Le château de Giuliano, au cap de Leuca. Non restauré, il est de loin le plus beau qu’on puisse voir en la matière ; assurément plus beau que certains palais anciens restructurés et prêts à l’usage (que de B&B dans cette région!). Là, beauté signifie pouvoir d’évocation d’un lointain passé, traversée d’un temps long, vérité, absence de tout artifice inutile, de toute manipulation intéressée.
Solitude et amitié chez Nietzsche. Je pense à la très belle correspondance de Nietzsche, véritable autobiographie du philosophe, je pense à sa solitude et au vif sentiment d’amitié dont témoignent ses très nombreuses lettres. Solitude et amitié : un binôme inséparable.
Le droit du « je », à la lecture d’Anna Banti, Itinéraire de Paolina, in Romans et récits, 2013. Il y a quelque chose d’affecté dans ce continuel recours à un « tu » qui est en réalité un « je ». Quelle pourrait être la motivation de cette volonté de marquer la distance entre la femme adulte et l’enfant, entre l’écrivaine et Paolina ? L’écrivaine veut peut-être nous raconter une histoire qui ne la concerne plus ? Il est impossible que l’histoire de notre enfance et de notre prime adolescence ne nous concerne pas ; on ne peut jamais s’en défaire, la supprimer ou simplement la tenir à distance ; et la raconter à la troisième personne c’est priver le « je » de son droit, qui consiste à tenir ensemble, dans une même personne, le passé et le présent, l’enfance et l’âge adulte. Seul un savant mélange dans une même psychologie peut donner lieu à un récit véridique de l’enfance, dans lequel les raisons du présent se fondent pleinement avec celles d’un monde qui pour nous n’existerait plus, si ces même raisons présentes ne l’avaient pas gardé vivant. Le « je » n’est pas différent de ce qu’il était, il a seulement traversé de nombreuses années en sa propre compagnie.
Recherche et étude. Giorgio Agamben donne son point de vue sur la vie des étudiants d’aujourd’hui (15 mai 2017, quodlibet.it/giorgio-agamben-studenti) et dénonce comme une « imposture terminologique » l’utilisation dans tous les domaines du mot « recherche » au lieu d’« étude » qui paraît évidemment moins prestigieux : « À la différence du terme « recherche » qui renvoie à une démarche circulaire sans en avoir encore trouvé l’objet (circare), l’« étude », qui signifie étymologiquement le degré suprême d’un désir (studium), a dans tous les cas déjà trouvé son objet. En sciences humaines, la recherche n’est qu’une phase temporaire de l’étude, elle cesse une fois que son objet est identifié. En revanche l’étude est une condition permanente. On peut même qualifier d’étude le point où un désir de connaissance rejoint son intensité maximum et devient une forme de vie : la vie de l’étudiant – mieux du savant. Cela fait que, à l’opposé de tout ce qu’il y a d’implicite dans la terminologie académique qui met l’étudiant à un niveau inférieur par rapport au chercheur, l’étude est un paradigme cognitif hiérarchiquement supérieur à la recherche, au sens où la recherche ne peut atteindre son but que portée par un désir, et qu’une fois celui-ci atteint, elle ne peut que cohabiter avec lui studieusement, se transformer en étude. »
Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui dans le monde universitaire, c’est au primat de la recherche sans étude, disons à une continuelle démarche circulaire très semblable au comportement du chien qui cherche à se mordre la queue. L’étudiant devient rarement un savant, le plus souvent son but est de se réaliser dans une profession, ou bien de continuer dans sa démarche circulaire (circare), non pas inspirée par l’étude, mais finalisée par le repérage de quelque chose de nouveau (?) à soumettre à l’attention de la communauté des chercheurs : une plante inconnue, un vaccin salvateur, un insecte non classifié, etc. Très peu sont ceux qui aiment vraiment le savoir (étudier). La plupart le craignent.
Le sadisme d’après Joris-Karl Huysmans, « consiste avant tout dans une pratique sacrilège, dans une rébellion morale, dans une débauche spirituelle, dans une aberration toute idéale, toute chrétienne ; il réside aussi dans une joie tempérée par la crainte, dans une joie analogue à cette satisfaction mauvaise des enfants qui désobéissent et jouent avec des matières défendues, par ce seul motif que leurs parents leur en ont expressément interdit l’approche.
En effet, s’il ne comportait point un sacrilège, le sadisme n’aurait pas de raison d’être ; d’autre part le sacrilège qui découle de l’existence même d’une religion, ne peut être intentionnellement et pertinemment accompli que par un croyant, car l’homme n’éprouverait aucune allégresse à profaner une foi qui lui serait ou indifférente ou inconnue.
La force du sadisme, l’attrait qu’il présente, gît donc tout entier dans la jouissance prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu’on doit à Dieu ; il gît donc dans l’inobservance des préceptes catholiques qu’on suit même à rebours, en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés qu’il a le plus expressément maudits : la pollution du culte et l’orgie charnelle. » (À rebours, collection 10/18, pp. 254 255).
