Illusions. Des parents sont fiers que leur propre fille soit diplômée d’une université privée renommée (qu’importe si entre temps elle a accumulé vingt mille euros de dettes !), et fiers qu’elle soit dès maintenant demandée par de grandes entreprises multinationales qui l’enverront ici ou là à travers le monde pour un maigre salaire – mais on peut faire carrière ! Ils sont fiers, mais en même temps très tristes, car cela signifie qu’ils ne reverront plus leur fille, sinon occasionnellement. Je pense aux sacrifices des parents : ils se sont saignés aux quatre veines pour maintenir leur fille dans une université privée renommée, aujourd’hui ils la livrent à l’entreprise qui va l’arracher à sa terre et en faire une esclave intellectuelle exclusivement à son service. Ces parents se sont repentis, ils regrettent déjà l’éloignement de leur fille asservie. Trop tard. Le capitalisme moderne a relevé ses filets.
Manière actuelle de voyager. Nous avons réservé un appartement dans une ville européenne par internet, avec notre carte de crédit. La somme a été encaissée immédiatement. On nous a donné l’adresse, le code d’accès au bâtiment, le code pour prendre la clé dans une boîte, on nous a communiqué le nom du logement, tout cela en ligne. À notre arrivée sur les lieux, nous ne savions pas comment nous y prendre, mais par chance une touriste américaine qui connaissait la procédure nous a aimablement aidés.
Une fois les vacances terminées, nous avons quitté l’appartement en fermant la porte derrière nous ; puis au moyen d’un code, nous avons ouvert une boîte à l’entrée du bâtiment, nous y avons déposé la clé et nous sommes partis, sans serrer la main ni croiser le regard de qui que ce soit ; le tout de manière très aseptisée. Morale de l’histoire : nous ignorons qui nous a loué le logement que nous avons occupé. Déduction : les hommes ne cessent d’inventer de nouveaux moyens pour se voir le moins possible.
Autre exemple : le métro de nombreuses grandes villes est téléguidé par un système informatique. Voyager dans un train conduit par quelqu’un d’invisible ou par un ordinateur suscite en moi la même pensée, celle d’être un total étranger parmi les hommes. La technologie rend superflu le contact sensoriel direct.
Finalement, nous étions déjà préparés à la distanciation sociale que nous a imposée la récente pandémie de covid-19 !
Nous sommes un seul corps. Dans le métro londonien, entre mille visages de passagers inconnus. Certains sont penchés sur leur téléphone portable, beaucoup dorment à n’importe quelle heure du jour, morts de fatigue. Visages de toutes origines, beaux et laids, reposés et fatigués, avilis par les difficultés de la vie et pitoyables, visages de mille personnes ; en réalité moi je ne vois qu’un seul corps d’une grandeur gigantesque, un corps aux mille visages que le train ballotte dans un bruit de ferraille lorsqu’il se meut sur les rails en surface ou dans les boyaux de cette ville que lui-même a construits pour s’y déplacer le plus rapidement et commodément possible. La confiance des centaines de passagers de l’Underground en une machine unique (peut-être un ordinateur à distance) qui dispose de leur vie, alors que le train grince peureusement sur ses aiguillages, effleurant d’autres convois qui filent à cent à l’heure dans le sens inverse, leur assurance qu’aucun péril n’est à craindre, que tout ira bien et qu’on arrivera sain et sauf à destination, la confiance visible dans les gestes des uns qui feuillettent le « Metro » ou l’ « Evening standard » du soir, et d’autres qui, enlacés, s’embrassent dans un coin, ou dorment sur leur siège, écouteurs sur les oreilles, cette confiance aveugle prouve bien que nous sommes un seul corps, et comme un seul corps nous nous déplaçons.
Il existe trois sortes de livres. Premièrement ceux qu’on ne lit qu’une fois, par curiosité, pour suivre le conseil d’un ami, incité par une publicité si intrusive qu’on n’a pas pu résister, par devoir professionnel etc. Deuxièmement ceux qu’on relit, et même plus d’une fois, qu’on ne cesse jamais de lire et qui par conséquent nous accompagnent toute la vie ne formant qu’un tout avec notre existence même. Troisièmement, ceux qu’on ne lira jamais car notre flair nous l’interdit.
La mort de Pasolini. Je me rappelle la mort de Pasolini, son assassinat, la recherche de la vérité et du coupable, moi-même âgé de douze ans enfourchant ma bicyclette pour aller chercher les journaux de mon père au kiosque. Comment oublier les unes et la photo du corps défiguré de Pasolini ?
Le meurtre de Pasolini fut un homicide social. La société italienne des années soixante-dix a tué son principal critique, car il lui était insupportable de l’entendre dénoncer sans discontinuer la dérive vers le capitalisme consumériste.
