1) Le premier caractère c’est que la médecine, comme le capitalisme, n’a pas besoin d’une dogmatique spéciale, mais se limite à emprunter ses concepts fondamentaux à la biologie. Toutefois, à la différence de la biologie, elle articule ces concepts dans un sens gnostico-manichéen, c’est-à-dire selon une opposition dualiste exacerbée. Il y a un dieu ou principe malin, la maladie justement dont les agents spécifiques sont les bactéries et les virus, et un dieu ou principe bénéfique, qui est non pas la santé, mais la guérison, dont les agents cultuels sont les médecins et la thérapie. Comme dans toute foi gnostique, les deux principes sont clairement séparés, mais ils peuvent se contaminer dans la praxis, le principe bénéfique et le médecin qui le représente peuvent se tromper et collaborer inconsciemment avec leur ennemi, sans que cela invalide d’une quelconque manière la réalité du dualisme et la nécessité du culte à travers lequel le principe bénéfique mène son combat. Et il est significatif que les théologiens chargés d’en fixer la stratégie soient les représentants d’une science, la virologie qui, n’ayant pas son domaine propre, se situe à la frontière de la biologie et de la médecine.
2) Cette pratique cultuelle était jusqu’alors, comme toute liturgie, épisodique et limitée dans le temps ; or, nous sommes en train d’assister à un phénomène inattendu, à savoir qu’elle est devenue permanente et omniprésente. Il ne s’agit plus de prendre des médicaments ou de se soumettre si besoin à une visite médicale ou une intervention chirurgicale : la vie entière des êtres humains doit devenir à tous les instants le lieu d’une célébration cultuelle ininterrompue. L’ennemi, le virus, est toujours présent et doit être sans cesse combattu, sans possibilité de trêve. La religion chrétienne aussi connaissait de telles tendances totalitaires, mais elle ne concernaient que quelques individus – en particulier les moines – qui choisissaient de consacrer leur existence entière à « prier sans relâche ». La médecine comme religion accueille ce précepte de Paul et en même temps le renverse : alors que les moines se réunissaient dans les couvents pour prier ensemble, aujourd’hui le culte doit être pratiqué aussi assidûment, mais en se tenant séparés et à distance.
3) La pratique cultuelle n’est plus libre et volontaire, exposée aux seules sanctions d’ordre spirituel, mais de manière normative elle doit être rendue obligatoire. La collusion entre religion et pouvoir profane n’est certes pas un fait nouveau ; ce qui est nouveau en revanche c’est qu’elle ne concerne plus, comme c’était le cas pour les hérésies, la profession des dogmes, mais exclusivement la célébration du culte. Le pouvoir profane doit veiller à ce que la liturgie de la religion médicale, qui coïncide désormais avec la vie entière, soit ponctuellement observée dans les faits. Qu’il s’agisse là d’une pratique cultuelle et non d’une exigence scientifique rationnelle est d’une évidence immédiate. La cause de mortalité de loin la plus fréquente dans notre pays, ce sont les maladies cardio-vasculaires ; il est connu que celles-ci pourraient diminuer grâce à une forme de vie plus saine et une alimentation particulière. Jamais cependant il n’est venu à l’esprit d’aucun médecin que cette forme de vie et d’alimentation qu’ils conseillent aux patients devait devenir l’objet d’une norme juridique, que ce que l’on doit manger et comment l’on doit vivre devait se décréter par la loi, faisant de l’existence entière une obligation sanitaire. C’est précisément ce qui a été fait et, du moins pour le moment, les gens ont accepté, comme si c’était naturel, de renoncer à leur propre liberté de mouvement, au travail, aux amitiés, aux amours, aux relations sociales, à leurs convictions religieuses et politiques.
Cela donne la mesure de la manière dont les deux autres religions occidentales, la religion du Christ et la religion de l’argent, ont cédé la première place à la médecine et à la science, apparemment sans combattre. L’Église a purement et simplement renié ses principes, oubliant que le Pape actuel a pris le nom d’un Saint qui embrassait les lépreux, qu’une des œuvres de miséricorde consistait à visiter les malades, que les sacrements ne pouvaient s’administrer qu’en présence. Le capitalisme pour sa part, quand-même avec quelques protestations, a accepté des pertes de productivité sans jamais oser les facturer, espérant probablement trouver plus tard un accord avec la nouvelle religion, qui sur ce point semble disposée à transiger.
4) La religion médicale a recueilli sans réserve du christianisme l’instance eschatologique que celui-ci avait laissé tomber. Le capitalisme déjà, en sécularisant le paradigme théologique du salut, avait éliminé l’idée d’une fin des temps, lui substituant un état de crise permanente, sans rédemption ni fin. Krisis est à l’origine un concept médical, qui dans le corpus d’Hippocrate désignait le moment où le médecin décidait si le patient allait survivre à la maladie. Les théologiens ont repris le terme pour désigner le Jugement dernier qui aura lieu au dernier jour. Considérant l’état d’exception que nous sommes en train de vivre, nous dirons que la religion médicale relie la crise perpétuelle du capitalisme à l’idée chrétienne de la fin des temps, d’un eschaton dans lequel la décision extrême est toujours en cours et où la fin est à la fois précipitée et différée, dans la tentative incessante de pouvoir la gouverner, sans jamais toutefois la résoudre une fois pour toutes. C’est la religion d’un monde qui se sent à la fin et qui pourtant n’est pas en mesure de décider comme le médecin d’Hippocrate, s’il survivra ou s’il mourra.
5) À la différence du christianisme, comme le capitalisme la religion médicale n’offre pas de perspective de salut ni de rédemption. Au contraire, la guérison visée ne peut être que provisoire, du moment que le Dieu méchant, le virus, ne peut être éliminé une bonne fois pour toutes, mais mute continuellement et prend toujours de nouvelles formes, a priori plus risquées. L’épidémie, comme le suggère l’étymologie du terme (demos en grec désigne le peuple en tant que corps politique et polemos epidemios est chez Homère le nom de la guerre civile), est avant tout un concept politique, sur le point de devenir le nouveau terrain de la politique – ou de la non-politique – mondiale. Il est possible, en revanche, que l’épidémie actuelle soit la réalisation de la guerre civile mondiale, qui selon les politologues les plus avertis a pris la place des guerres mondiales traditionnelles. Toutes les nations et tous les peuples sont désormais durablement en guerre avec eux-mêmes, car l’ennemi invisible et insaisissable contre lequel ils luttent est à l’intérieur de nous.
Comme cela s’est produit plusieurs fois dans le cours de l’histoire, les philosophes devront à nouveau entrer en conflit avec la religion, qui n’est plus le christianisme, mais la science ou cette partie de la science qui a pris la forme d’une religion. Je ne sais pas si des bûchers seront rallumés ou si des livres seront mis à l’index, mais assurément la pensée de ceux qui poursuivent leur recherche de la vérité et refusent le mensonge dominant sera, comme cela est déjà en train de se produire sous nos yeux, rejetée et accusée de répandre de fausses nouvelles (des nouvelles, pas des idées puisque la nouvelle est plus importante que la réalité !). Comme dans toute situation d’urgence, vraie ou simulée, on reverra les ignorants calomnier les philosophes et les voyous chercher à profiter des catastrophes qu’ils auront eux-mêmes provoqués. Tout cela est déjà arrivé et continuera d’arriver, mais ceux qui témoignent en faveur de la vérité ne cesseront pas de le faire, car personne ne peut témoigner pour le témoin.
2 mai 2020
[Traduzione di Annie Gamet de La medicina come religione in Quodlibet. Una voce. Rubrica di Giorgio Agamben]