Mon rapport à l’écriture. L’écriture n’a jamais été pour moi le fruit d’une planification en bonne et due forme, d’une programmation précise, mais bien le résultat d’une condition existentielle qui, même indépendamment de ma volonté, s’est parfois traduite dans un récit, une pensée, une prose. Il me semble comprendre qu’elle a pour tâche de mettre de l’ordre dans une situation existentielle donnée, l’illuminant, la clarifiant, la résolvant, mais surtout me faisant découvrir la vraie vie, les choses auxquelles je n’avais jamais pensé. J’ai bien peur que sans le rôle ordinateur de l’écriture, ma vie ne s’écoule monotone à l’état de magmas et qu’elle n’ait aucune forme.
La conception importante de l’histoire. Je l’ai écouté : il passe pour le plus important spécialiste d’histoire locale, il a beaucoup étudié, à ses yeux les palais, les grandes familles et leurs éminents représentants ont de l’importance. Il a une conception importante de l’histoire, cela se remarque au grand nombre de fois où il utilise cet adjectif dans ses explications. J’ai pensé en mon for intérieur qu’aujourd’hui, outre les conceptions positive, optimiste, pessimiste, progressive etc., nous avons la conception importante de l’histoire, assurément une position très proche du pouvoir. Celui-ci d’ailleurs, quel qu’il soit, se donne toujours beaucoup d’importance. Si bien que moi, pour digérer tout cela, je lis quelques pages de Gianni Celati.
Achronie. Le charme du non-temps. Mieux que quiconque, le jeune enfant saisit le charme d’une maison vide ou d’un rocher inaccessible (comme de tout autre endroit sans présence humaine). Il n’a pas encore bien appris ce qu’est le temps, il n’a aucune connaissance précise des rythmes temporels auxquels se sont soumis les hommes, il ne sait rien de la mort, même si de telles pensées se pressent déjà confusément dans son jeune cerveau. Il trouve donc dans la maison vide un état de non-temps, d’achronie, qui l’enchante, et il comprend qu’elle peut finalement s’arrêter cette chose invisible et abstraite qui le harcèle continuellement et ne le laisse pas en paix, à savoir le temps ; ainsi, pour le jeune enfant, rejoindre un lieu inaccessible comme un rocher qui domine la mer, où l’homme n’a jamais mis le pied, c’est non seulement une entreprise glorieuse, mais aussi une façon particulière de se soustraire au temps, en allant hors du temps. Pour les mêmes raisons, pendant les étés torrides de l’enfance, le petit garçon construit une cabane dans le jardin de sa maison ou dans un arbre, là où nul ne lui portera le harcèlement du temps qui ne laisse pas de répit. Jusqu’au jour de sa première communion à l’âge de dix ans, quand son parrain lui offre… quoi donc ? une montre !
La route des Balkans. Sur le point de quitter Sarajevo, nous apprenons que notre chauffeur a découvert trois jeunes migrants cachés dans les interstices du car sous le porte-bagages et qu’il a aussitôt appelé la police. S’il ne s’en était pas aperçu, nous les aurions ramenés avec nous en Italie. Oui, mais dans quelles conditions ? Avec une température de trois degrés, ils seraient morts de froid pendant le trajet. « Pour eux, la vie ne vaut rien, ou presque rien », a dit le chauffeur ; je traduis : « Pour nous, leur vie ne vaut rien, ou presque rien ».
Quelques jours après, les élèves qui participaient au second voyage d’instruction reviennent de Sarajevo, le bus s’arrête près de l’école et l’on découvre au milieu des bagages un jeune migrant qui, en dépit de tous les contrôles, a réussi à rejoindre l’Italie. Mes élèves et moi-même nous apprenons la nouvelle pendant le cours, grâce au numérique. Aussitôt, d’entre les tables monte un mouvement de contentement, je peux même dire d’exultation. Le migrant s’en est sorti, et nous tous, en cet instant, nous sommes heureux !
Le 29 juin à Galatina. Le spectacle de la dévotion populaire est mis en scène dans l’église principale : une masse de gens disciplinée converge vers le lieu de culte pour rendre hommage au saint. Bien que le spectacle néo-baroque ne soit pas pour moi une nouveauté, il est à chaque fois une source d’étonnement. Devant la foule compacte du peuple dévot qui répète depuis des siècles les mêmes comportements rituels, toute pensée critique est forcément autocritique. Suis-je ici, suis-je en dehors ? Au milieu de tant de gens, je regarde autour de moi, corps parmi d’innombrables corps, étonné et désenchanté, le soleil est sur le point de se coucher et la soirée qui commence jette son ombre sur toute velléité des lumières.
