D’un Zibaldone à l’autre

Contrairement à Leopardi dont l’énorme cahier de plus de 4500 pages n’était pas destiné à la publication, Gianluca Virgilio, lui, s’explique sur sa propre démarche créative qui porte en elle comme corollaire nécessaire la publication. Il le fait dès le premier fragment introductif, de façon à entamer le dialogue avec son lecteur sur des bases claires. Celui-ci doit savoir qu’il y a tout un cheminement, une lente maturation, à partir du journal intime, ensemble de notes désordonnées et répétitives écrites au fil de la plume, incommunicables, jusqu’aux pensées choisies et travaillées, telles qu’elles sont données à lire dans le Zibaldone, avec l’espoir qu’elles rencontrent à un niveau ou à un autre celles du lecteur.

Je devrais d’ailleurs de parler des Zibaldone, car l’auteur a publié en deux temps : d’abord le Zibaldone galatinese (pensées de l’aube) dont les extraits paraissent régulièrement depuis (xx?) sur le site www.iuncturae.eu, c’est une publication extensible encore en cours actuellement ; d’autre part, en juillet 2020 a été édité le Zibaldone salentino,  livre d’environ 150 pages, qui reprend un certain nombre de textes du précédent auxquels font écho de nombreux ajouts. De la source des pensées vagabondes du demi-sommeil jusqu’à la réflexion écrite aboutie, Gianluca Virgilio revient à plusieurs reprises sur la genèse de son œuvre, comme pour répondre au questionnement supposé d’un lecteur légitimement surpris par la forme retenue, mais sans doute aussi par besoin de reprendre périodiquement ses propres marques et de redéfinir pour lui-même le sens de son entreprise : non, il n’y a pas de trame préétablie, pas de plan ; ces écrits reflètent le chaos ou la monotonie de la vie avec ses impressions et ses émotions, le désordre des pensées et le travail méthodique de la réflexion nourrie par les innombrables expériences de lectures, ils sont le produit d’une nécessité d’écrire qui s’impose comme une fonction aussi naturelle que les autres fonctions corporelles vitales, jusqu’à la réunion des feuillets épars avec l’intuition d’une cohérence possible, guidant la composition rétrospective.

C’est de cette matière enchevêtrée qu’émerge l’anthologie en langue française que le lecteur découvre aujourd’hui. Des morceaux choisis donc, cette pratique n’a pas souvent bonne presse dans le monde des lettres : elle est contraire à l’apprentissage universitaire et passe pour paresseuse, un lecteur exigeant est en droit de s’interroger sur la pertinence du choix de certaines pages au détriment d’autres, face à une œuvre tronquée il peut se sentir floué. Notre lecteur, lui, ne saurait avoir ces réticences, car il a déjà compris qu’un Zibaldone est une œuvre particulière, qui fait éclater les limites des genres littéraires. Gianluca Virgilio, qui se définit comme le « rhapsode » des fragments qu’il a composés, nous enseigne, par les coupures et les rapprochements qu’il opère dans ses propres écrits, que son journal de pensées n’est pas figé. Quant à l’exhaustivité, lui-même observe qu’elle est par nature hors de portée, y compris dans le premier jet du journal intime dont « Tant de choses sont exclues… ». Puisque tout se modifie – l’objet de la réflexion comme le sujet qui écrit –, il est bon parfois de s’arrêter en cours de route, de regarder derrière soi et rendre compte du chemin parcouru, c’est ce qui est fait ici dans cette anthologie en français. À sa source, diverses traductions de textes extraits des Zibaldone ou autres, réalisées comme à mon habitude en toute liberté et dans le désordre, avec tout simplement de ma part le désir de transmettre à mes proches aussi justement que possible quelques échos de la pensée de l’auteur salentin, de confronter diverses expériences et réflexions. Jusqu’à ce que celui-ci, face à l’accumulation de fragments de ses propres pensées exprimées avec d’autres mots que les siens, juge ce nouveau corpus assez signifiant pour ressentir la nécessité de donner à ces « disiecta membra » une forme propre à révéler leur cohérence interne, selon le rythme naturel de la conscience humaine qui laisse surgir les pensées spontanées, en oublie certaines pour en rappeler d’autres, les approfondir, les tourner et retourner de façon à en exposer les diverses facettes et créer ainsi, dans le même esprit que les précédents, ce nouveau Zibaldone.

