Souvenir d’enfance : Corigliano d’Otrante : de temps en temps, une voisine venait frapper chez ma grand-mère maternelle. Celle-ci, dont la famille ne roulait sûrement pas sur l’or, lui donnait un peu de légumes, de farine, quelques friselles, et l’hiver un peu de bois. Je ressentais toute l’humiliation de notre voisine, je la ressentais en moi ; pour en arriver au point de tendre la main, pensais-je, il fallait avoir bien froid et faim. Comment cela pouvait-il exister ?
Théorie du bouchon de Pierre-Auguste Renoir. Jean Renoir rapporte ce que disait son père, le peintre impressionniste Pierre-Auguste Renoir, à propos de la théorie du bouchon : « Tu suis le courant… ceux qui veulent le remonter sont des fous ou des orgueilleux, ou pire, des destructeurs. De temps en temps tu donnes un coup de barre à gauche ou à droite, mais toujours dans le sens du courant » .
Le « bouchon » qui suit le courant et va là où il le porte pourrait apparaître comme une métaphore de la résignation, de l’acquiescement, d’un comportement passif face à la vie ; mais d’après moi, Renoir-père voulait dire tout autre chose, à savoir que le « bouchon » est une bonne représentation de la disposition de l’âme à être en harmonie avec tout ce qui l’environne ; pour en rester à la métaphore, le bouchon a la vertu de ne jamais couler, parce qu’il se fie au courant qui le porte, qui semble non pas le traîner de force, mais l’emporter avec lui, se mouvoir en même temps que lui, juste avec « un coup de barre à droite ou à gauche mais toujours dans le sens du courant ». Le bouchon dans le courant, c’est l’homme qui vit dans le flot de l’existence, qui se confond avec l’environnement, sans se distinguer du contexte dans lequel il est conduit à agir, ne mettant en jeu sa volonté qu’à minima (« un coup de barre »…), mais le plus souvent accompagnant la vie. En général, ce n’est pas le fond des choses qui détermine la volonté, mais notre arrogance. Le bouchon va, il va là où il doit aller sous l’effet d’une force infiniment supérieure à lui, sans se soucier du reste.
La ville un après-midi de printemps. Lumière rasante entre les édifices à la fin d’un après-midi de printemps. Je passe à moto par les rues de la ville, forte sensation d’y être étranger. La cité semble ébahie, surprise, incapable d’initiative. Un passant pressé, un visage fuyant, un salut approximatif et de circonstance, là se révèle son inquiétude. Et moi, qu’est-ce qui m’anime, quel désir, quel manque ? Pas une âme qui vive avec qui échanger un mot. Toutes les amitiés accumulées en plus d’un demi-siècle de vie semblent s’être dissoutes. Comme sur le manège à la fin de la fête, je fais un tour dans la ville, je parcours des rues connues pour le seul plaisir bête de conduire la moto et j’ai le sentiment d’être un parfait inconnu entre mille inconnus. Que fais-je ici dans ce lieu, à cette heure qui annonce le début de la soirée ? Mieux vaut rentrer à la maison, en lieu sûr, mieux vaut lire un livre.
Hirondelles. En mai, place Saint-Pierre à Galatina. Les hirondelles se poursuivent et trissent dans le ciel serein de la place. Je suis assis à la terrasse du bar, je me dis que j’aimerais écrire mes observations là, en prise directe ; mais je ne le peux pas, parce que l’écriture a sa pudeur et qu’assurément on me prendrait pour un excentrique si je me mettais à écrire en public. Je réfléchis aux limites de ma liberté. Puis je conclus qu’une fois à la maison, je pourrai, installé dans mon petit bureau, m’imaginer là, sur la place, sous le ciel traversé par les hirondelles, occupé à écrire comme si c’était une chose ordinaire, comme le faisait, il y a de nombreuses années, un poète oublié, Lucio Romano.
À l’intérieur et hors de la vie. Je sens en moi deux forces qui me tirent dans des directions opposées. La première me pousse à vivre à l’intérieur de la vie, à m’y plonger, à en faire partie, à être actif et positif, à lutter, comme on disait autrefois, pour un monde meilleur ; la seconde est une force qui me tire hors de la vie et me suggère de regarder avec détachement tout ce qui se passe autour de moi, comme si je n’en faisais pas partie, comme si je n’étais destiné qu’à observer et décrire. Depuis le temps du lycée, c’est ainsi. Tout compte fait, du moins jusqu’à maintenant, la première force m’a conduit vers des déceptions toujours plus cuisantes, tandis que la seconde, si elle ne m’a pas consolé, m’a du moins fait comprendre les causes des échecs, les miens et ceux d’autrui.
Leçon d’Histoire. Mouvement de surprise pendant le cours d’histoire lorsque, comparant la situation des esclaves pour dettes dans la Grèce antique à celle des modernes, la nôtre, j’ai dit que chacun de nous vient au monde avec une dette d’environ 37000€. Oui, c’est difficile à concevoir, car l’esclavage moderne s’accompagne de l’inconscience de notre condition d’esclave pour dettes. En d’autres termes, les hommes semblent s’être mis d’accord sur une nouvelle forme de servitude qui garde toutes les apparences de la liberté. Nous sommes libres, mais nous avons perdu la possibilité d’imaginer un autre monde que celui dans lequel nous vivons ; ce qui revient à dire que nous avons tout perdu. Nous n’avons plus que des dettes !
