Événements importants. Lorsque j’entends reparler d’un événement notable de notre histoire récente, il m’arrive de penser : où étais-je moi quand j’ai appris la nouvelle ? Et voilà qu’aussitôt la scène me revient en mémoire avec le lieu précis : dans la soirée du 20 juillet 1969, sous le pâle éclairage des nuits de Leuca, près de l’Hôtel Terminal, je suis au milieu d’une foule enthousiaste, devant un écran de télévision en noir et blanc, pour le débarquement des astronautes sur la lune ; l’après-midi du 2 novembre 1975, je pédale vers le kiosque à toute vitesse dans les rues de Galatina, envoyé par mon père pour acheter les journaux qui relatent longuement le meurtre de Pasolini ; me voici le 16 mars 1978 au matin, en cours au lycée, quand nous parvient la nouvelle de l’enlèvement d’Aldo Moro, un fait particulièrement grave, mais dont les implications à l’époque m’échappent totalement ; le 11 septembre 2001 : je reviens du travail, je suis encore dans l’escalier : à la porte Ornella m’accueille avec ces mots : les Tours jumelles de New-York se sont écroulées !
Ces nouvelles nous ont atteints, et même si la blessure se cicatrise, elle ne permet pas l’oubli de la scène, au contraire, chaque fois qu’on en parle, elle nous revient à l’esprit.
Face au pouvoir, il peut y avoir trois attitudes : prendre parti en sa faveur ; s’opposer à lui ; l’admirer (comportement du snob). J’ajouterai une quatrième manière de se comporter vis à vis du pouvoir : autant que possible, l’ignorer.
Le danger du snobisme guette toujours l’écrivain. Je l’ai dit à plusieurs reprises dans ce Zibaldone, en citant quelques auteurs qui en ont signalé le risque ! Je pourrais résumer l’affaire en ces termes : le snobisme, conséquence d’un manque de sens critique, fait inévitablement prendre des postures littéraires qui rendent l’écriture artificielle et déterminent l’échec de l’écrivain. Je dis « de l’écrivain », mais il va de soi que cela vaut pour toute personne incapable de penser.
La Chine. Même dans nos petits magasins chinois, on peut faire l’expérience directe de l’état actuel du commerce chinois, extrêmement présent dans chacune de nos villes, grandes ou petites. Tout en me promenant le long des avenues entre des monceaux de marchandises, je pense à autrefois où tout se faisait en Italie, contrairement à maintenant où ces produits font des milliers de kilomètres à l’intérieur d’énormes containers de métal dans d’énormes bateaux sur les mers du monde entier ; pour trouver à l’arrivée la masse des consommateurs pauvres – la majeure partie des marchandises sont bon marché – une masse telle qu’elle peut enrichir les quelques-uns à la tête de la filière.
Esclavagisme. Dans Prendre congé du monde, Marzio Barbagli écrit que les Africains pris comme esclaves par les marchands pour être emmenés en Amérique croyaient fermement « que les Blancs étaient des cannibales et qu’eux, esclaves, allaient servir de nourriture à leurs maîtres, soit pendant la traversée, soit dès qu’ils arriveraient à destination. »
Ce serait drôle si ce n’était pas tragique, mais le fait est que les négriers blancs assimilaient le sauvage noir africain à l’anthropophage, comme en témoigne à plusieurs reprises l’histoire de Robinson, mentionnée dans ce Zibaldone ; de sorte que dominants et dominés étaient unis par la même peur d’être mangés les uns par les autres. Avec cette différence pourtant que la peur des Africains réduits en esclavage n’était pas totalement arbitraire. En un certain sens, eux allaient vraiment être mangés par les Blancs !
