La vie comme elle va

Nous voici, devant l’entrée de la terrasse la plus proche, à attendre que le garçon nous indique une table. Comme les quelques personnes devant nous, nous avons mis les masques, ce qui a pour effet d’arrêter nos conversations, à moins que ce ne soit la tension face à la perspective d’un éventuel refus ou d’une scène désagréable. J’observe les trois jeunes gens du début de la file, je sens bien que ceux-là, ne seraient pas prêts à se laisser exclure sans argumenter à leur façon : il y a là deux garçons rigolards sous leur masque, les mains enfoncées dans les poches de leur sweat à capuche, à coup sûr venus du fond du « neuf trois », avec une fille au teint pâle et à la mince silhouette de végan, que j’imagine – pur préjugé de ma part – réfractaire à l’ARN messager. Ils n’ont quand-même pas fait toute cette route pour se voir refuser un siège sur une terrasse clairsemée, et d’ailleurs, un peu de bon sens, qui mettraient-ils en danger ? Mais sans qu’ils aient à prouver quoi que ce soit, le serveur leur indique une table face à la mer. Devant moi, le couple d’âge mûr dont c’est le tour a déjà sorti les smartphones et tapoté comme il faut, l’homme et la femme sont tout fiers d’exhiber l’écran réglementaire, que le serveur ignore ostensiblement. « Ah bon ! Vous ne contrôlez pas les passes sanitaires ? – Ben non, ici la connexion n’est pas bonne ! » Les deux lèvent les yeux au ciel, tout en marmonnant qu’avec de tels inconscients, on est bons pour les reconfinements, couvre-feux, etc… À nous quatre de nous installer maintenant. Et de commander le petit blanc en attendant notre régal, les crevettes et le pain de seigle beurré. Plaisir simple, tout va bien !

En réalité, non, tout ne va pas bien. Nos conversations ont repris, mais sur un mode plus grave. Certes ici l’accueil confiant nous a épargné toute humiliation et, le temps de trinquer gaiement, l’ombre du possible contrôle policier assorti d’une amende salée (le ministre de l’intérieur veut des résultats chiffrés) est déjà dissipée. Pourtant une vague sensation de malaise trouble la sérénité de ce moment de pure convivialité librement choisie, une gêne encore indéfinissable que chacun éprouve au creux de soi, selon son tempérament face à l’arbitraire d’un pouvoir que nous jugeons tous les quatre exagérément intrusif, expérience que les uns préféreront oublier, que les autres tenteront de surmonter par l’analyse de la situation. Nous nous quittons avec le sentiment de ne pas nous être tout dit.

Aujourd’hui, six semaines plus tard, nous sommes entrés dans l’hiver picard, humide et venteux. Plus question de déjeuner en terrasse. En dépit des contre-pouvoirs prévus dans notre cinquième république, le gouvernement a obtenu du parlement la prolongation de l’état d’urgence jusqu’à l’été 2022. L’usage du passe sanitaire est donc prolongé d’autant, sans autre justification que celle de contraindre les récalcitrants à la vaccination, et cela au moment même où en haut lieu médiatico-scientifico-politique il est officiellement admis que l’ARN messager n’a pas tenu toutes ses promesses, ne protège ni de la transmission ni de la contamination, ne créera jamais l’immunité collective, et se révèle inefficace contre omicron, le dernier né. Peut-on dire plus clairement que le passe sanitaire corrélé aux injections d’ARN messager à répétition vise à contrôler, non pas le virus qui continue sa vie, mais toute la population ?

Nous nous sommes revus tous les quatre, personne n’a parlé de restaurant. Éric et Marc ont leurs papiers en règle : tous les deux ont eu le covid, mais bénin grâce au vaccin affirment-ils, ce qui retarde de cinq mois l’injection de la troisième dose,  pour garder leur précieux laisser-passer. Ils n’auront pas d’état d’âme à ce sujet, sinon comment pourraient-ils fréquenter les lieux publics pour militer comme ils le font avec conviction au côté de l’Union populaire (l’ancienne France insoumise, qui sans doute ne mérite plus son glorieux qualificatif !). Ils agitent beaucoup d’idées générales très généreuses sur les migrations, réaffirment les grands principes humanistes d’égalité, de justice, de respect de l’environnement, qui devraient guider le monde, trop oubliés selon Marc dans le débat stérile vax/antivax, passe/antipasse, ils ne voient d’avenir pour l’humanité que dans la vaccination anti-covid étendue à la terre entière, ils luttent pour la levée des brevets. Quant au contrôle de toute la population par le QRcode, en toutes circonstances de la vie sociale, pourquoi s’y opposer ? C’est dans la continuité de ce qui s’est toujours fait, juste un peu plus présent, mais on s’y habitue… Éric tente une plaisanterie : « Enfin, les filles, c’est pas la mer à boire ! Juste le tribut pour la liberté… Ça vous avance à quoi de vivre comme des nonnes ? »

