Ressources salentines. Aperçu des ressources salentines : agritourisme, centres de bien-être, etc. disséminés dans la campagne, d’une rive à l’autre du Salento, propres, ordonnés, bien aménagés, accueillants, luxueux, avec leurs allées de palmiers, leurs piscines, leurs parkings pratiques. Ils apparaissent comme autant d’oasis dans le désert d’un territoire dévasté par la spéculation et abandonné à lui-même suite à l’incurie des pouvoirs publics. Même remarque à propos de quelques richissimes villas privées ceintes d’épaisses clôtures élevées, à peine visibles dans la campagne ouverte, inculte, où la xylella a répandu une atmosphère d’enfer dantesque.
Jeunes domptés et jeunes domestiqués. Cela fait quelques années que les jeunes ne donnent plus d’élan à la société, et qu’ils sont une force droguée, dormante. À force de cajoleries, administrées par la famille, l’école et la société, ils sont devenus une masse docile et conformiste, parfaitement intégrée aux mécanismes du monde consumériste dans lequel ils sont nés et ont vécu. Beaucoup d’entre eux ont été domestiqués, mais pas tous. Ceux qui vivent dans les périphéries des villes en marge de l’opulente société, qui se nourrissent des miettes tombées de la table des puissants, ceux-là ne sont pas domestiqués, ils sont domptés. Et de même qu’une bête féroce dévore parfois son dompteur, il arrive qu’un jeune de la périphérie sorte de son enclos pour tout détruire et faire un carnage partout. Que par la suite celui-ci prenne les traits d’un voyou, d’un adepte de l’État islamique ou d’un membre des Black blocs, peu importe. Ce qu’il exprime à travers son comportement excessif, violent et irrationnel, pour peu qu’on veuille en entendre le cri, c’est que quelque chose ne va pas dans ce monde, qu’il faut se réveiller et y porter remède.
En août 2012, j’étais à Ljubljana. C’est là que j’ai compris ce que vaut notre belle jeunesse ! Sur les rives du Ljubljanica, petit fleuve qui traverse la capitale slovène, s’aligne une centaine d’établissements avec des tables en terrasse, pleines de jeunes désœuvrés comme autant de Narcisses concentrés sur leur verre de bière. Ils m’ont fait penser aux groupes de lions de mer étalés au soleil sur une île du Pacifique, comme on en voit dans les documentaires animaliers de la télévision. En réalité, les lions marins restent à l’état sauvage, mais ce qui m’est venu à l’esprit à propos des jeunes occidentaux, c’est qu’eux sont devenus un troupeau d’animaux domestiqués.
Je note avec intérêt qu’après avoir domestiqué les plantes et les animaux, l’homme s’est domestiqué lui-même, à travers des mécanismes de pouvoir particulièrement sophistiqués.
Systole et diastole de l’écriture. Dans les périodes de travail scolaire les plus intenses, il m’arrive de ressentir de manière particulièrement urgente le besoin d’écrire. Quel lien relie l’engagement pour l’école (mais je pourrais dire pour toute profession en général) et l’écriture ? Le même peut-être que celui qui unit nécessité et liberté ; disons que plus on est contraint de s’acquitter des tâches imposées par le travail, plus on ressent le désir d’exprimer tout ce qui s’agite au fond de soi. Ce sont deux mouvements totalement concomitants, à considérer ensemble, comme les systoles et diastoles des battements du cœur. Peut-être n’y aurait-il pas d’écriture s’il n’y avait pas de situation contraignante propre à rendre nécessaire et impératif le recours à l’écriture, précisément en tant que forme de libération.
Écriture et morale. Quand l’écriture fait de la morale son étendard, elle montre aussitôt sa limite. Elle ne s’ouvre pas au champ infini des possibles, mais s’enferme dans les frontières étroites de l’accusation et du ressentiment. L’écrivain moraliste lève un doigt accusateur, car il est animé de la passion du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du vrai et du faux, et dans cette passion il reste ligoté.
Souvenir d’Urbino. Devant mon miroir de salle de bain, tout en me rasant, je ressens soudain, sans motif apparent, l’envie de revoir Urbino ; et en effet, je revois les rues, les maisons, je crois respirer l’air vif des douces collines des Marches. J’ai passé mes années de formation universitaires à Urbino, presque cinq ans de ma vie. C’était il y a plus de trente ans. Au fond de moi restent des impressions, des souvenirs, des sensations etc. Nous sommes faits de cela, me dis-je alors, de résidus du passé, de choses aujourd’hui disparues, dont nous continuons à nous nourrir : en nous, ce qui est mort nourrit ce qui vit.
Retourner au néant. Une extraction dentaire, et voilà qu’à l’aube me vient le raisonnement qui me présente l’événement comme le retour au néant d’une partie de moi-même – certes une toute petite partie : une dent. Pour ainsi dire, une avance sur mon retour au néant qui interviendra avec la mort de mon corps tout entier.
