NATURE MORTE contemporaine. Rencontre avec Serge Boularot

Je fais le tour de la galerie où chacune des onze créations témoigne des préoccupations propres à notre époque. Puis je m’arrête devant la nature morte contemporaine composée par Serge Boularot. Comme référence au genre pictural, il a placé derrière ses propres créations un banal bougeoir de verre manufacturé, sans oublier d’y mettre la bougie. Ceci par contraste met merveilleusement en lumière la pure beauté de la pâte de verre dans laquelle il a réalisé les trois autres pièces qui composent l’ensemble : mon regard se pose d’abord sur ce j’ai plaisir à retrouver, le chou romanesco aux pointes aiguës, la botte d’asperges lisses, puis il se fixe sur l’objet que je découvre pour la première fois et qui m’intrigue particulièrement, une boîte à œufs, ou boîte d’œufs selon que j’imagine ses quatre alvéoles vides ou garnies de la précieuse nourriture invisible sous le couvercle fermé. Mais que dis-je ? Si le modèle ou la source d’inspiration est bien une telle boîte d’une banalité déconcertante, ce que je regarde ici avec perplexité ne l’est pas. C’est un bloc clos sur lui-même, une sculpture de verre que jamais personne n’ouvrira, ne remplira ni ne videra, et qui hors de toute utilité pratique, m’attire par sa beauté. La forme carrée est d’une simplicité idéale, sorte de dôme tronqué, arasé, juste légèrement arrondi aux angles, recouvrant les quatre appuis bien stables, tels des piliers, dans la partie inférieure. Aucune couleur ne vient distraire le regard totalement accaparé par l’éclat de la sculpture et la lumière qui semble émaner d’elle, juste assez brillante dans sa partie basse pour faire valoir la matité givrée du dessus. La sculpture peut tenir dans la main, je la saisis avec autant de précautions que j’en prendrais avec des œufs, le poids de la matière compacte me surprend. J’éprouve du doigt la tiède douceur de la surface satinée, animée des très légères stries de la pâte à papier pressée qui racontent l’histoire de sa fabrication, Serge me fait observer une légère irrégularité sur l’un des bords, involontairement commise au cours du démoulage, mais qui à mon avis n’est pas du tout malvenue. J’expose les différentes faces de  l’œuvre à la lumière pour tenter d’en voir le cœur, en vain, la transparence est une illusion.

Consciente de la fragilité de la pâte de verre, je la repose à la place choisie par l’artiste au côté des autres pièces, particulièrement attentive à ne rien casser. C’est alors que ce geste m’en rappelle d’autres très lointains, tout aussi précautionneux, ceux de ma grand-mère qui dans l’arrière-cuisine de sa ferme comptait la douzaine d’œufs qu’elle voulait offrir à sa famille, ceux de ma mère qui les enveloppait un à un dans un morceau de papier journal pour les protéger de la casse, les miens aussi dès que je fus autorisée à les poser délicatement dans le panier d’osier. Précieuse nourriture ancestrale, régénération du cycle de la vie. Je regarde à nouveau l’ensemble de la composition, tout en songeant qu’au long de ma vie j’ai acheté des milliers d’œufs dans des boîtes spécialement conçues pour les contenir, sans que jamais n’affleurent de tels souvenirs. Il aura donc fallu la médiation de l’artiste, l’introduction d’une présence insolite auprès des intemporels bouquet d’asperges et chou romanesco, l’incongruité d’un emballage identifiable mais transfiguré par son art, pour redonner vie au souvenir bien enfoui, dont j’ignorais avoir conservé la trace. Loin du regret stérile d’un univers perdu, la douce réminiscence personnelle en éveille d’autres, et me vient le sentiment d’une profonde appartenance au monde tel qu’il est, englobant ce qui fut et ce qui sera, le futur angoissant et la capacité humaine à imaginer du neuf, à créer des commencements.

Je prends congé de Serge Boularot sur le parking de la galerie. Je m’apprête à traverser Villeneuve d’Ascq, la ville nouvelle que les concepteurs arrogants des années soixante ont érigée au mépris de la terre nourricière ; sans m’arrêter je dépasserai sa zone commerciale, temple hideux dédié à la consommation frénétique, qui en constitue le centre. Mais d’abord, j’accorde un  dernier regard à la Ferme Saint-Sauveur, autrefois fructueuse possession de l’Hôpital Saint-Sauveur de Lille, aujourd’hui « NATURE MORTE contemporaine », à elle seule memento mori. Tout invite à la méditation sur le temps qui s’écoule et modifie les choses comme les êtres vivants, les remplace, les détruit sans parvenir à les effacer définitivement de la mémoire humaine. Tout invite à tenter une fois encore de comprendre ce qui depuis toujours échappe à la compréhension, c’est-à-dire à vivre.

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