Ainsi le sadisme est une pratique née à l’intérieur du monde chrétien comme réaction aux préceptes du Christ, c’est le plaisir censuré par le sentiment de la faute, il se nourrit des choses interdites.
Le secret de l’écriture d’après Julien Green. « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes. Il faut un peu laisser la main courir sur le papier. Alors un autre la conduit, quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui porte notre nom. Quel âge a-t-il ? Mille ans, je crois ». (Journal, VII. Le bel Aujourd’hui (suite), 15 juillet 1956. Julien Green, œuvres complètes, vol. V, 1977, p. 41).
Ce qu’écrit Julien Green m’amène à réfléchir sur le manque d’intention de mes propres écrits. Je veux dire qu’en ce qui me concerne, il m’est toujours arrivé d’écrire sans but, sans « projet », sans « plan », et que cela m’a toujours étonné : surprise d’avoir écrit ce que j’avais écrit ! De cette expérience j’ai appris qu’il ne faut jamais forcer la main à écrire, il ne faut jamais « vouloir » écrire, il faut prendre la plume presque sans y penser, et commencer à écrire.
Le snobisme d’après Marcel Proust et Giuseppe Tomasi di Lamedusa. Pour saisir ce qu’est le snobisme, lisons la description de Legrandin par Proust :
« … il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. (Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Vol I Robert Laffont pp. 121 122).
Et mettons-la en relation avec ce qu’écrit Tomasi di Lampedusa à propos de don Ciccio Tumeo dans Le Guépard, édition numérisée, traduction J-P Manganaro, pp. 89 90 :
« Car Tumeo appartenait à l’espèce zoologique des « snobs passifs » (…) des gens pour qui obéir, imiter et surtout ne pas faire de peine à ceux que l’on estime d’un rang social supérieur au sien était une règle suprême de vie : le « snob » étant en effet le contraire de l’envieux. Alors il se présentait sous des noms différents : il était appelé « dévoué », « attaché », « fidèle » ; et il menait une vie heureuse parce que le sourire le plus fugitif d’un noble suffisait à ensoleiller sa journée tout entière ».
En vérité, Legrandin, fervent admirateur des aristocrates qui habitent les châteaux, ressemble beaucoup à don Ciccio Tumeo qui regrette les anciens rois Bourbons. Aucun des deux ne saurait vivre sans exprimer sa soumission. Le snobisme, en fait, n’est qu’une forme de soumission, précisément celle de ceux qui sont bien heureux de servir leur maître.
À la racine du travail intellectuel selon Giorgio Manganelli. « À la racine du travail intellectuel, donc également de l’art, il y a une « blessure », un état de souffrance irréductible. Le besoin de comprendre, de clarifier, de posséder intellectuellement sa propre expérience naît de cette blessure, se nourrit de cette souffrance. » (La littérature comme mensonge, Adelphi, Milan, 2020, p. 191)
Le mot « blessure » ne doit pas faire penser à un fait précis, à un événement particulier qui nous aurait précisément « blessés », mais plutôt à « un état de souffrance irréductible », qui est le propre de l’homme, de tout homme : la souffrance léopardienne, dans laquelle nous sommes plongés du premier vagissement jusqu’au dernier râle. La douleur engendre un « besoin de comprendre » les causes de la souffrance, avec l’illusion que comprendre signifie calmer la souffrance, soigner la blessure, atténuer ou annihiler la douleur.
La guerre contemporaine. Martin Caparrós (La Faim, octobre 2015) explique comment la guerre se transforme : « … les drones changent radicalement la manière de faire la guerre : ils mettent en évidence les énormes différences de moyens militaires entre les riches et les pauvres – car les pauvres combattent avec leur corps, les riches avec des machines commandées à distance ».
Pentedattilo, petit village à l’abandon dans la province de Reggio de Calabre, est en train de renaître avec une nouvelle vocation : le tourisme. Quelques boutiques de fanfreluches se sont ouvertes dans ce lieu autrefois habité par des bergers et des paysans, pour la plupart émigrés, il y a là toute la vanité de notre société de consommation.
Sirgole. Au début d’octobre, dans quelques quartiers de Galatina et dans des villages voisins, c’est la fête. À Sirgole, les cloches de la petite église ont commencé à sonner pour annoncer la fin de la saison dans la campagne et la fête qui va se dérouler comme chaque année. Dans le hameau, les familles des propriétaires se rassemblent autour de l’église où a été préparé un petit dispositif lumineux ; c’est le nocellaro, quelques chanteurs se produisent, on se regarde dans les yeux, on se salue et à la fin on tire les feux d’artifice. Mais qu’on se garde bien de se retourner vers le champ de panneaux solaires qui s’est implanté là où il y avait précédemment un vignoble ! On serait bien déçu !
[Traduzione di Annie Gamet]