Je vois Maryse pâlir : elle parle doucement de la grave allergie au vaccin qui l’a empêchée d’aller au travail pendant plus de trois semaines, de son médecin traitant qui, au vu de ses bilans sanguins extravagants,  lui a déconseillé oralement de faire le rappel, mais n’a pas eu le courage de lui signer le certificat de dispense qui lui permettrait d’avoir le fameux sésame. Je la sais incollable sur les effets secondaires parfois mortels du vaccin, thromboses et myocardites et péricardites, leur fréquence et leur gravité, sur les chiffres des hospitalisations pour covid comparées aux autres pathologies graves, sur la faible létalité actuelle de la maladie, sur les médicaments qui ont fait leurs preuves etc. etc., autant de données collectées, non pas sur des sites « complotistes » (Maryse est la rigueur intellectuelle incarnée) mais tout simplement sur les sites officiels accessibles au grand public et qu’avec d’autres chercheurs elle a pris la peine d’étudier. Mais de tout cela, elle ne dira rien du tout. À quoi bon risquer de se fâcher : sachant de tels propos inaudibles pour nos amis, de quel droit troublerait-elle inutilement leur tranquillité d’esprit, peut-être difficilement conquise au prix de renoncements douloureux à quelques idéaux ?

Quant à moi, il faut encore que je vous confie ce qui aurait dû rester un secret médical, je n’ai toujours pas entamé « mon parcours vaccinal », d’ailleurs non obligatoire. Si bien que sans avoir commis aucun acte délictueux, je suis interdite de vie sociale et culturelle, bien qu’en bonne santé a priori pas plus contagieuse que les « vaccinés », je suis traitée comme une patiente sans droits. Comment le doute sur la doxa du covid s’est-il fortifié au tréfonds de mon être ? Je ne sais. « La négation ne sort jamais d’un raisonnement mais d’on ne sait quoi d’obscur et d’ancien. Les arguments viennent après pour la justifier et l’étayer. Tout non surgit du sang. » écrit Emil Cioran (De l’inconvénient d’être né, I). Quelles qu’en soient les raisons, comme Maryse je fais partie des 10 % de Français de plus de douze ans éligibles à la vaccination mais « non-vaccinés », frappés d’opprobre par la vox populi, tenus pour responsables de la reprise de l’épidémie, des variants, de l’éventuelle surcharge hospitalière, tout juste bons à être reconfinés, rayés de la Sécurité sociale, que sais-je encore…

Nous quatre, nous nous séparons un peu plus tôt qu’habituellement, un peu moins chaleureusement. Dans quel contexte nous reverrons-nous ? Marc aura-t-il convaincu sa fille de faire injecter l’ARN messager à son adorable petit garçon de cinq ans en pleine santé ? Éric voudra-t-il nous persuader que, pour réduire le temps d’attente à l’entrée des « lieux fermés », le QRcode peut être avantageusement remplacé par une reconnaissance faciale, digne de confiance bien sûr, déjà bien au point, responsable et vertueuse ? Et Maryse qui vit maintenant dans la crainte des effets à long terme de sa dose unique, se retrouvera-t-elle plus sereine ? Mais que valent nos petits destins individuels face au monde comme il va ? Une certaine mélancolie me ramène aux dernières lignes de la nouvelle Le temps qui passe de Gianni Celati : « Plus aucun désir de juger quoi que ce soit : que tout passe, que tout s’en aille là où ça doit aller. Au fond se dit-elle, ce n’est que du temps qui passe. » (Narrateurs des plaines, Flammarion, p. 58).

Le 11 décembre 2021

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