Apologue de la noix (Benjamin R. Barber, Comment le capitalisme nous infantilise). « En Afrique, pour capturer des singes, on continue d’utiliser une méthode d’une simplicité diabolique, qui rappelle les paradoxes auxquels le « choix » dans notre époque de consumérisme global doit être comparé. À un pieu solidement fixé dans le sol on attache une petite boîte contenant une grosse noix juste accessible par une ouverture étroite qui ne laisse passer que la patte du singe tendue dans sa tentative de saisir la noix. Le singe peut introduire sa patte avec la plus grande facilité, mais quand il ferme la main pour saisir la noix, il ne peut plus la ressortir. Tout le monde (sauf le singe) comprend immédiatement que pour se libérer l’animal n’a qu’une solution, c’est de relâcher sa prise. Les chasseurs ingénieux ont même découvert que leurs proies restent ainsi piégées durant des heures, même des jours, car le singe – sous l’empire du désir – ne laisse jamais tomber la noix. Il meurt avant (comme cela se produit souvent). Les consommateurs sont les petits singes du capitalisme : libres, théoriquement, d’acheter et de ne pas acheter, mais étant donné l’ethos infantile qui fait naître leurs désirs, une fois tombés dans le piège ils se découvrent incapables d’en sortir. Les grands magasins et les marchés virtuels ne sont certes pas des prisons ; mais on ne peut pas dire non plus qu’ils offrent aux êtres humains quelque chose qui aurait une lointaine ressemblance avec la liberté publique, morale et civile ».
L’humanité se divise donc en deux groupes : dans le premier on trouve les « chasseurs ingénieux » qui tendent le piège, dans le second les consommateurs-petits singes à « l’ethos infantile » qui tombent dans le piège. Voilà à quoi se réduit l’humanité après des siècles de civilisation, c’est-à-dire de discours sur la « liberté publique, morale et civile » !
Réflexions sur l’écriture par Laurence Sterne (Vie et opinions de Tristam Shandy, gentilhomme, traduction par M. Léon de Wailly, L.II, chap. XXXVI, Paris, Charpentier, Libraire-éditeur, 1848, pp. 134 135) : « Écrire, quand on le fait convenablement (comme vous pouvez être sûr que je crois le faire) n’est qu’un nom différent pour causer. De même qu’il n’est personne, sachant se comporter dans la bonne société, qui s’avise de tout dire ; – ainsi il n’est point d’auteur, connaissant les justes bornes du décorum et du savoir-vivre, qui se permette de tout penser : la plus réelle marque de respect que vous puissiez donner à l’intelligence des lecteurs, c’est de partager avec eux par moitié – amicalement, et de leur laisser, à leur tour, quelque chose à imaginer ».
La bonne écriture est donc celle qui ne dit jamais tout, celle qui s’arrête aux confins du dicible.
Je relis Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Robinson, c’est l’homme civilisé capable de recréer la civilisation dans la situation extrême où il a été jeté, craintif serviteur de Dieu, sans doute coupable de l’être devenu trop tard, mais à temps quand-même pour assurer le salut de son âme. Il est obsédé par la peur d’être dévoré aussi bien par les bêtes féroces que par les cannibales, qu’il met sur le même plan. Le cannibale, c’est l’homme sauvage dont l’évolution s’est arrêtée à un stade primitif, comme tel il suscite l’horreur de l’homme civilisé. La civilisation se caractérise par un tabou essentiel, celui de la consommation de chair humaine. L’homme civilisé ne mange pas son semblable. On en vient donc à s’interroger sur ce qui change dans le rapport entre les hommes, une fois que l’homme civilisé a intériorisé le tabou qui l’empêche de manger la chair humaine. Qu’est-ce qui remplace la pratique du cannibalisme ? Nous trouvons une réponse dans le roman quand Robinson raconte un songe qui préfigure sa rencontre avec le sauvage (anthropophage) Vendredi : « Un matin, je sortais comme d’habitude de mon château, quand je vis sur la plage deux canots et onze sauvages qui venaient sur terre, ils amenaient aussi un autre sauvage dans l’intention évidente de le tuer et de le manger ; or voici qu’à l’improviste, le sauvage qu’ils allaient tuer s’échappa d’un bond et courut pour sauver sa vie. Il me sembla, dans mon sommeil, que dans sa course il atteignait justement le bosquet devant ma fortification, pour s’y cacher. Voyant qu’il était seul et que les autres ne le cherchaient pas de ce côté, je me montrai, je lui souris et l’encourageai à venir jusqu’à moi ; il s’agenouilla à mes pieds en un geste de prière. Alors je lui fis voir l’échelle, je le conduisis dans ma grotte et il devint mon esclave. »
