Zibaldone salentino (extrait 7)

Renoncer à l’utopie. « Ne renonçons jamais au rêve utopiste d’un avenir meilleur », c’est ce que dit tout bon prêcheur. Cet espoir et le refus de renoncer à l’utopie cachent une faiblesse inavouée qui consiste à craindre de se retrouver face à l’immuable nature humaine, dans laquelle le désir de vivre se confond avec la soif de domination, le plaisir de jouir des biens de ce monde avec un plaisir de prédateur, la faim d’énergie avec le cannibalisme, la consommation infinie et illimitée de cette énergie avec la destruction totale de la vie.

Personne ne peut résister face à la réalité des choses. On se couvre souvent du voile transparent de la paideia ; chacun cherche une échappatoire, une issue de secours, une astuce pour se sauver de la catastrophe. Ayons le courage de savoir qu’il n’y aura jamais d’âge millénaire comme il n’y a jamais eu d’âge d’or.

Critique sévère du statu quo, rire, résignation, indifférence, silence : quel sera notre comportement devant la réalité des choses ? Quel est le sens d’une critique, des plus sévères, quand il ne peut y avoir d’autre réalité ? Et quelle sorte de rire sera le nôtre, sinon sardonique ? Mais comment, si l’on continue ainsi, nous-mêmes et l’humanité tout entière échapperions-nous à l’ennui ?

Quand nous aurons totalement compris – ou plutôt quand cette compréhension produira un comportement approprié – que notre éloignement progressif du vivant nous a causé et nous cause encore des souffrances, alors seulement notre existence acquerra la force utile pour retrouver l’authenticité de la vie, à même de nous faire croître dans la seule direction possible, comme une plante trouvant au cœur du sous-bois le rayon de lumière qui la porte vers le haut.

La vigne, le figuier et le ciment. Dans l’amphithéâtre de mon école, entre les interstices des blocs de ciment, poussent la vigne et le figuier sauvage : des tiges et de longs sarments adoucissent la grisaille du ciment. Le concierge m’a dit avoir essayé de nettoyer, et même jeté un acide particulièrement corrosif sur les racines dans les interstices du ciment, mais cela n’a rien changé : quelques mois après, la vigne et le figuier sont réapparus. « Mais pourquoi ne pas laisser pousser ces plantes ? » lui ai-je demandé. Elles conservent la mémoire du lieu. Je me souviens parfaitement des vignes et des figuiers d’il y a cinquante ans, justement sur ce terrain où se dresse aujourd’hui le bâtiment de l’école. « Les ordres, m’a-t-il répondu, les ordres ! » me désignant de la main le plafond de l’école.

Un terrain inculte, depuis longtemps à l’abandon, que le temps a rendu inutilisable, un lieu à l’écart résultant de l’intersection de quelques voies de raccordement, un bout de terre que la nature s’est réapproprié entre deux rubans d’asphalte, juste derrière la glissière de sécurité, un lieu où l’homme ne met pas les pieds, où poussent le sureau, l’ailante et autres plantes envahissantes, un lieu depuis longtemps déshabité, pourtant dû à l’oubli humain ; un bout de terre entre deux immeubles, où le soleil ne pénètre pas sauf rapidement à midi, où poussent la mousse et quelques plantes rabougries : c’est donc cela la nature ?

Le pouvoir. Nous pouvons considérer le pouvoir comme le rapport particulier, changeant, qui tient les hommes ensemble, faisant d’eux une communauté d’animaux sociaux et politiques, comme voulait Aristote. À différents niveaux et pour les motifs les plus divers touchant à la nécessité du vivre ensemble, tous les hommes sont unis entre eux par une relation de pouvoir. Une telle relation dans les sociétés policées se caractérise par la loi, et dans les sociétés plus frustes par la force. La loi et la force se confondent très souvent et deviennent indiscernables dans l’exercice du pouvoir : la loi use de la force et la force use de la loi, polluant toutes les sources de la justice.

La question cruciale est celle-ci : une société où le rapport entre les hommes ne serait régi ni par la loi ni par la force, ni fondé sur le pouvoir, peut-elle s’envisager ?

Le courage de savoir.« Ce qu’un homme tient déjà pour « vrai », ou pas encore, me semble surtout dépendre de son courage, de la force de son courage… (Il est rare que j’aie du courage face à ce qu’en réalité je sais) ». Nietzsche, Lettre à Georg Brandes, Nice, 2 décembre 1887.

Avoir le courage de reconnaître la vérité des choses, c’est un problème ; ou bien vaincre notre propre lâcheté, qui nous tient à l’écart des dangers du savoir et nous fait vivre dans l’ignorance et la sauvegarde de notre sécurité intellectuelle et physique. La majorité ne souhaite pas en savoir plus, elle n’a pas le courage de savoir, c’est en cela que consiste l’autodéfense personnelle. Savoir peut miner la santé, peut tuer. Je ne parle pas du savoir technique qui a l’apparence trompeuse du salut, mais d’un savoir plus profond, qui engage/ravage notre être tout entier, qui demande du courage. C’est la vraie maladie de Leopardi, c’est celle de Nietzsche.

