Soulignement. J’ai pris un vieux livre de Gaetano Salvemini dans la bibliothèque de mon père, un livre plein de soulignements avec quelques annotations de sa main. Quand j’étais enfant, je n’aimais pas le voir mettre toutes ces lignes rouges dans ses livres, selon moi il les endommageait, et je ne pourrais plus jamais les lire. Mais le temps passe, les hommes modifient aussi leurs jugements. Aujourd’hui ces soulignements me sont une compagnie, la compagnie de mon père ; comme si je lisais Salvemini deux fois, l’une avec mes propres yeux, l’autre avec les siens.
Soumission. La nuit dernière. J’ai dormi profondément jusqu’à cinq heures, heure à laquelle mon rêve – j’avais raté le train pour revenir chez moi – m’a réveillé. J’ai alors écouté le silence de l’aube, à peine traversé par des aboiements de chiens dans le lointain. Pensant à leur solitude, aux maîtres qui les laissent à la campagne pour garder la maison suburbaine, je ne doutais pas de la provenance de leurs aboiements, de la campagne et non de la ville où ils auraient constitué une gêne pour les habitants encore assoupis. Ensuite, allez savoir par quelle étrange association d’idées, j’ai pensé à la soumission volontaire des professeurs, qui acceptent toujours ce qui vient d’en haut sans faire de difficulté, quand bien même ce serait leur arrêt de mort. Je me voyais, papier et stylo en main, en train d’écrire ces mots : « Il règne ici une grande envie de servitude ! Il y en a qui se meuvent en toute liberté dans un système servile ». J’étais tout étonné, dans ce demi-sommeil, à la pensée qu’avec le temps l’école s’était transformée, de la grande conquête sociale en un système de contrôle social ; et je me disais que ma mère ne s’y était pas trompée quand, à l’âge de neuf ans, ne supportant plus les abus de pouvoir de la maîtresse, elle s’était enfuie de l’école et n’y était plus jamais retournée. La fillette de CE2, en 1943, avait tout compris.
La lecture selon Pascal Quignard. « La lecture est la passion de ma vie. Je crois que je me serais suicidé si j’avais vécu dans une société sans écriture. Sans que me soit donnée cette possibilité de m’isoler. Dans la lecture, on cesse d’être soi-même, d’appartenir à son époque, à sa patrie, de vivre dans un espace et un temps définis. C’est une expérience très dangereuse et je comprends parfaitement qu’on ne lise pas. La perte d’identité, l’oubli de soi généré par la lecture a autant à voir avec l’extase qu’avec la dévastation. Pénétrer dans une autre pensée, dans un autre monde, fait craindre d’en sortir différent. Et à juste titre. Car on s’expose à des métamorphoses totales, des révolutions, des implosions psychologiques, des crises religieuses. On se trouve confronté à l’utopie, à la solitude, la révolte, l’aporie, le secret, l’étrangeté, l’athéisme, le doute, la non-société (car la société n’est pas une valeur). Et tout en vous parlant, je me rends compte que je suis en train d’énumérer les valeurs mises au ban des majorités, religieuse ou politique. » Sentiment de Quignard pour la littérature, Interview donnée à B. Craveri, « La Repubblica », 3 mars 2009, p. 40.
Voici, mises en lumière par Pascal Quignard, les raisons pour lesquelles les gens lisent peu, et quand ils lisent, choisissent plutôt des livres qui ne véhiculent pas les valeurs mises au ban de notre société (utopie, solitude, révolte, aporie, secret, étrangeté, athéisme, doute, non-société). La lecture ne leur sert que de tranquillisant, de narcotique, de drogue légère qu’on se procure au rayon librairie des supermarchés de la ville.
Le sens de l’antique. Penser à la fine poussière invisible à l’œil nu qui se dépose sans discontinuer sur toutes les choses, de sorte que si nous restions sans bouger pendant deux mille ans, nous nous retrouverions ensevelis sous un mètre et demi de terre, comme on peut le déduire des fouilles archéologiques. Notre seul sens de l’antique devant un objet manufacturé exhumé, c’est le sentiment précis de ce que nous sommes, terre, fine poussière déposée dans les lieux où nous avons vécu, y compris pendant que nous y vivons, poussière transportée par le vent depuis des lieux lointains. Ce n’est qu’en de rares occasions qu’il nous est donné de voir distinctement ce qui se produit de manière imperceptible, par exemple quand la ville se fige plusieurs heures sous une immense nuée de sable du désert africain.
Autre expérience en relation avec cela : sur le seuil, vision de la chambre, début d’après-midi hivernal. La lumière plongeante pénètre obliquement entre les fentes du store, elle éclaire la commode, le lit, l’armoire, les sièges. Silence. Cris d’oiseaux dans le jardin, atténués par le double vitrage de la fenêtre. Apparente suspension du temps, et pourtant grand mouvement de poussière bien visible dans la transparence de la lumière d’après-midi.
L’intelligence unique. Tard dans la nuit, pensée relative à une intelligence unique dont nous ne serions que des parcelles, des émanations temporaires, de petits éclats luminescents vite destinés à nous éteindre ; une grande intelligence unique et transcendante englobe toute trace de vie sensible et intelligente, sans faire de distinction entre les animaux, les plantes et les hommes ; un globe de vie qui se maintient en équilibre instable et précaire, mis en péril aujourd’hui à cause, entre autre, du caractère excessif de la présence humaine ; laquelle risque d’avoir à l’égard de cette intelligence unique la même fonction que celle de la mort pour chaque organisme vivant : l’éteindre définitivement, ou la faire s’évanouir, jusqu’à ramener toute forme de vie à l’état d’amibe ; un jour toutes les choses finiront ainsi et peut-être auront-elles un nouveau commencement.
