Zibaldone salentino (extrait 15)

Anthropogénèse. Dans son cours intitulé L’archéologie, donné au palais Serra di Cassano de Naples, le 19 mai 2019, Giorgio Agamben, invité par l’Institut italien des études de philosophie, s’exprime ainsi : « … d’un côté l’anthropogénèse est un événement que nous ne pouvons pas considérer comme nul et non avenu, il doit nécessairement avoir eu lieu, et pourtant nous ne pouvons ni ne devons l’envisager comme un événement chronologique. Au lieu de chercher à identifier – comme le font les paléoanthropologues – un point à partir duquel l’homme serait devenu humain une fois pour toutes, et ensuite aurait continué sur sa lancée, nous devons concevoir l’anthropogénèse comme un événement toujours en cours. L’homme ne cesse pas de devenir humain et il ne cesse pas de rester non humain, animal. En ce sens l’arkhè que poursuit l’archéologie est – comme l’anthropogénèse – un événement encore en cours et, qui précisément pour cela, conserve quelque chose comme une possibilité [Agamben cite la conclusion des Bacchantes d’Euripide] ».

Dans le caractère apparemment indéchiffrable de l’homme il y a donc cette double nature d’homme « qui ne cesse pas de devenir humain » et « ne cesse pas de rester non humain, animal » ; et ce caractère est décelable dans tout son comportement social, là où sa dureté se dissimule sous l’altruisme, la prédication et la pratique des bons sentiments. Mais quelle est cette « possibilité » dont parle Agamben ?

Les séries TV et Leopardi. Je crois, mutatis mutandis, qu’on peut appliquer aux séries TV qui envahissent nos écrans, ce que dit Leopardi à propos des « longues intrigues dans une action dramatique », largement diffusées au XIXe siècle : « Dans l’action dramatique, une intrigue trop longue, des nœuds compliqués, etc., détournent l’esprit du spectateur ou du lecteur de la considération du naturel, de la vérité, de la puissance de l’imitation, du dialogue, des passions, etc., et de toutes ces beautés de détail à quoi tient principalement le mérite de toute poésie. (…) Ainsi l’unique ou sans doute le principal effet, la principale émotion, le principal intérêt suscités par les drames où l’intrigue est très développée, c’est la curiosité ; elle seule pousse l’auditeur à prêter attention et intérêt à ce qui est représenté ; elle seule y trouve sa pâture ; et elle seule se satisfait du dénouement. » (Zibaldone 2313-2314, Éditions Allia, p. 1013, traduction par Bertrand Schefer). Les hommes du XIXe siècle allaient au théâtre, car ils étaient curieux de voir comment se déroule une histoire, comment elle va se terminer (d’ailleurs va-t-elle se terminer pour de bon ?), c’est pour la même raison que des millions de personnes dans le monde (on pourrait sans doute dire des milliards sans se tromper) restent rivés à leur téléviseur (le phénomène est global).

Quelques pages plus loin, Leopardi ajoute : « C’est précisément pour cela que l’on trouve dans les œuvres d’auteurs dramatiques médiocres ou insipides une accumulation d’intrigues, une foule d’épisodes, etc. Il se produit le contraire chez les grands. Car ces derniers savent comment tenir en éveil l’attention des spectateurs (même pour une chose de peu d’importance) par le naturel des discours, la vivacité, l’énergie, le développement continuel des passions ou par le ridicule, etc. Les autres ne sont jamais contents même après avoir trouvé ou imaginé une histoire très compliquée, très étrange , très curieuse. Ils épuisent en un clin d’œil tout ce que le sujet leur offre. C’est-à-dire que le sujet ne leur suffit pas car ils ne savent pas en tirer tout ce qu’ils peuvent, si ce n’est dans quelques scènes seulement. Une fois ces scènes formées ou disposées, ils se retrouvent les mains vides dans les scènes suivantes (quel que soit le caractère redondant des passions, du ridicule, etc.), et ne trouvent pas d’autre façon de tenir l’intérêt et la curiosité en éveil que d’aller chercher de nouveaux épisodes, un nouveau fil, de nouveaux sujets en somme, pour les épuiser à leur tour en un rien de temps. Ils ne peuvent donc pas tenir un instant sans avoir rien à raconter, sans un fil à ajouter à leur toile, sans un sujet tout frais, car sans cela ils n’ont rien à dire. Combien y a-t-il d’auteurs de ce genre ? et de drames ?  999 pour mille. (4 janvier 1822.). » (Zibaldone 2326-2327, pp. 1018 1019)

