage !
Excursion dans la campagne salentine en compagnie d’Annie et Walter Gamet, mes amis-traducteurs français. Nous nous sommes arrêtés sur le petit pont qui franchit le canal de l’Asso, près de la Masseria dei doganieri (la ferme des douaniers). Une femme âgée était en train de récolter ses kakis. Elle nous a offert des fruits et invités à entrer. Quand elle a su que mes amis étaient français, elle nous a raconté qu’il y a bien longtemps, probablement dans les années soixante, son mari, un paysan de Galatone, « faisait la saison des betteraves » en France. Il partait tous les ans de Galatone et parcourait plus de mille cinq cents kilomètres pour travailler la terre. Je savais que des Salentins émigraient pour travailler dans les usines et les mines du nord de l’Europe, mais là je découvrais que certains d’entre eux travaillaient dans les champs à une énorme distance de chez eux, de plus pour des emplois saisonniers. Et pourtant, qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? L’Africain qui travaille dans les champs des Pouilles en été, combien de kilomètres a-t-il parcouru pour toucher son maigre salaire ?
Lire et écrire. Jean Starobinski écrit à propos de l’oeuvre de Robert Burton Anatomy of Melancholy : « Transférer la chose lue dans la chose écrite, telle avait été aussi l’occupation de Montaigne, mais avec plus d’indépendance, et sans le moindre souci d’un ordre systématique. » (Jean Starobinski, L’encre de la mélancolie, La librairie du XXIe siècle, éditions du Seuil, 2012, document numérique, pp. 179 180).
Ceci m’amène à réfléchir sur ma manière de procéder dans l’écriture de mon Zibaldone. En définitive, est-ce que je ne lis pas moi aussi pour opérer un transfert des choses lues dans les choses écrites ? Combien de choses lues n’ai-je pas transcrites ici ! Tout bien considéré, chaque écrivain opère de cette façon, de sorte que, contre toute prétention personnelle qui arbore volontiers son brevet d’originalité, la littérature n’est qu’un continuel et incessant transfert des choses lues dans les choses écrites, qui à leur tour seront lues puis écrites, et ainsi ad infinitum…
Roman contemporain et vie littéraire. Excellente réflexion de Massimo Rizzante dans « La Repubblica » du 03 octobre 2018 p. 34 (l’article s’intitule Écrivains, revenez tirer sur les maîtres) : « Je me demande si l’une des causes de la réduction drastique des ambitions dans le roman contemporain n’est pas le manque de pensée critique de la part des écrivains. Ce qui semble être un paradoxe n’en est pas un : aujourd’hui le problème n’est pas celui du talent créatif. Il y a même trop de « créativité ». Ce qui manque, c’est la réflexion esthétique à l’intérieur et en dehors de l’œuvre. Sans elle, la création artistique se réduit à bien peu de chose : un bon produit, une bonne ‘story’ à faire circuler, là où la diffusion prend le pas sur la production. Si les écrivains prennent une part active à la diffusion du produit, comment peuvent-ils ensuite prétendre que la valeur de leur production artistique n’est pas quantifiable, valeur qui, au-delà de tout jugement, par définition ne peut être calculée selon les critères de la mise en circulation économique, c’est-à-dire temps, quantité, rapidité, coût ? Ce qui manque terriblement désormais, depuis plusieurs décennies, c’est ce que nous pourrions appeler la ‘vie littéraire’. Chaque auteur, aidé par quelque éditeur, fabrique son produit littéraire et cherche à se faire publier. C’est tout… »
Quelques repères : 1) Dans le roman contemporain manque la « pensée critique » ; 2) Dans le roman contemporain il y a trop de « créativité » ; totalement gratuite, ajouterai-je ; 3) Les écrivains, pris dans le mécanisme du marché, produisent des œuvres pour le marché, selon les critères du marché ; 4) En agissant ainsi, les écrivains ont perdu de vue que la littérature est indépendante de tout cela (le marché, etc.), et qu’elle vit exclusivement de sa vie propre, la « vie littéraire ».