La civilisation. En bannissant le cannibalisme, la civilisation a sauvé l’espèce humaine de l’extinction et ouvert la voie vers la domination absolue de l’homme sur toutes les autres espèces vivantes. De fait, la civilisation c’est la domination, et plus grande est la civilisation, plus grande est la domination ; celle-ci s’est répandue et se répand encore sur la Terre, domination non seulement de l’homme sur les autres espèces vivantes, lesquelles ont été systématiquement assujetties ou exterminées, mais aussi de l’homme plus civilisé sur celui qui l’est moins, ce dernier également assujetti ou exterminé, tandis que toujours se confirme la domination masculine sur les femmes au sein de chaque groupe humain.
Pointe de la Palascia. Promenade avec Ornella sur la côte de la Palascia, sur le sentier de descente qui mène au phare. Sous le vent du nord, des crêtes d’écume blanchissent la mer démontée ; au sud, du côté de la baie de Sant’Emiliano protégée par le promontoire, les courants marins semblent s’apaiser et la mer prend l’aspect d’une table. Au loin, le profil des montagnes albanaises vers Valona. Entre la mer et les rochers, puis au-delà vers l’horizon de l’Albanie, le paysage pourrait être le même aujourd’hui qu’il y a des millions d’années, avant l’apparition de l’homme sur la Terre ; notre promenade semblerait alors avoir lieu sur une scène primordiale ; sauf que, rompant le charme, voilà qu’entre les rochers blancs et le maquis méditerranéen paraît une bouteille de bière, que quelqu’un a jetée là dans l’insouciance d’une folle nuit.
La conscience de la mort nous a conduits à rythmer le temps, à le penser comme fini à l’intérieur d’une dimension infinie. Du reste, quel sens y aurait-il à penser notre temps comme infini, sachant que nous mourons et que par conséquent nous interrompons ce temps infini ? La mort nous a enseigné à le rythmer et la peur de la mort à nous soumettre à sa tyrannie, puisqu’il nous faut reconnaître que nous sommes nés avec une date de péremption, à l’image des réplicants androïdes du film Blade Runner. De là notre destin tragique, que de mille manières, avec mille croyances, recourant au mythe, à la religion, à la philosophie, nous cherchons à éviter ou à combattre ; et qu’à la fin nous acceptons, comme on accepte l’inévitable.
Notre idée du temps dérive donc de la conscience de la mort et du sentiment de notre caducité. Notre drame est enfoui dans cette conscience-là. Mais qu’est-ce, la conscience ? Peut-être un savoir sûr, une conviction, une donnée du réel ? C’est tout cela ensemble, mais c’est aussi la principale modalité qui fait de l’homme un esclave, précisément esclave de la conscience. Un fou n’a pas de conscience, on ne peut agir sur lui qu’en le contraignant dans une camisole de force, tant son manque de conscience le libère de toute servitude. La conscience, c’est la prison de l’homme, car elle contient le drame et son irrésolution. Nulle catharsis en elle, si ce n’est dans la mesure où l’homme s’efforce – se forgeant ainsi une nouvelle chaîne – d’en appeler à diverses croyances, religions, philosophie, etc.
L’origine de la conscience chez l’homme ? C’est la conscience en tant que présence à soi-même, savoir être ici et maintenant, avec son propre corps, dans un espace et un temps précis. Elle naît donc de la caducité, et cela relie l’homme à tout le vivant. Les animaux aussi craignent la mort, ils la fuient, de même que les plantes inventent des systèmes d’autodéfense et de reproduction destinés à lutter contre la mort. Tous les êtres vivants ont une conscience qui est, en définitive, le sentiment du vivre et du mourir.
Le temps. Se figurer un temps infini tout court, sans aucun rythme, n’aurait pas de sens. Temps infini et temps fini. Le temps fini, nous l’avons déduit de la conscience de la mort, le temps infini, de tout ce que nous imaginons pouvoir exister avant et après notre mort. Le temps fini a donné un sens à notre caducité, le temps infini à l’illusion de notre immortalité (l’âme). Ainsi avons-nous élaboré un temps fini-infini, le temps de L’infini léopardien, qui culmine dans le naufrage de la pensée (et le naufrage m’est doux dans cette mer). Essayons de soustraire la vie humaine à cet artifice. Que reste-t-il ? Le néant, l’être sans conscience.
Là où je vis. Je pense au lieu où je vis, la ville de Galatina, comme à une petite partie de l’espace urbain dans lequel se déroulent mes relations humaines. Les villages alentour, Sogliano, Soleto, Aradeo, Cutrofiano, Galatone, etc. et ceux plus lointains, au sud jusqu’au cap de Leuca, au nord-est et nord-ouest jusqu’à Brindisi et Tarente, forment un espace urbain relativement vaste, coupé d’amples campagnes et délimité par deux mers, une vraie conurbation que nous appelons Salento (autrefois Terre d’Otrante) ; sur une carte, un maillage de villages et de villes, où Galatina se présente comme un simple nœud routier. Le Salento est en effet le lieu où nous avons vécu, nous en avons parcouru les routes, ses villages nous sont familiers, nous nous sommes promenés le long de ses plages, mille fois ses paysages, qu’ils soient beaux ou laids, ont vu nos regards se poser sur eux. Mais au-delà il y a le monde entier, ne l’oublions pas. Zibaldone salentino, oui, dans ce cadre-là, mais aussi au-delà…
[Traduzione di Annie Gamet]