Décédés. Mes professeurs de lycée sont tous morts, l’un après l’autre. Vivre dans une petite ville signifie cela aussi, faire l’expérience de la disparition progressive des gens qui l’ont habitée et nous ont accompagnés une partie – et pas la plus facile – de notre vie.
Vivre entre les siècles. Il m’est arrivé récemment, en parlant avec mes élèves, de faire référence au XIXe siècle comme « au siècle dernier ». Je me suis aussitôt aperçu de mon erreur, mais j’ai réfléchi à voix haute sur ce lapsus. J’ai dit aux élèves que, pour avoir vécu une grande partie de ma vie au XXe siècle (trente-sept années), je me considère comme un homme de ce siècle-là, au regard duquel « le siècle dernier » est justement le XIXe ; alors que les élèves, nés dans le deuxième millénaire, perçoivent les choses différemment. J’ai ajouté que s’il m’était donné de vivre dans le XXIe siècle au moins aussi longtemps que dans le XXe, alors je n’hésiterais certainement pas à me définir comme un homme du XXIe siècle et finalement à considérer le XXe comme « le siècle dernier ».
Le noyer. De la fenêtre de la salle de classe où se tient la réunion, je vois dans la cour l’épais feuillage du noyer. C’est un arbre qui me suit (et vice versa) depuis mon enfance : le noyer sur la terre de mon grand-père maternel à Corigliano, qui projetait son ombre sur l’aire où nous passions le lundi de Pâques ; le noyer d’Urbino, dans une cour de la rue Saffi, vu depuis la salle de philosophie où de bon matin Icilio Vecchiotti faisait son cours sur Hegel devant les quelques étudiants qui s’étaient levés tôt ; le noyer d’Endenna, tout seul au milieu d’un pré de la Val Brembana, sous lequel pointaient les primevères au printemps ; le noyer de Sirgole ; et maintenant celui de la cour du lycée, qui pousse, vigoureux, et donne quantité de fruits que les concierges vont ramasser l’après-midi quand l’établissement est désert. Il est pris dans l’asphalte et je me demande comment il arrive à trouver sa nourriture. Je le crois né d’une vieille racine ensevelie qui avait envie de revivre.
La leçon de Gianni Celati. En un temps où dans les universités italiennes sévissent de nombreux professeurs aussi médiocres que gonflés d’orgueil, où dans les maisons d’édition domine le marketing, en un temps où l’invention s’est séparée de la vie (elle n’est pas le sel de la vie, ni ne l’accompagne), Gianni Celati nous donne une leçon de grande sagesse et humilité. Il nous rappelle que nous sommes des vers de terre, et rien de plus, que l’écriture n’a de valeur qu’à condition de naître d’un état d’affection et de modifier le lecteur. État d’affection, c’est-à-dire fidélité aux choses et aux personnes de façon qu’elles puissent être comprises intimement (affection vient de ad-factum, une chose que l’on fait en se tenant proche d’une autre) ; et cette proximité engendre une métamorphose que l’écriture doit créer chez le lecteur, tout comme le lecteur crée une continuelle métamorphose de l’écriture. Entre lecteur et écrivain le rapport est biunivoque.
L’écriture que nous lisons est comme la nourriture que nous ingérons chaque jour ; elle doit fournir à notre corps tout ce dont il a besoin pour vivre, raison pour laquelle nous devons faire très attention à ce que nous ingérons, faute de quoi nous risquons de vivre intoxiqués (drogués) ou de mourir empoisonnés. Comme la bonne nourriture, la bonne écriture ne nous fait que du bien et améliore notre intelligence de la vie. La mauvaise produit l’effet inverse.