Mais en quoi consiste la « vie littéraire » dont parle Massimo Rizzante ? C’est une vie qui se fait littérature, en se soustrayant au mécanisme de la production-diffusion de l’œuvre décrite (« chaque auteur fabrique… »), qui se transforme en autre chose par rapport à l’existant, tout en restant une altérité parfaitement réelle. Je pense à Italo Svevo et à la « letteraturizzazione » de la vie. Je pense aussi à tous les personnages qui peuplent l’imaginaire littéraire du lecteur, nés après un long processus de métamorphose auquel l’auteur soumet les instances les plus immédiates de sa vie, celles qu’il lui faut nécessairement exprimer. Et si dans un premier temps elles concernent la personne de l’auteur, elles deviennent ensuite un patrimoine commun à tous, d’autant plus partagé que l’auteur aura réussi à se libérer de tout personnalisme. Que reste-t-il de l’Arioste dans le personnage d’Orlando qui aime et devient fou ? Et de Shakespeare dans Hamlet ? Cela n’a plus vraiment d’importance pour nous, parce que les personnages auxquels ces « vies littéraires » ont donné naissance vivent de manière autonome. Ce sont eux qui nous intéressent. Mais aujourd’hui, combien d’auteurs vivent une « vie littéraire », longue, incertaine, pénible ? Il est plus confortable de s’adapter aux mécanismes du marché : on fabrique un produit… Et puis ?
Comment faire la critique d’un écrivain médiocre. Giacomo Leopardi désapprouve certaines exagérations des Français : « On verra bien souvent qu’en parlant de quelque écrivain médiocre, ils diront par exemple qu’il a toute la tendresse de Racine et tout l’esprit de Voltaire, qu’il est sublime comme Corneille et simple comme La Fontaine, qu’il nous touche comme Bourdaloue, nous émeut comme Massillon, nous transporte comme Bossuet. Et l’on s’étonnera de voir qu’un auteur possédant à lui seul (à les entendre) les principales qualités des plus grands – dont chacun ne possède qu’une seule – ne leur soit pas supérieur et ne soit pas connu dans tout le pays ; un auteur dont vous entendez peut-être le nom pour la première fois. » (Zibaldone, 9, Éditions Allia, p. 11, traduction par Bertrand Schefer).
Ce que note Leopardi, je l’ai souvent pensé moi-même en lisant les recensions élogieuses – elles sont pléthores – de nombreux auteurs, dans lesquelles les critiques ne parlent de l’œuvre que pour la comparer à celle des plus grands. C’est une des maladies de notre monde des lettres.
Visite à ma famille. Chez ma cousine, on se prépare pour le défilé du Carnaval de l’après-midi. Sa fille s’habillera en paysanne, avec un châle qui appartenait à ma grand-mère et une paire de chaussures usées de la vieille tante. J’en déduis que les paysans d’autrefois sont perçus, non plus comme des personnes, mais seulement comme des masques.
Le temps passe vite. Quand nous disons que le temps passe vite, en réalité nous faisons un constat sans équivoque : nous passons vite. Faute d’avoir le courage d’admettre que nous sommes des êtres de passage et que le temps est une catégorie abstraite inventée par nous, nous disons que le temps passe vite. La pierre, l’arbre, l’animal – privés d’un point de vue – n’ont pas la notion du temps, si bien que pour eux le temps ne passe pas, ce sont eux qui passent. Nous au contraire, qui avons inventé le temps et qui nous y sommes soumis, nous disons que le temps passe vite. Nous devons donc reconnaître le temps comme une stratégie du pouvoir humain, utilisée pour insuffler à l’homme la notion de son être limité dans le temps, un temps qui passe vite et qui mène à la mort, dont il faut avoir peur. Comme on le sait, la peur est le principal instrument dont dispose le pouvoir pour maintenir les hommes dans la soumission.
[Traduzione di Annie Gamet]