Europe. Dans l’interview donnée à Mimmo Sacco Fissures dans la construction européenne. Regard vers la Méditerranée, Luciano Canfora fait la synthèse de sa conception de l’Europe : « 1) établir un rapprochement immédiat avec la Russie, ce qui permettrait à l’Europe de devenir une grande puissance, plutôt qu’une maison de repos pour personnes âgées comme elle l’est actuellement ; 2) ouvrir au plus vite les portes de l’Union à l’autre rive de la Méditerranée, pour créer l’Eurafrique, avant que le continent africain dans sa totalité ne soit sous la domination de la puissance économique chinoise ; 3) mettre en question l’existence du pacte atlantique – si contraignant pour nous –, puisqu’il est l’héritage d’une situation historique qui n’existe plus. » (« Nouveau Quotidien des Pouilles », 19 décembre 2019, p. 10)
En somme, il faut regarder à l’Est et au Sud, et ne pas se contenter d’attendre la becquée de l’Ouest et du Nord.
Cesser de voyager : « C’est seulement lorsqu’on cesse de voyager, lorsqu’on est réduit à assister aux départs et aux retours des autres, à écouter leurs récits, c’est seulement alors, en écoutant et regardant les autres, qu’on découvre la vraie signification des routes et des voyages. » (Ivo Andric, En vol au-dessus de la mer)
L’infini. Giacomo Leopardi, auteur du poème L’Infini, écrit ceci le 2 mai 1826, dans son Zibaldone : « Rien dans la nature n’annonce en effet l’infini, l’existence de quoi que ce soit d’infini. L’infini est le fruit de notre imagination, de notre petitesse et de notre orgueil. » (Zibaldone, 4177, Éditions Allia, p. 1850, traduction par Bertrand Schefer)
Petitesse et orgueil de l’homme. Nous sommes petits au point de ne pouvoir posséder le tout, nous l’imaginons (« moi, en ma pensée j’invente », L’infini), nous imaginons le tout comme infini, une manière de compenser la grande frustration de la non-possession. « Croire que l’univers est infini est une illusion d’optique… une illusion naturelle de l’imagination » (Zibaldone, 4292, op. cité, p. 1942). Leopardi s’appuie sur l’exemple de l’enfant, ou de l’ignorant, qui croient la Terre infinie parce qu’ils n’en voient pas les limites. Il en est de même pour nous qui n’imaginons l’univers infini qu’à cause de l’impossibilité d’avoir la preuve qu’il soit fini.
L’orgueil réside dans notre refus d’accepter notre petitesse, avec la contrainte de déléguer à l’imagination tout ce que jamais nous ne comprendrons, simplement parce que l’infini n’existe pas en tant qu’objet identifiable (un dieu, une idole, etc.), qui ne serait d’ailleurs que la projection de notre volonté de puissance. Seul existe l’être, matière pensante et vivante qui se perd dans le néant.
« Il semble que seul ce qui n’existe pas, la négation de l’être, le rien, puisse être sans limites, et que l’infini doive être considéré comme identique au néant. » (Zibaldone 4178, op. cité, p. 1851)
Le dernier vers du poème L’Infini « Et le naufrage m’est doux dans cette mer » invite à nous demander pourquoi ce moment suprême de l’anéantissement de l’être est qualifié de « doux ». Le plaisir que la vie refuse à l’être vivant est probablement celui qu’il ne peut éprouver qu’au moment de la mort, c’est-à-dire quand la matière pensante cesse de penser et se transforme en matière tout court, faisant son entrée dans le néant qui de toute part entoure la vie. Alors la claire compréhension in extremis de notre position réelle dans le monde, en nous libérant de toute croyance superstitieuse et de tout piège idéologique, nous donne finalement le plaisir, le plaisir de rentrer dans le néant dont nous sommes venus.
L’inégalité entre les hommes selon Jean-Jacques Rousseau : « J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savans et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuans, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gemissans sous un joug de fer, le genre humain ecrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le foible du redoutable pouvoir des loix. » Écrits sur l’Abbé de Saint-Pierre, in Jean-Jacques Rousseau, œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, pp. 608 609.
[Traduzione di Annie Gamet]