Géologie. Excursion sur le littoral adriatique, entre Porto Badisco et Porto Miggiano en compagnie d’un géologue, ou comment regarder les choses du monde autrement. Le géologue te montre les roches, il ne te parle pas d’années, de décennies ni de siècles, mais d’ères géologiques immenses qui durent des millions d’années, d’événements survenus bien avant la présence de l’homme sur la terre ; et là tu comprends que tu n’es rien, car toi, tu es fait d’un temps infiniment petit par rapport à celui dont te parle le géologue. Alors, tous tes désirs, tes prétentions, tes présomptions tombent, ton moi devient une poignée de sable que tu ne parviens pas à garder dans ta main. Cette considération ne provoque en moi aucun effarement, tout au contraire, en me libérant du poids de ma vanité d’homo sapiens, elle me donne un sentiment de plus grande légèreté. Si la géologie reste un savoir spécialisé, peu répandu dans la population, et même apparemment peu apprécié des autorités publiques, c’est peut-être parce qu’elle nous fait sentir notre insignifiance, notre peu d’importance, ce que ne tolèrent pas la majorité des gens, surtout ceux qui se pensent puissants.
Le regard de mon chien. Le soir, avant d’aller dormir, mon chien Billie vient me dire au revoir. Il s’approche et me réclame avec insistance des caresses et quelques mots avant de me quitter. Puis il se met sous le lit (l’été) ou sur la descente de lit (l’hiver) et il s’endort. Son regard est muet, mais je sais qu’il pense. Et comme certains (Cervantes) l’ont déjà fait, j’aimerais raconter ma vie quotidienne du point de vue de mon chien. Que pense-t-il, lui, quand il me voit quitter la maison le matin, quand il me voit rentrer, quand il me voit sur le canapé en train de lire, etc. ? Ce serait un exercice de mise à distance, propre à donner une meilleure compréhension de la vie.
La mort de mon chat. Un jour de printemps à dix-huit heures trente, notre chat Fuffi, au bout de dix années passées avec nous, a expiré. Que le dieu des chats l’accueille en son royaume ! Quand j’ai annoncé cela à ma sœur qui habite à l’étage du dessous, elle n’en revenait pas : « Mais comment, je viens de le voir sur le mur se diriger vers l’arbre à kakis ! ». C’était l’un des fils, petits-fils ou arrière-petits-fils dont Fuffi a peuplé le quartier. Alors, à proprement parler, peut-on dire que Fuffi soit mort ?
Je rhapsode. À proprement parler, je n’ai jamais écrit de livre, en ce sens que je n’ai jamais planifié ni réalisé d’écriture de livre. J’ai seulement réuni et publié dans divers livres ce qu’il m’était arrivé d’écrire, de façon rhapsodique, au cours des années passées. Cela signifie que je ne me considère pas comme un professionnel de l’écriture, expression que j’abhorre, mais comme un homme qui écrit, et qui de temps à autre rassemble les disiecta membra pour en empêcher la dispersion (peur misérable de ce qui, tôt ou tard, arrivera) et pour que de l’ensemble la pensée émerge plus claire et cohérente. Disons que je suis « le rhapsode » de mes propres écrits, y compris avec ce Zibaldone.
La nature cannibale de l’homme et la paideia. L’expression nature cannibale de l’homme est métaphorique ; mais ici la métaphore n’est que l’aboutissement final d’une civilisation millénaire qui certes d’un côté a permis à l’homme d’abandonner les pratiques archaïques du cannibalisme, mais de l’autre n’a pas su supprimer la domination de l’homme par l’homme, qui est donc la version moderne et civilisée du cannibalisme archaïque. La paideia, c’est-à-dire l’éducation qui a modelé les comportements des Anciens et continue à modeler ceux de l’homme moderne, est l’axe pédagogique central de la civilisation : elle a dévoilé l’erreur, donné accès au mystère, dénoncé la violence de l’action humaine, montré à tous sa perversion, mais elle a été incapable d’en modifier la structure portante qu’est la domination de l’homme par l’homme. Et pourtant – quand elle n’est pas une tentative frauduleuse de cacher la vérité des choses – elle est un rempart contre ce qu’on nomme le retour de la barbarie. Y renoncer, ce serait mettre l’humanité en échec, revenir à la cruauté du pur cannibalisme. Mais ne nous faisons pas d’illusions : la civilisation moderne ne sait que faire d’une paideia qui pose des limites à la domination et en dénonce l’hybris. Elle suit sa nature cannibale qui la conduit inévitablement vers l’anéantissement de l’homme. Tous les signes de cette autodestruction – véritables indices de sa réelle possibilité – sont présents : les dispositifs nucléaires des armées sont en mesure de détruire plusieurs fois l’humanité, le désastre écologique qui menace l’homme est visible par tous (je dis « l’homme », car la « nature » léopardienne ne s’apercevra de rien du tout), l’explosion démographique, la question du climat, etc. En somme, après avoir mangé tous les autres, l’homme se mangera lui-même, comme Zanni (le Zanni de Dario Fo).
