La gloire de la langue. En classe, pendant le devoir d’italien, quand mes élèves se mettent à écrire, ils prennent soudain l’aspect d’animaux pensants et contemplatifs. Ils quittent parfois la feuille des yeux et regardent dans le vide, en réalité ils suivent une pensée, un mot, une idée. Leur visage est transfiguré ! Certes, il se peut que certains suivent le néant, mais je suis sûr que cela aussi est utile, car c’est du néant qu’à l’improviste, au moment où l’on s’y attend le moins, jaillit et prend forme une image, une figure, une pensée. Dans la salle où trente élèves sont ainsi concentrés, le silence est le son qui s’accorde à leur contemplation. On voit parfois l’un d’eux qui, après avoir laissé son regard errer dans l’espace du plafond, revient soudain vers la feuille blanche, apparemment content de soi. Il se met à écrire : du silence et du néant ont émergé un mot, des mots décisifs, le devoir d’italien a pris un tour heureux ; et moi je prends plaisir à suivre leurs regards errant de-ci de-là à la recherche du mot juste, ou absorbés dans la consultation du dictionnaire en vue d’une meilleure compréhension d’un verbe, d’un adjectif, etc. La langue nous réunit, son usage nous soude, nous sommes contents et satisfaits du mot approprié, adéquat, convenable (rem tene, verba sequentur), de l’idée exprimée avec clarté : la gloire de la langue…
Téléphone portable en classe, pendant le devoir d’italien. Quel sens y a-t-il à ce que pendant le devoir d’italien, tous les téléphones soient rassemblés sur un banc placé au centre de la salle, tandis que sur le pourtour les élèves écrivent ? On dirait que dans la classe il existe un lieu-tabou, tout autour duquel s’organise l’acte d’écrire. Les élèves écrivent au stylo, bien que digital natives (nouvelle tribu du XXIe siècle), ils ne tapent pas sur le clavier, mais par le dessin de l’écriture, plus souvent un griffonnage, ils créent à la main des images faites de mots et de pensées. À supposer que pendant la rédaction du devoir, ils veuillent une information précise sur un cas particulier, ils ne pourraient l’avoir, mon devoir étant précisément de ne pas permettre l’accès à Internet. Je ne sais pas si l’on se trompe dans tout cela, l’éternelle séparation entre l’école et la vie, ou bien si au contraire on est dans le vrai, si l’écriture n’exerce pas ici sa fonction exclusive, à savoir permettre à nos pensées, à un nouveau point de vue sur la vie, d’émerger de l’obscurité.
L’esprit critique. L’affaiblissement de l’esprit critique doit être corrélé aux processus intellectuels et culturels mis en œuvre par les médias de masse qui, de par leur nature, ont affaire non pas à un cercle restreint, mais à presque huit milliards d’individus ; ce qui signifie que si le dit « esprit critique » se répandait parmi les huit milliards d’individus qui peuplent la Terre, ce serait un sacré problème, peut-être insoluble, pour ceux qui se sont arrogé le droit de guider le destin des hommes, c’est-à-dire pour le un pour cent d’ultrariches ; lesquels s’ingénient donc à affaiblir l’esprit critique de plus en plus, jusqu’à sa disparition totale, en payant à prix d’or ceux qui s’y emploient jour et nuit.
L’école intoxique. Promenade à Gallipoli avec Ornella, d’abord sur le boulevard, puis sur le front de mer inondé de soleil. Nous rencontrons une collègue enseignante. Avec un sourire, elle nous dit qu’elle profite de cette belle journée pour se désintoxiquer de l’école. Elle a vraiment employé le verbe « désintoxiquer », je l’ai remarqué. Étrange, me suis-je dit, que l’école soit considérée comme un poison, un produit toxique, dont il faille se libérer lors d’une belle journée ensoleillée !
Baroque et néo-baroque. Je suis intimement convaincu que les études concernant l’histoire du baroque à Lecce s’inscrivent à part entière dans le sillon de la restauration néo-baroque qui fait fureur dans la société salentine (et pas seulement). Ce sont précisément ces études, avec leur sérieux scientifique, leur fondement historiographique, leur rigueur incontestable, qui justifient de manière irréfutable le néo-baroque comme idéologie du pouvoir. Le savant assume la fonction de relier le passé au présent, puisqu’il procure au présent un fond historique et une perspective noble, si bien que baroque et néo-baroque se répondent, s’accordent, se soutiennent mutuellement, donnant corps à une vision du monde où le savant n’a d’autre tâche que celle de dire scientifiquement que, quoi qu’il soit advenu dans le passé, cela revient sous la même forme dans le présent.
Idéologie et démocratie. Je pense au terme « idéologie » par lequel on définit le communisme, le fascisme, le nazisme et tous les ismes de ce monde, mais pas la démocratie. De fait, l’acception négative du terme « idéologie » appartient en propre au point de vue démocratique. Il semble donc évident que si la démocratie ne se représente jamais comme une idéologie, c’est que ce point de vue ne lui en donne pas la possibilité. Cette impossibilité/incapacité apparaît à l’origine de la mystification de la réalité actuelle, elle est donc bien le principe fondateur de la démocratie comme idéologie. Une idéologie se caractérise principalement par l’inaptitude à l’autocritique, avec pour corollaire, l’incapacité de remédier aux dommages qu’elle provoque. En réalité la démocratie est la partie émergée de l’iceberg du totalitarisme ; nous pourrions la définir comme la manière dont le totalitarisme s’offre au regard du monde, sous son meilleur jour, présentable, pas du tout monstrueux.
Regarder la marche du monde d’un seul point de vue signifie la regarder selon une idéologie. Pour dire les choses telles qu’elles sont, il faut disposer, non pas d’une perspective unique mais d’un regard distancié, extérieur ; ce qui est très difficile, car l’homme a tendance à considérer les choses telles qu’il les voit, de sorte que les autres points de vue lui échappent. Une vision complète de la cité qui les renfermerait tous et ne coïnciderait avec aucun, cela serait une vision non idéologique de la réalité. Mais quel devrait être le nombre suffisant de points de vue pour ne pas tomber dans l’idéologie ? Réponse : un nombre tendant vers l’infini !
[Traduzione di Annie Gamet]