L’étymologie rapproche en général le mot Zibaldone du terme culinaire Zabaïone, le sabayon donc, c’est-à-dire une nourriture composée de divers ingrédients que l’homme de l’art parvient à homogénéiser en une substance parfaitement lisse, dont une seule cuillerée contient tous les éléments devenus inséparables. Dans l’ouvrage dont le lecteur est invité à nourrir son esprit se rencontrent tour à tour de simples notes de lectures, des commentaires, des aphorismes, des récits, des analyses, des descriptions, des réflexions philosophiques ; certains sont écrits presque en style télégraphique avec une feinte rapidité, d’autres se développent dans la clarté de l’argumentation rigoureuse ou dans la beauté d’une évocation. Au détour d’une phrase percutante, d’une image poétique, d’un rythme, d’un silence, l’écrivain découvre et crée simultanément la forme particulière qui s’impose à lui pour donner en partage sa vérité profonde : alors prennent corps des impressions, des expériences, des pensées, anciennes et nouvelles, récurrentes, dont le rapprochement inattendu, l’étroite imbrication et le mélange continu opèrent finalement la métamorphose en un tout homogène, dans lequel chaque fragment se fond et intègre en lui la saveur particulière de la totalité, effet du langage qui, avec son pouvoir d’amplifier, de déborder constamment la singularité des éléments, restitue l’intégralité des choses pensées.

Le lecteur sait maintenant que notre Zibaldone, unifié par ses échos internes, ses rappels, ses oppositions, les touches qui se répondent et le structurent, ne se raconte pas. Il se donne tel quel dans son incessant tâtonnement, s’impose comme lieu de résolution de tensions fondamentales. La première de ces tensions concerne assurément le rapport entre la lecture et l’écriture, c’est-à-dire les deux pôles irréductibles de la vie intellectuelle de Gianluca Virgilio, écrivain-qui-lit/lecteur-qui-écrit. Sa pratique de la lecture est exigeante, le texte l’accapare, suscite des réflexions nouvelles, fait naître des émotions inconnues, ouvre d’autres perspectives de pensées ; vient alors chez ce lecteur boulimique le besoin irrépressible de se tourner vers la page blanche, d’en venir à l’écriture personnelle, d’ordonner tout ce qui s’entrechoque et, à force de recherche, de rendre la complexité intelligible, pour lui-même et pour ses lecteurs vers lesquels il se tourne maintenant. Ces deux passions, parfois perçues comme concurrentes à cause du temps qu’elles demandent, trouvent toutefois leur point de fusion dans le Zibaldone, j’en veux pour preuve les nombreuses citations d’auteurs auxquels Gianluca Virgilio emprunte des mots pour mieux trouver les siens. Il justifie d’ailleurs cette pratique… au moyen de citations ! Plus ou moins longues, commentées ou pas, ces greffes essentielles tentent de reproduire dans l’écriture l’excitation ressentie à la lecture, qui, telle l’émotion amoureuse ne dépend ni du livre ni du lecteur mais de leur rencontre de hasard : il a fallu interrompre la fuite du texte lu, arrêter le regard sur le passage, souligner, marquer, prélever pour l’intégrer à son propre texte comme souvenir d’une passion. Est-il manière plus intime de lire, quand pour le lecteur les mots deviennent objets de la même attention qu’ils l’ont été pour l’auteur qui les a écrits ?

Gianluca Virgilio a distingué ses deux Zibaldone : l’un est « galatinese », l’autre « salentino ». Ces adjectifs font référence au lieu où il est né, où il a passé les premières saisons de sa jeunesse, où il est revenu après plusieurs années d’éloignement : il s’agit de la ville de Galatina dans la province du Salento, à l’extrême sud de l’Italie. À la lecture de ses textes, il est facile de s’apercevoir que là est son point d’ancrage essentiel, son appartenance sociale, affective, intellectuelle. Cependant son livre ne saurait être abordé sous l’angle étroit du régionalisme, il ne s’adresse pas à un lecteur avide d’exotisme et d’évasion. Certes le temps d’existence physique de l’écrivain est lié à ces lieux particuliers, de nombreuses pages témoignent d’une connaissance fine de son environnement et de son attachement profond au pays qui le constitue, mais la fréquentation assidue de multiples auteurs formés en d’autres lieux, à d’autres époques, et la confrontation spontanée ou méthodique qui en résulte, l’amènent, lorsqu’il cherche les mots pour redire le réel, à parler de l’universel. Les questions d’ordre existentiel qui poussent Gianluca Virgilio à écrire n’ont donc rien d’une spéculation intellectuelle plus ou moins éthérée qui s’appuierait sur un savoir abstrait. Au contraire, nées sur le terreau de ces expériences mêlées, elles s’incarnent au sein de son univers mental singulier, lié à Galatina et au Salento, mais pas seulement : elles font corps avec l’écrivain, pour tenter de définir à ses propres yeux ce qu’il est, l’entièreté de son être, et si possible rejoindre son lecteur d’où qu’il vienne dans cette même quête.