Il est indubitable que les séries TV, extrêmement suivies de nos jours par toutes les tranches d’âge, ont remplacé les « actions dramatiques » du XIXe siècle. L’industrie télévisuelle globalisée qui produit les séries (américaines, brésiliennes, turques, égyptiennes, allemandes, etc.) n’a d’autre but que de susciter la curiosité, avec sans cesse de nouveaux sujets, de nouveaux épisodes, de nouvelles intrigues, qui finissent par piéger le spectateur. J’emploie à dessein le verbe piéger au sens de tendre un piège dont il est très difficile de se libérer. Dans la société prédatrice où nous vivons, les séries TV constituent donc la manière naturelle de capturer et d’enfermer les gens, à qui l’on offre, pour le temps passé à les regarder, la consommation d’intrigues inextricables, mais privées de tout affect et résonance que l’on puisse qualifier de poétiques. Comme le dit Leopardi à propos des « actions dramatiques »  de son époque, les innombrables sujets mis en scène occultent cette simple vérité, que les séries TV et leurs producteurs « n’ont rien à dire ». Mais patience, bientôt se créeront des chaires d’Université pour les étudier !

Avoir dix sur dix à l’école. Dans « la Repubblica » du 31 janvier 2017, p. 30, Si le TAR (Tribunal Administratif Régional) distribue les bulletins de notes aux enfants, Stefano Bartezzaghi fait ce commentaire à propos de parents qui, mécontents de voir dans le livret scolaire de leur enfant le neuf sur dix mis par les enseignants, déposent un recours auprès du TAR pour lui faire avoir dix : « Un aphorisme assez drôle dit que celui qui gagne ignore ce qui se perd. C’est pour cela que la note maximale était autrefois considérée comme inatteignable ou presque : être jugé parfait est extrêmement risqué, et pas seulement à l’intérieur d’un parcours de formation. Cela fait disparaître la motivation, abroge toutes les questions sur soi-même qui à cet âge (et pas seulement) sont salutaires, remplace la satisfaction légitime que donne un excellent résultat partiel (ici de fait et exprimé) par une satiété qui n’a plus de vide à combler. »

Au cœur de la nuit. Cela m’arrive parfois dans le noir, quand j’éteins la lumière, avant de m’endormir. L’exercice est des plus ambitieux : je cherche la raison de la vie, je pense à la place que l’homme occupe dans le monde, aux espaces sidéraux, à la matière, à la multiplication de la vie en son sein, à la croyance des hommes en un dieu, à la sensation de sécurité et de confort que cela procure. À chaque fois j’en arrive à la conclusion que j’ai tort de me livrer à ce vain exercice et de me poser des questions auxquelles il est impossible de répondre, cette approche ratiocinante de la réalité des choses est stupide. La vie, me dis-je, doit être vécue et il n‘est pas bon de faire à son propos des élucubrations qui par leur nature ne peuvent que m’égarer. Il faut vivre, c’est tout ! Je poursuis ma réflexion, j’en viens à penser que cet étrange exercice m’est soufflé par une peur enfantine innée atavique de l’obscurité, du silence nocturne, par la crainte des périls des ténèbres que nos ancêtres préhistoriques nous ont transmise génétiquement – n’ayant pas de toit, ils erraient encore dans les forêts à la merci des grands prédateurs –, et par la solitude. Le raisonnement, je crois, m’aide à surmonter cette peur et en même temps me fatigue, me conduisant, justement dans l’acte de me corriger – mes questions sont hors sujet donc inutiles – vers le sommeil apaisant. Voilà, me dis-je, le sommeil est l’issue inévitable du raisonnement, le néant, au delà duquel il est impossible d’aller, auquel aboutit tout discours de rerum natura.

[Traduzione di Annie Gamet]

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