Lycée classique en voie d’extinction. Personne ne veut plus entendre parler de latin, de grec, d’Antiquité, d’histoire. La culture colle de plus en plus à l’actuel, à l’utile, au « monnayable », à tout ce qui sert le marché. On continuera d’étudier l’Antiquité dans quelques facultés, mais dans le seul but qu’il reste encore des gens capables d’indiquer aux touristes en quête de choses anciennes ce qu’ils peuvent voir au cours de leur promenade. Je pense au rappel de Nietzsche dans la lettre du 1 janvier 1887 adressée à Meta von Salis : « Nous devons garder ce que nous possédons d’antique : cela nous garde nous-mêmes ».

Le fascisme d’après Ignazio Silone. « Non vraiment le fascisme n’est pas tombé du ciel, ce n’étaient pas des hommes libres qu’il a ralliés à lui, mais des foules que leur mode de vie quotidien avait déjà prédisposées à servir, déjà conditionnées à l’obéissance par toutes les formes de la vie démocratique (l’enseignement scolaire, le service militaire, la pratique religieuse, et même la formation reçue des syndicats et des partis d’opposition, aussi centralisés et bureaucratiques que le reste). » L’école des dictateurs, in Romans et essais, vol. I, 1998, p. 1096.

Voici qui montre bien comment de la démocratie peut naître le fascisme, et comment du fascisme le retour à la démocratie est possible, sans changements substantiels, si ce n’est de façade.

Les citations comme centre du raisonnement critique. Puisque dans ce Zibaldone j’ai largement recours à des citations, je trouve juste de motiver ce choix. Je le ferai avec ces mots de Claudio Magris, que j’approuve totalement : « Peu de choses aussi bien qu’une citation aident à commencer un écrit, ou, d’une manière générale, à le renforcer. La citation est une sorte de clé musicale, elle donne le ton d’un discours, elle confère de l’autorité à ce que l’on écrit et aux thèses que l’on défend. Par ailleurs elle est une synthèse qui simplifie et formule avec clarté les idées exprimées. » (Le risque de la citation, « Corriere della Sera », 17 décembre 2015, p. 40).

J’ajouterai ce que Montaigne écrivait à ce sujet dans les Essais : « Je ne dis les autres que pour d’autant plus me dire » (Livre I, chap. XXVI, édition Garnier, 1962, p. 157), « Quoy, si je preste un peu plus attentivement l’oreille aux livres, depuis que je guette si j’en pourray friponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien ? » (Livre II, chap. XVIII, p. 70).

Et je rapporterai les mots d’Emanuele Trevi, lus dans Pamuk, Mes machines empathiques (« il manifesto-Alias, 11 mars 2012, p. 3) : « … il faudrait ne se fier à elle (la citation) que lorsqu’elle est la marque d’une obsession, quelque chose qui revient à l’égal d’un symptôme. Car il suffit de reprendre possession de nous-mêmes, de dissiper le voile de Maya qui nous enveloppe de sa bêtise, et la littérature redevient ce qu’elle a toujours été, des mots qui se gravent dans notre esprit et notre cœur, des mots-destins, une matière qui ne se consume pas : maladies, tatouages, formules magiques ».

Il faut donc travailler autour et au dedans des citations, en sachant que d’autres ont déjà dit ce que nous pensons (tout a déjà été dit !), et que la tâche qui nous incombe est seulement de ramener cela à la lumière, en le redisant. 

Télé-enseignement. Roberto Bellotti, directeur du département universitaire de Physique de l’Université Aldo Moro de Bari écrit ceci : « Nous pourrions simplifier en nous demandant ce qui est le plus efficace : suivre un cours dans un amphithéâtre sans équipement particulier, au milieu de cent cinquante autres étudiants, après avoir passé une heure dans le train et marché quinze minutes pour rejoindre l’amphi, devant mettre autant de temps pour retourner à la maison, ou en guise d’alternative, avoir à sa disposition les cours enregistrés, avec grand soin et professionnalisme, en complément du matériel didactique de grande qualité. » (Tout le bien du télé-enseignement, une chance pour nos universités, « La Repubblica-Bari », 7 avril 2020, p. 13).

En somme, ce professeur ne pense pas qu’il soit souhaitable de mettre à la disposition des étudiants des amphithéâtres « particulièrement équipés » et des cours qui ne soient pas surpeuplés, ni même de créer les conditions pour réduire les déplacements (maisons de l’étudiant, subsides aux étudiants, restaurants universitaires, etc.), non ; ce professeur pense que le prétendu enseignement à distance est la solution à ces problèmes.

On voit bien là comment la pandémie agit dans les esprits et quels changements elle va apporter dans notre société. Ce qui était indicible avant la pandémie, et qui représentait donc l’exception, risque aujourd’hui, comme l’observe Giorgio Agamben, de devenir la norme.

Restaurant bondé, bruyant, tout le monde parle, ce qui rend toute conversation normale impossible ; mais le respect des convenances oblige à rester là, assis, à attendre les différents plats qui arrivent lentement à cause du manque de personnel ; l’air est de plus en plus vicié et il fait chaud. Je voudrais m’en aller, mais il n’en est pas question : on célèbre un événement, je ne sais plus lequel. Je regarde autour de moi, un beau visage attire mon attention. C’est celui d’une femme, là, à cinq mètres devant moi, je ne la connais pas, elle ne sait rien de moi, elle ne sait pas que son visage, son corps, sa façon de bouger me délivrent de mon désir, m’accordent une survie temporaire. Je reste assis, et pour ce soir, je suis sauvé.

(Traduzione di Annie Gamet)

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