La souffrance auto-infligée, le masochisme de Louis de Gonzague – rappelons que ce riche héritier descendant d’une illustre et noble famille, avait renoncé à tout pour gagner le paradis pour lui-même et pour autrui – remplissait donc la fonction de medium entre les deux extrémités de la condition humaine à l’époque baroque. Il punissait son corps baroque avec le plaisir que peut donner la certitude d’atteindre un but, celui d’annuler toute injustice, rééquilibrer toute inégalité, sauver en même temps les puissants et les délaissés, enfin égaux devant Dieu.
Aujourd’hui, à l’ère néo-baroque dans laquelle nous vivons, je me demande qui (et selon quelle relation au corps et aux biens personnels) exprime cette nécessaire médiation entre les détenteurs de la richesse et les derniers du monde qui meurent chaque jour sur les plages de la Méditerranée.
La grâce. Il faudrait n’écrire qu’en état de grâce, sans chercher de sujet, sans inventer d’histoire, sans poursuivre aucun but immédiat ou lointain, comme si l’on n’avait rien à affirmer, et que ne fût d’aucune importance ce qu’éventuellement l’on dira. Il ne faut pas écrire pour une cause et encore moins avoir un prétexte pour le faire. L’état de grâce doit être vraiment gratuit ou plutôt détaché de toute logique de la possession et du don, de la cause et du but. L’acte d’écrire ne doit advenir que dans cette dimension assourdie, oubliée, à demi-cachée, silencieuse…
Pour définir cet état de grâce, je prendrai l’exemple de Dante. À la condition des hommes sur terre, juristes, médecins, ecclésiastiques, politiques, etc. tous occupés à gagner de l’argent et à prendre le pouvoir, le poète oppose sa propre condition paradisiaque :
Ah ! Que sont insensés les appétits humains ;
Et qu’en défaut sont les raisonnements
Qui vers le sol leur font tirer de l’aile !
L’un s’appliquait au Droit et l’autre aux Aphorismes,
Tel autre encore chassait une prébende,
Qui songeait à régner ou par force ou par ruse,
Qui pensait à voler, qui rêvait de commerce,
Qui s’épuisait aux plaisirs de la chair,
Et tel, enfin, se livrait au loisir,
Dans le moment que moi, délivré de tels soins,
J’étais au ciel avec ma Béatrice
À recevoir si glorieux accueil.
Dante, Le Paradis, XI, vv. 1-12, Paris Garnier Frères, 1966, p. 412, traduction par Henri Longnon.
Dans le Paradis Dante vole de ciel en ciel en compagnie de Béatrice, totalement libre de tout affect terrestre. C’est cela l’état de grâce dans lequel en tant qu’homme du moyen-âge il se représente ; une grâce que Dieu lui a concédée, qu’il incarne comme scriba dei. Toutefois une grâce laïque existe aussi, qui n’a rien à voir avec la religion et que l’homme est à même d’acquérir par lui-même, pour peu qu’il ait un minimum d’honnêteté et qu’il sache reconnaître le bon moment. Elle se présente quand on ne l’attend pas, par exemple au moment où l’on s’arrête, fatigués d’avoir longtemps travaillé : on commence à penser à ce que l’on a fait, à ce que l’on fera ; puis on se livre à d’autres pensées, jusqu’à visiter des régions reculées dans lesquelles on n’était jamais allé, mais où l’on se trouve étrangement à son aise. Me vient à l’esprit cette nouvelle de Pirandello, Le train a sifflé, dans laquelle le protagoniste, Belluca, n’en peut plus de mener une vie trop stressante et devient fou : il entend le sifflet d’un train, qui l’emporte immédiatement vers des pays lointains, où la vie semble lui promettre le bonheur. Nous aussi nous aimerions demeurer dans une sorte de paradis enfin trouvé ; mais nous manquons de sagesse, nous croyons toujours nous être attardés dans d’inutiles pensées, avoir perdu notre temps, nous disons que la vie nous rappelle aux tâches à accomplir, sans délai supplémentaire, etc. Nous n’hésitons pas à troquer notre état de grâce, notre petit paradis laïque, contre la normalité du quotidien, à laquelle nous revenons cependant en gardant en nous le projet de le retrouver un jour cet état de grâce, contents pour le moment d’en avoir fait la fugace expérience. Nous savons désormais qu’un tel lieu enchanté existe et que tout ce que nous ferons à partir de ce moment, nous le ferons avec le secret désir d’y retourner.
Je ne pense pas qu’en écrivant les vers cités ci-dessus Dante s’en soit pris à ceux de ses contemporains qui exerçaient des activités dites lucratives, à moins qu’ils n’aient dépassé la mesure et dérivé dans des comportements illicites. Son esprit cherchait une autre voie, la voie du salut, précisément au moment où dans la réalité lui-même parcourait la voie difficile de l’exil. S’il en est ainsi, pourquoi donc s’en prendre aujourd’hui à ceux qui s’efforcent de gagner de l’argent, d’avoir du pouvoir, etc. ? Au moins une fois dans leur vie ils ont bien dû faire l’expérience de la « grâce laïque », et si par la suite ils l’ont chassée du cours de leurs pensées habituelles, je suis convaincu que dans leur mémoire est encore imprimée la douceur de cet état, auquel ils peuvent quelquefois repenser, se promettant d’y revenir un jour, tout en s’efforçant de ne pas perdre la course pour la vie – comme si la vie était vraiment une course !
Nous sommes tous les mêmes, y compris les soi-disant écrivains. Ceux-ci ont l’avantage de « s’arrêter » plus longuement que les autres, de réfléchir plus longtemps, ou du moins devrait-il en être ainsi, quand ce ne serait que parce que pour écrire il faut rester assis. En réalité, même les soi-disant écrivains sont impatients de « percer le mur » ; et ce n’est qu’en s’apercevant que toutes les portes sont ouvertes, et seulement alors, qu’ils se calment et recherchent, comme tous les autres, cet état de grâce qui constitue notre petit paradis terrestre. C’est cependant quelque chose de très rare.
[Traduzione di Annie Gamet]