À quoi sert une bibliothèque. Lors son interview par Eugenio Occorsio, parue dans « La Repubblica » du 5 mars 2020, p. 13 sous le titre L’émergence, l’économiste, essayiste et philosophe Nassim Nicholas Taleb évoque ce souvenir : « mon ami Umberto Eco me racontait à quel point il était agacé quand il montrait sa bibliothèque et que régulièrement on lui demandait « Mais vous les avez tous lus ? » sans voir qu’une bibliothèque est un instrument de recherche à utiliser pour comprendre en profondeur comment va le monde. »
Au cours de ma vie j’ai amassé des milliers de livres, faute de place j’en ai offert une grande partie aux bibliothèques, publique et scolaire. Je pense parfois que ce sont les livres qui viennent me chercher, qu’ils frappent à ma porte en demandant à entrer. Quand je fouine dans les catalogues en ligne, dans les librairies, sous la poussière des brocantes, je les entends m’appeler. Ils frappent à ma porte, moi je les fais entrer, en sachant pertinemment que dans ma vie, aussi longue que je puisse me la souhaiter, je ne réussirai jamais à les lire tous. Mais c’est comme s’ils me disaient : « Ne t’en fais pas, fais-nous une petite place, mets-nous de côté ; un jour, avant de fermer les yeux, tu pourrais avoir besoin de nous ; alors pourquoi devrais-tu d’ores et déjà te priver d’une telle chance ?
Confins et frontière. Je lis l’article Les confins qui réunissent (« La lettura – Corriere della Sera » du 16 décembre 2012, p.7), d’Umberto Curi, sur la différence entre « confins » et « frontière » : « Dans confins, il y a cum (…). Le mot signifie la ligne qui, dans l’acte de séparer, me met cum, c’est-à-dire ‘avec’ (…). ‘Aux confins de’ parle d’une relation plus encore que d’une séparation, évoque un lieu de partage plutôt qu’une mise à l’écart. En outre, c’est sans doute aussi le lieu dans lequel et au moyen duquel se définit l’identité. Il ne s’agit évidemment pas d’une identité ‘égoïste’, réduite à soi-même, mais bien de cette identité qui se définit au moyen du rapport à l’autre. Je suis moi, ou plutôt je deviens authentiquement moi, précisément là où je ‘touche’ l’autre, là où je le reconnais dans son altérité, dans ce fait spécifique que constitue la rencontre avec autrui. C’est aux confins que je rencontre cet étranger qui est toujours hôte-hostile, cet autre qui vient, dont je ne pourrai jamais savoir à l’avance s’il est ami ou ennemi, mais que je dois de toute façon me disposer à accueillir.
On saisit ici la nette différence entre le concept de confins ainsi défini et la notion de frontière, qui ne lui est identique qu’en apparence. En italien, mais également en français, anglais, espagnol, le terme ‘frontière’, du fait qu’il renferme en lui la racine ‘front’, indique le fait d’être tourné vers quelque chose – contre quelque chose. Au cum qui réunit et met en relation, le propre des confins, la frontière substitue la perspective imminente d’un affrontement marqué par le bruit sourd de la guerre. À la mobilité et au dynamisme des confins, s’opposent la fixité et le caractère infranchissable de la frontière. »
Calligraphie. Je lis l’appel « désespéré » de Guido Ceronetti, Redécouvrir la calligraphie, dans le « Corriere della Sera » du dimanche 13 janvier 2013, p. 35 : « … le problème essentiel est d’écrire. Entretenir une correspondance, tout noter dans son journal, s’aimer scripteur (sans l’amour de soi on ne souffle pas même une bougie), s’aimer différent justement parce qu’on écrit. C’est un S.O.S. désespéré que je lance, car sans l’usage constant de l’écriture manuscrite la régression civile et humaine des nations peut être épouvantable… ».
[Traduzione di Annie Gamet]