Communisme. Pendant plus d’un siècle, pour des millions d’hommes, l’idée du communisme a été une source d’espoir en une société plus juste, sans abus de pouvoir ni prévarication, espoir en une société fondée sur l’égalité, la solidarité, une société heureuse. Mais quand une doctrine promet ce qui ne peut se réaliser, elle est mensongère. Et il ne fait aucun doute que l’auteur du mensonge ait été la bourgeoisie. Ce que je dis là paraît paradoxal, mais l’histoire est faite de paradoxes. Le communisme est l’instrument inventé par la bourgeoisie pour soumettre psychologiquement les masses prolétariennes à son service, en leur donnant l’espoir d’un avenir meilleur (cf. ce chant il sol dell’avvenire, le soleil du futur). L’organisation même des masses prolétariennes, dans le parti socialiste d’abord, puis communiste et dans les syndicats, me semble une invention bourgeoise visant au contrôle social, à la discipline du prolétariat, sans laquelle celui-ci à coup sûr serait devenu une force chaotique explosive. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » oui, mais pour être mieux encadrés et asservis. Était-ce là l’intention de Marx et Engels ? Bien-sûr que non. Mais on juge l’histoire d’après ce qui s’est produit, d’après les faits, et non d’après les bonnes intentions dont, comme chacun sait, l’enfer est pavé.
Tout ce que l’histoire du communisme nous enseigne, Machiavel l’avait déjà compris, à savoir que le pouvoir se sert du mensonge (le renard) pour atteindre ses objectifs, surtout quand il craint que la force dont il dispose (le lion) ne soit pas suffisante pour abattre celle de celui qu’il veut soumettre.
Les Anciens pensaient qu’à l’aube les rêves étaient véridiques. À l’aube, il arrive souvent que je commence à m’éveiller, mais je reste au lit dans un demi-sommeil, à ruminer des pensées qui sur le moment me semblent aussi limpides et claires que les rêves, pour se troubler ensuite quand le réveil sonne. Mais si je prends la précaution de me saisir vite d’un papier et d’un stylo et d’en fixer le souvenir, j’ai quelque espoir de revenir plus tard sur ces pensées et d’y réfléchir plus à fond, de façon à retrouver leur clarté même après plusieurs heures. Ceci pour que l’on sache comment est né ce Zibaldone salentino.
Le système et la peur. « Autrefois on rêvait d’abattre le système, aujourd’hui on voudrait seulement qu’il ne s’écroule pas définitivement pour ne pas en être les victimes ». Marc Augé interviewé par Fabio Gambaro, Contre la peur, « La Repubblica » lundi 28 janvier 2013, p. 45.
Distanciation. « J’y pense (au coronavirus), et beaucoup, je veux comprendre ce qu’est la vie maintenant et ce qu’elle sera après. Je m’oblige à chercher le positif, je suis le bulletin d’information, je vois les cités désertées, cela me rend triste, mais nos villages sont toujours vides dans le Salento… finalement cela ne change pas grand chose ». Edoardo Winspeare interviewé par Antonella Gaeta, « La Repubblica-Bari », 31 mars 2020, p. 11
« Finalement cela ne change pas grand chose », c’est vrai ! Avant la « distanciation sociale » imposée par la pandémie, n’étions-nous pas tous distants les uns des autres ? Certes la pandémie a gêné les affaires, l’échange des marchandises non essentielles, mais elle n’a pas changé les rapports entre les gens. Déserts étaient nos villages, je crois que Winspeare pense à ceux du Cap de Leuca, et déserts il le restent. Juste beaucoup moins d’autos sur les routes, et c’est très bien. Le covid 19 a fourni une forte motivation à la « distanciation sociale », cet oxymore de notre existence d’humains. En effet, étant donné le style de vie marqué par l’individualisme, la compétition, etc., la vie sociale était déjà plutôt réduite. La « distanciation » n’a donc rien d’un traumatisme, dans la mesure où la raréfaction sociale était déjà à l’œuvre depuis longtemps.
Ma pensée constante est celle-ci : comment faire pour me tenir à bonne distance des hommes et des choses, sans couper les ponts, en conservant une constante ouverture au monde, une vive disponibilité à la rencontre, la nouveauté, l’écoute, etc. D’ailleurs, comment pourrais-je écrire sans accueillir toutes ces sollicitations, en restant éloigné, c’est-à-dire en évitant de me laisser phagocyter par le monde ?
*Mais voici la première faveur que je me suis procurée d’une espèce toute singulière. [Mme F.] s’est piquée fort avec une épingle le doigt du milieu, et n’ayant pas là sa femme de chambre, elle me pria de le lui sucer pour en épuiser le sang. Si mon lecteur a jamais été amoureux, il peut se figurer comment je me suis acquitté de cette commission ; car qu’est-ce qu’un baiser ? Ce n’est autre chose que le véritable effet du désir de puiser dans l’objet qu’on aime. Après m’avoir remercié elle me dit de cracher dans mon mouchoir le sang que j’avais sucé. “— Je l’ai avalé, madame, et Dieu sait avec quel plaisir. — Avalé mon sang avec plaisir ? Êtes-vous de race d’anthropophages ? — Tout ce que je sais est que je l’ai avalé involontairement, mais avec plaisir.” (Histoire de ma vie, Giacomo Casanova, éd. Robert Laffont, 1993, t. I, vol. 2, chap. V, p. 336). [Aggiunta della traduttrice].
[Traduzione di Annie Gamet]