Avec une matière ainsi filtrée par l’agencement des mots, le Zibaldone apparaît comme une recherche constante d’équilibre entre les multiples contradictions qui surgissent dans tous les champs de la pensée et troublent la conscience. Les doctrines et les clichés censés aider à accepter le tragique de la destinée humaine empêchent la réflexion de se développer ; tout en sachant reconnaître la douceur et la sagesse de traditions ancestrales, Gianluca Virgilio ose leur opposer la lucidité du regard critique, l’inconfort du doute, le droit de se contredire, de se nuancer pour que prennent corps, provisoirement et comme par surprise les pensées adéquates à partir de l’émotion actuelle de l’observation. Il serait vain, dans cette unité indissociable, de vouloir séparer les éléments pour en dresser l’inventaire. Pour peu qu’on se laisse aller à relever quelques relations évidentes sur lesquelles se construisent des réflexions fondamentales comme la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse, les puissants et les faibles, l’action et la contemplation, l’infiniment grand et l’infiniment petit, et tant d’autres facilement repérables, l’analyse de telles oppositions binaires prend vite un tour caricatural, car elle est loin de rendre compte de la complexité du rapport où, d’un fragment à l’autre, ces extrêmes se rapprochent, se défient, s’observent, se dissolvent dans la recherche d’une harmonie. À vrai dire, dans le Zibaldone, sans construction apparente mais avec ses multiples va et vient, ses enchaînements en spirales, ses suites aléatoires, ses liens obliques, toutes les polarités se rejoignent et constituent la substance même de l’œuvre. Y sont malaxés toutes sortes de sujets qui alimentent la vie intérieure, comme la dureté des sociétés, les effets pervers des progrès de la technique, le contrôle des masses, les mensonges du pouvoir, l’illusion de la liberté, les freins à l’exercice de l’esprit critique, mais aussi les bons moments d’enseignement, l’effet bienfaisant de la nature, les rencontres avec la beauté, le bien-être, et combien d’autres tout aussi essentiels. Quant à la perception humaine du temps, qui prive l’enfance de son insouciance première, elle suscite des interrogations constantes dans la pensée de l’écrivain, toujours étonné d’avoir été sorti du néant pour être jeté dans le monde avec une date de péremption.

Ne craignant pas d’utiliser le « je », sans dogmatisme ni narcissisme mais avec l’humilité du doute qui dans son cas est surtout une force, Gianluca Virgilio s’interroge sur sa juste place parmi ses contemporains, au sein de l’humanité et du vivant en général dont font également partie les animaux et les plantes, sur le sens à donner à sa vie personnelle comme acteur de son déroulement ou simple observateur des événements, sur la puissance du désir pour faire face à la mort inéluctable. Mais comment se situer dans un monde en perpétuelle mutation, dont l’horizon est un devenir, lorsqu’on est soi-même pris dans le mouvement du temps ? L’écriture est une tentative de réponse, car elle permet d’instaurer de la fermeté dans la mobilité, c’est exactement ce qu’en son temps signifiait Montaigne de manière imagée avec la nécessité de trouver « l’assiette », c’est-à-dire l’équilibre du cavalier en mouvement qui tâche de rester en selle sur son cheval qui bouge. Aujourd’hui, Gianluca Virgilio expérimente à son tour que l’écriture fragmentaire, ponctuée de silences, s’impose à lui pour donner forme à sa vie intérieure de la manière la plus naturelle possible ; c’est donc avec une œuvre en pièces détachées, chacune repérable aux premiers mots en gras, qu’en toute simplicité il invite le lecteur à se laisser surprendre, à partager avec lui ces pages où écrire et lire se confondent dans la recherche de ce que chacun porte en soi ; ce faisant il assume le risque que chacun s’en trouve bousculé, peut-être même durablement modifié, c’est le propre de la « bonne littérature » que de faire se rencontrer les altérités et de fertiliser la pensée.

Notre lecteur va donc découvrir et, je le lui souhaite, s’approprier intimement ce Zibaldone en langue française de Gianluca Virgilio, l’ami parfait à qui je veux dire toute ma reconnaissance pour m’avoir fait entièrement confiance dans le choix des fragments qui figurent dans cette anthologie. Merveilleuse liberté dont j’ai senti tout le prix en tant que traductrice à qui il était donné de se mettre à l’écoute de ce qui est soi dans la voix de l’autre, et qui m’a gardé intact le désir de vaincre la résistance de la langue étrangère à se fondre dans la nôtre. C’est donc de ma proximité affectueuse avec le texte original qu’est né le besoin de le faire vivre en rendant possible son cheminement au-delà de la frontière ; et lorsque ne pouvant tout retenir il a fallu choisir/exclure certains fragments aimés, il m’a semblé pouvoir le faire avec sérénité, confiante moi aussi dans la capacité du lecteur à reconnaître dans les pages du Zibaldone une pensée qui au contact de la sienne peut encore grandir et se développer librement. Dans cette sorte de conversation aisée, ni pédante ni dogmatique mais cultivée, parfois amusée, le lecteur trouvera des phrases écrites exactement pour lui. Puisse-t-il considérer ce livre comme une présence qui l’appelle, une chance qui s’est placée sur sa route.

[Introduzione all’edizione francese dello Zibaldone salentino di Gianluca Virgilio, di prossima pubblicazione]

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