Prendre le temps de voir. Je suis profondément convaincu que l’école n’est pas un lieu de formation et d’évaluation des élèves, encore moins un lieu où leur serait inculqué quoi que ce soit ! Former, évaluer, inculquer, des mots affreux ! Un enseignant n’est ni potier, ni juge, ni une presse vivante, c’est un adulte qui dialogue avec un jeune, et tout en dialoguant avec lui, il prend le temps de voir comment il se développe, comment évolue son caractère, comment se transforme son rapport au savoir, comment émergent les préférences individuelles, les dispositions d’esprit particulières. Enseigner c’est dialoguer et prendre le temps de voir, en intervenant ici ou là quand il le faut pour maintenir le cap, prévenir toute dérive, etc., mais en pariant sur la réussite, en ayant confiance dans le cours normal des choses, dans leur nécessaire devenir. Prendre le temps de voir l’effet produit par le dialogue avec l’élève, chacun étant conscient de l’impossibilité d’établir dans le résultat final (l’élève devenu adulte) ce qui revient à l’enseignant et ce qui revient à l’élève. En effet le résultat final n’est jamais quantifiable ni qualifiable.
Le néant et les adversaires de la vie. Pourquoi devrions-nous craindre de retourner dans le néant où nous avons déjà été un nombre infini d’années ? Le problème n’est pas de mourir, mais de vivre, car à la mort jamais personne ne pourra s’opposer, alors que la vie a toujours de multiples adversaires. Qui sont-ils ? Ce sont ceux qui, croyant au prolongement de leur vie à l’infini, donc à leur immortalité, limitent la vie des autres, et le font de la manière la plus mesquine : par la médisance ou la jalousie, en cherchant à imposer leur point de vue, en regardant de haut et exploitant leur prochain, en suscitant des peurs, etc. Il faudrait en faire l’inventaire pour que chacun sache qui sont ces adversaires de la vie, les reconnaisse et les évite, de façon à bien vivre le temps imparti avant le retour dans le néant.
Idée résolutoire, oui. Car les idées servent à résoudre… c’est-à-dire à défaire les nœuds qui maintiennent notre vie dans ses liens. Les idées nous servent à rester libres. Donc seul celui qui n’a pas d’idée est un esclave.
Le récit des corps. Sur la plage, je regarde les corps qui passent devant moi, qui sont autour de moi, pensant en faire le récit, un récit sans trame, un simple récit des corps avec plein d’adjectifs : corps plus ou moins bronzés, obèses fluets athlétiques flasques musclés, corps élancés empâtés fatigués reposés, corps jeunes vieux impubères, corps d’adolescents d’hommes et de femmes, corps de vieux et de vieilles, corps debout, assis couchés allongés sur le ventre et sur le dos, corps mouillés de sel et corps en sueur, corps souillés de sable et corps enduits de crème solaire, corps à demi couverts et corps nus, corps italiens et français et anglais et allemands et américains et marocains et sénégalais, corps de mille pays divers, proches et lointains, des corps des corps des corps… Je pensais écrire un récit de tous ces corps, un récit bref, comme celui-ci, qui parle des corps que j’ai vus sur la plage et que très probablement je ne reverrai plus.
Amour. Devant moi la baie de Gallipoli, la mer ridée sous un vent du sud-ouest, derrière moi la pinède aux arbres voûtés et bancals, pliés par le vent. Le soleil est à son déclin, je pense que pendant de longues périodes, le théâtre de ma jeunesse était là, avec l’infini de la mer qui autrefois comme aujourd’hui pouvait signifier tant de choses. Face à ce panorama, me vient l’idée que ce que nous nommions amour n’est autre qu’une soif d’impossible, d’illimité, une tension ad infinitum qui ne manque à nul être vivant. Certes, cela coïncide avec l’envie de vivre et de régénérer la vie au-delà de soi. Ainsi l’amour n’a pas le caractère pratique d’autres opérations humaines, il gît silencieux dans le corps des hommes et seulement quelques fois il éclate soudain – c’est alors qu’enfin l’impossible semble avoir lieu – irrépressible, dévastateur comme la lave du volcan s’écoulant dans la plaine cultivée.
Les hommes et les animaux. Même si la science et la conscience critique disent le contraire, la plupart des gens pensent que l’homme n’est pas un animal, mais un être totalement différent et particulier. Tout au plus sont-ils prêts à concéder que l’homme et l’animal ont en commun la part physiologique de leur être, le corps, mais pour le reste… c’est non ! En quoi consiste ce reste, c’est simple : pour les religieux, c’est l’âme, dont l’animal est totalement dépourvu et qui rend l’homme semblable à Dieu ; pour les laïques, c’est l’intelligence technique qui a fait de l’homme un être supérieur à tous les autres animaux (prédateur de tous les prédateurs). Quoi qu’il en soit, l’homme n’arrive pas se penser lui-même comme animal pour une raison claire, à savoir que s’il y parvenait, les innombrables massacres d’animaux s’accompagneraient d’un insupportable sentiment de culpabilité ; or il n’en est rien – sauf peut-être chez les êtres les plus sensibles – précisément parce que l’homme ne se considère pas comme animal (en revanche, reconnaître en nous une nature animale, augmente notre empathie pour elle et nous fait d’autant mieux admettre que nous sommes des animaux). Pour la même raison, en temps de guerre, on ne regarde jamais l’ennemi comme un homme, il apparaît comme un monstre, une bête sauvage incapable de raison, un sous-homme, etc. Si l’homme considérait l’autre, contre qui il se bat, comme un être semblable à lui, il serait incapable d’appuyer sur la gâchette.
Le manque d’idée. Passer tout une journée sans idée. Cela m’inquiète. Mais voilà que me vient l’idée que nous tendons tous au manque total d’idée, qu’il faut nous résigner à être lentement et inexorablement réduits à la matière informe de laquelle nous sommes nés un jour, il y a plus ou moins longtemps. Une idée n’est toujours qu’une consolation.
[Traduzione di Annie Gamet]