Une société trouve mille façons de se défaire d’un corps qui lui est devenu étranger et nocif. Faute de réussir à le faire taire, à savoir le neutraliser en le réduisant au silence, elle le met en prison, comme cela s’est passé pour Antonio Gramsci, ou bien elle trouve le moyen de le tuer, c’est le cas de Pasolini. Plus de trente procès n’ont pas suffi pour le faire taire, alors… Dire qu’aujourd’hui encore le meurtre de Pasolini est entouré de mystère, ce n’est que constater l’impossibilité de parvenir à une identification véritable et définitive du coupable. De fait, même si à tous égards une société est un grand organisme vivant, il est impossible de la punir comme coupable, car un homicide social, homicide commis par une société contre un individu qui en fait partie, n’est pas un délit prévu par le code pénal, mais une action sociale. Le corps social sacrifie le corps individuel quand celui-ci prétend y pénétrer tout en le rongeant par sa critique. L’assassin de Pasolini n’est donc que l’exécutant matériel, et son commanditaire se trouve dans le corps social de l’Italie des années soixante-dix. Si jamais les lecteurs du « Corriere della Sera » s’étaient nourris d’illusions au vu des articles de Pasolini publiés dans leur journal, l’image du corps défiguré de l’écrivain à la une les prévenait que le temps de la critique était terminé, qu’il n’était plus possible d’ « être contre », qu’il fallait « choisir » la voie de l’homologation, comme cela est apparu clairement dans les années suivantes, jusqu’à aujourd’hui.
Censure. Question de l’élève pendant le devoir d’italien. « Monsieur, je peux écrire ça ? Et ça ? ». Comme si j’étais le censeur qui décide de ce qui peut s’écrire, ou pas !
L’adolescence est admirée et louée, quand elle est sérieuse. En classe, rompant soudainement le silence dans lequel étaient plongés mes élèves absorbés par la rédaction de leur devoir d’italien, j’ai dit : « Que vous me plaisez quand vous écrivez ! – Pourquoi, Monsieur, a demandé l’un d’eux, c’est parce qu’on est tous muets ? – Non, ai-je dit, c’est que je vous vois concentrés, songeurs, en plein travail, à tu et à toi avec vous-mêmes, et cela vous fait honneur ». Quand elle est sérieuse, l’adolescence est admirée et louée.
Le temps individuel. Ce qui distingue un homme d’un autre homme, c’est le temps. Chacun vit une portion de temps toute à lui, qui ne se confond avec celle de personne d’autre. S’il peut arriver que d’autres individus sur terre soient nés précisément au même instant que moi, je tiens pour absolument impossible que ces mêmes individus meurent à l’instant précis où moi-même je mourrai. Si cela devait inopinément se produire, ce serait un hasard qui ne prouverait rien. J’en déduis l’inévitable distance/séparation entre un homme et un autre. Chacun vit son temps/dans son temps, distinct de celui de tous les autres, même des soi-disant contemporains. Et s’il est exact que nous nous accordons tous sur la manière de rythmer le temps, celui-ci reste substantiellement différent pour chacun de nous. J’ai le souvenir d’un sentiment d’autrefois – vers mes vingt-cinq ans environ – que j’éprouve encore aujourd’hui en voyant les nouvelles générations venir les unes après les autres se substituer aux anciennes ; le sentiment d’être étranger à ces nouvelles générations qui vivent un temps différent du mien, en contact avec le mien pour une durée plus ou moins longue. À vingt-cinq ans, de retour à Galatina après l’université et le service militaire, dans mes sorties en ville j’ai eu l’impression de ne plus connaître personne, là où juste quelques années auparavant je n’avais que des amis. Que dire aujourd’hui du sentiment de solitude, de non-appartenance, qui me saisit lors d’une simple promenade dans les rues de « ma » ville ?
Le Zanni, le vampire, le zombie. Le personnage tragi-comique du Zanni de Dario Fo incarne le dernier des derniers, par antonomase l’exploité, celui qui n’ayant plus rien à manger se mange lui-même. Le comble de l’exploitation du Zanni coïncide donc avec une pratique de l’autophagie, du cannibalisme tourné contre soi-même. À bien y regarder, le Zanni est un mélange (ou un concentré : superposition puis unification) des deux figures de la dialectique classique : le maître et l’esclave, le bourreau et la victime, l’exploiteur et l’exploité, l’affamé et l’objet susceptible de satisfaire sa faim. Le Zanni est donc la métaphore parfaite de la matière vivante qui pour rester en vie a besoin de se nourrir d’une autre matière vivante, quelle qu’elle soit, dans la fiction scénique hyperbolique et paradoxale, sa propre matière fait très bien l’affaire. Et le vampire ? Lui ne mange pas la chair des humains, mais il boit leur sang pour conserver et accroître ses forces vitales. C’est un non-mort, qui n’est pas vivant, mais pas mort non plus. Et comme dans la nature tertium non datur, le vampire est un monstre, il fait peur. Disons que c’est une variante de cannibale plus raffinée qui se contente de sucer le sang de ses victimes jusqu’à les priver de leurs forces et les transformer en êtres semblables à lui. Quant au zombie, lui est un mort-vivant qui se nourrit de chair humaine, un authentique cannibale. Ces êtres fantastiques sont le produit de la peur du cannibalisme : de la matière vivante qui pour rester telle doit se nourrir d’une autre matière vivante. Et de fait, c’est précisément cette peur d’être cannibalisé qui crée le vampire et le zombie. Vus sous cet angle, Zanni, vampire et zombie sont des figures représentatives de la condition humaineen général, ce sont de monstrueuses métaphores de la monstrueuse inégalité : la cannibalisation de l’homme par l’homme, au-delà de tout processus millénaire de civilisation.
(Traduzione di Annie Gamet)