La réponse à la question « Qu’est-ce qui remplace la pratique du cannibalisme ? » tient en un mot : le servage. Un homme civilisé ne mange pas un autre homme, il en fait son esclave : Vendredi sera le fidèle esclave de Robinson. Soustrait aux cannibales qui voulaient le manger, il est lui aussi considéré comme un cannibale (en tant que sauvage) ; mais sévèrement réprimandé par Robinson, en devenant son esclave il renonce à la chair humaine : « Je l’aurais tué s’il avait montré la moindre envie de chair humaine » dit Robinson. C’est le premier pas, le plus important pour que s’opère la métamorphose du sauvage cannibale en homme civilisé-esclave. La soumission d’un homme à un autre homme, la pratique de la domination, c’est bien cela qui caractérise la civilisation, qui paraît se constituer précisément au sein de l’interdit du cannibalisme (c’est ce qui se produit pour Robinson dont la vie est une fuite continue des cannibales). Autant dire que la civilisation est conditionnée par l’existence de l’inégalité entre les hommes. Il faut des maîtres et des esclaves, et là où manquent les uns et les autres, il y a le cannibalisme.
Apologue des porcs-épics (Arthur Schopenhauer, Parerga et paralipomena, paragraphe 396) « Par une froide journée d’hiver, quelques porcs-épics se serrèrent l’un contre l’autre pour se préserver, par leur chaleur réciproque, du risque d’être gelés. Bien vite cependant ils sentirent leurs piquants réciproques ; la douleur les obligea à s’éloigner de nouveau l’un de l’autre. Puis quand le besoin de se réchauffer les fit de nouveau se rapprocher, l’autre mal se répéta ; de sorte qu’ils furent ballottés en un va et vient entre ces deux maux, jusqu’à ce que fût trouvée une distance moyenne réciproque, qui représentait pour eux la meilleure position. »
Les hommes-porcs-épics, contraints par le froid à vivre ensemble, sont aussi contraints par leurs piquants à rester loin les uns des autres. Pour nous défendre du mal du monde (le froid), nous avons besoin des autres, mais les autres, avec leur individualisme égoïste (les piquants), sont pour nous une partie du mal du monde. Quel est le juste milieu ? Régler les rapports entre personnes de façon à en retirer le maximum de bénéfice et le minimum de mal. Par conséquent, la sagesse veut que se maintienne entre les hommes « une distance moyenne réciproque ».
C’est cela vivre de manière civilisée dans la société des hommes.
La sexualité dans l’Antiquité, d’après Eva Cantarella (Ces petits tableaux « obscènes » dans les maisons convenables, sous-titré Le plaisir, un jeu, pornographie inconnue, « Corriere della Sera », 4 décembre 2012)
« Quand nous abordons les représentations érotiques qui nous viennent de l’Antiquité dite classique, nous le faisons souvent en partant du présupposé que les Grecs et les Romains pensaient et vivaient leur sexualité comme nous. Or ce n’est pas le cas : en cela aussi ils diffèrent de nous. Et l’une des différences parmi celles qui nous séparent, (en particulier en ce qui concerne l’érotisme, mais pas seulement bien-sûr) est absolument fondamentale : elle est liée à l’avènement du christianisme, avec les interdits et les tabous qu’il porte en lui (différents de ceux des païens), et la diffusion du sens de la faute lié à la conception du péché, totalement ignoré du paganisme.
Conséquence : le scandale actuel face à des représentations érotiques qui à l’époque ne scandalisaient personne. (…) Les peuples du monde romain ou romanisé n’en reviendraient pas, s’ils venaient à le savoir : pour eux, aucune de ces représentations n’était pornographique ».
Ceci pourrait être un exemple de l’hétérogenèse des finalités : la pensée chrétienne moralisatrice a produit la pornographie ou du moins le sens de la faute, en vertu duquel précisément les images érotiques regardées par les modernes sont devenues pornographiques. Le païen se réjouissait de voir une image érotique, le chrétien, lui, se signe pour conjurer le mal, et c’est justement cet acte qui les rend pornographiques.
[Traduzione di Annie Gamet]