Marc Ronet, Peintre entre ombre et lumière

            Plus de trente années ont passé depuis que j’ai fait la connaissance de Marc comme collègue dans le collège où il enseignait à mi-temps le dessin. Je me doutais bien, à cette époque, que comme bon nombre des professeurs d’une discipline artistique, il menait parallèlement à ses cours une activité créatrice libre. Mais lorsque amicalement il a proposé que nous nous rencontrions en famille chez lui, j’étais loin de soupçonner l’ampleur de l’œuvre que nous allions découvrir, sur les murs de son salon, dans sa réserve puis dans l’atelier, l’ancienne étable de la ferme réaménagée qu’il habite toujours aujourd’hui. Nous ne devions prendre qu’un apéritif, nous avons passé toute la soirée, fascinés par le pouvoir de suggestion des toiles, des dessins, des gravures : des chiffons, des fleurs, des pots sur des tables, ou des tables nues, des caisses vides, des paysages, des personnages aussi, et puis Nénette. Rien d’anecdotique ni de décoratif, mais l’expression sensible de l’essence des choses de la vie, l’insondable et sombre profondeur de dessous la surface intimement mêlée à la légèreté plus claire du dessus. Marc montre les toiles auxquelles il se consacre à ce moment-là, une série de grands paysages imaginaires, il les juxtapose, adossées au mur blanc, en met certaines devant, puis en choisit d’autres, plus ou moins sombres, brunes ou dorées, un ensemble somptueux de couleur et de lumière d’une intensité et d’une douceur insoupçonnée. Il parle peu, se tournant parfois vers Monique pour trouver le mot juste, il regarde son travail peut-être ce soir-là avec la distance qu’induit notre propre regard, mais le calme apparent laisse deviner le bouillonnement intérieur qui l’anime.

            Aujourd’hui, Marc Ronet est un peintre reconnu, on le découvre au détour d’un musée ou d’une exposition. Des critiques d’art se sont intéressés à son œuvre, en ont présenté des analyses éclairantes. Mais à l’époque évoquée ci-dessus, comme il le dit dans le film, il était totalement à contre-courant des tendances de l’art contemporain qui tenaient la peinture pour « ringarde ». Dès le début, même si dans l’introduction au film, par souci de classification simplificatrice, il est présenté comme le benjamin du « groupe de Roubaix », c’est plutôt en solitaire qu’il cherche son propre chemin pour faire exister la peinture, une forme de résistance heureusement partagée avec deux « grands », Eugène Dodeigne, son professeur de dessin à l’académie Saint-Luc de Tournai – quelle meilleure reconnaissance que la demande de ce dernier de  lui échanger un dessin contre l’un des siens –, et surtout le peintre Eugène Leroy, dont le souvenir de leur féconde amitié l’émeut toujours aussi profondément. Rien n’a peut-être fondamentalement changé depuis toutes ces années. Dans la salle, quelqu’un observe justement que la toile de 1957 montrée dans le film, contient déjà tout ce qui va suivre. Sans doute est-ce la même quête qui, depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui encore,  pousse chaque jour le peintre vers l’atelier pour s’y confronter avec la matière, les mêmes thèmes reviennent, s’épuisent, sont momentanément laissés de côté puis repris différemment, le sillon se creuse, la recherche s’approfondit sans que jamais se livre de réponse définitive à cette interrogation fondamentale : qu’est-ce-que la peinture ? Qu’est-elle capable de donner à voir ?

            Le film s’ouvre sur le geste du peintre qui pose ses couleurs sur le papier blanc, à deux mains, il en ajoute, il essuie, en ajoute encore, avec une hâte et une violence qui disent assez son obéissance à une nécessité interne, vitale. Lorsqu’il répond aux questions sur sa démarche créative, la parole se précipite : il y a d’abord ce « magmas », dit-il, où tout ce qui fait la vie s’enchevêtre – un enfant, l’univers, les paysages, la pollution, etc., les émotions que tout cela suscite  – et une pulsion, un besoin impératif de donner une forme picturale à ce chaos irreprésentable ; un défi que relève l’inconscient dans la solitude de l’atelier. Pas d’idée préconçue, ni de but clairement défini. Il faut trouver un chemin, une voie possible, dépasser l’équilibre instable, réparer après la cassure, remettre droit ce qui s’est brisé. Tout dépend du geste initial. Selon ses propres termes, l’artiste se trouve alors comme dans une « bulle », isolé du monde extérieur, totalement concentré sur son travail intérieur. La technique n’arrive qu’au fur et à mesure, lorsque presque de manière fortuite, émerge du chaos informe la forme du sujet qui peut changer, qu’il ne faut pas craindre d’abandonner pour le retrouver autrement, ou le voir s’effacer, car le sujet est parfois le vide ou l’absence. C’est un labour sur une matière qui ne se laisse pas faire, qui ne se dévoile qu’à travers un combat entre l’artiste, le sujet et la toile, la feuille ou la plaque de cuivre. Les outils, tels des armes, racloir au manche prolongé qui se casse à l’usage, spatules, craies de cire, écorce de saule prise par erreur puis adoptée, tout objet (clous, vis) susceptible de mordre le métal, sont des outils durs, maniés avec violence, ils martyrisent le papier ou la toile à l’occasion remplacée par le bois. Dans l’assistance, une personne s’étonne que d’une lutte si âpre puisse naître la douceur, le silence, l’infini apaisé. Le créateur constate cela mais il ne peut pas l’expliquer.

            Dans le film, Marc Ronet raconte le choc initial, à l’âge de sept ans dans le décor solennel du Musée de Lille. À la sortie de la guerre, les salles sont vides de visiteurs ; l’enfant, déjà très fortement impressionné par la voix sépulcrale d’un peintre en train de copier une œuvre de Jordaens, la Tentation de Sainte Madeleine (la Sainte tient serré sur ses genoux un crâne), ressent d’un coup, devant l’immense toile de la Descente de Croix de Rubens, une émotion si vive qu’il peine à la décrire aujourd’hui. La scène est violente, mais l’extraordinaire morceau de peinture que représente à ses yeux la robe de Marie-Madeleine, somptueuse douceur, chaude lumière de la matière soyeuse, crée en lui un bouleversement qui touche le corps tout entier, les sens, la respiration, lorsqu’il perçoit que dans cette capacité à traduire la matière il y a la voie vers un bonheur possible. Au cours du débat, le cinéaste lui demande si d’autres moments aussi intenses se sont reproduits au cours de sa vie. Marc préfère éluder la question par une pirouette ; héritier de dix siècles de peinture, comment pourrait-il évoquer l’empreinte profonde et multiple que laissent en lui nombre des maîtres dont il a pu contempler les œuvres ? Certaines références sont explicites dans son œuvre, Goya, Vélasquez notamment, lorsque le geste vient de l’impérieuse nécessité de rendre à Nénette tout ce que le handicap lui enlève ; mais les apports du passé sont évidemment digérés, ils font partie intégrante des expériences et émotions de la vie, parfois très vives comme je puis m’en souvenir par exemple devant la Madonna del Parto de Piero della Francesca, vue ensemble autrefois lorsque la fresque se trouvait encore dans la chapelle du cimetière de Monterchi, ou bien au couvent San Marco à Florence dans les cellules peintes par Fra Angelico. Tout cela vient se mêler intimement à ce « magmas » de la vie, conduit le geste, prend part à la constitution de la matière colorée qui imprègne toute la surface, sujet et fond, dont émane la lumière, dont le peintre cherche inlassablement à faire émerger la poésie.

            À la fin du film-portrait consacré à Marc Ronet, la parole est donnée à Monique, car elle accomplit un rigoureux travail de classement de l’œuvre de son mari. Tout est photographié par ses soins, inventorié et rangé dans des classeurs de trois couleurs différentes, dédiés à la peinture, au dessin et à la gravure. Sans cet outil d’une importance essentielle, reconnaît Marc, non seulement pour les amateurs mais aussi pour lui-même, l’œuvre ne serait qu’une accumulation privée de sens. Cette dernière séquence pourrait donner l’impression d’un bilan final : Marc s’en amuse en observant qu’on fête cette année le centenaire de Pierre Soulages ! Non, ce n’est pas fini pour lui ! Je me réjouis de penser que ce n’est donc pas fini pour nous non plus. La dérangeante étrangeté d’une telle œuvre, sa tension entre le sens et le non-sens inspirent en chacun, pour peu qu’il s’y arrête, sa propre recherche de sens, elle est par excellence l’expression la plus profonde de l’expérience humaine. Est-elle « utile » ? Certainement pas au sens pratique du terme, mais il est assurément essentiel qu’elle n’en finisse pas de résonner jusqu’au tréfonds de l’âme comme une énigme jamais élucidée.

[Le film-portrait consacré au peintre Marc Ronet : https://vimeo.com/269037638]

Questa voce è stata pubblicata in Arte e contrassegnata con . Contrassegna il permalink.

Lascia un commento

Il tuo indirizzo email non sarà pubblicato. I campi obbligatori sono contrassegnati *