di Annie Gamet
La recherche d’une illustration pour la couverture du livre La vie nue, qui soit belle, chargée de sens et susceptible d’entraîner le lecteur dans l’univers de l’auteur, Gianluca Virgilio, crée l’occasion d’une nouvelle rencontre avec l’œuvre de Serge Boularot.
En 2014, le choix de la sculpture Alter ego pour la couverture du livre Résonances Salentines s’était déjà imposé comme une évidence. Je ne reviens pas sur le contenu du recueil, ni sur les circonstances de sa parution expliquées dans l’introduction du livre. Je dirai seulement que lorsque Walter et moi avions proposé à Gianluca de regarder les photos des dernières créations de Serge, représentations de corps ou morceaux de corps sculptés dans une terre durcie, noircie par la cuisson raku, l’écrivain avait d’emblée ressenti cette sorte d’affinité rare entre sa propre voix et celle d’un artiste pourtant très éloigné de lui par la géographie et par le moyen d’expression. La grande image d’homme debout fièrement dressé sur son socle à la géométrie froide et rigoureuse, comme sur une marche d’appui pour affronter le monde, lui résister, le dominer peut-être, ne rien lui céder, mais si fragile dans son émouvante nudité mutilée, invite à une profonde méditation sur le temps et la mémoire, dans l’intimité de la confidence. Elle enrichit notre perception de la statuaire gréco-romaine telle que les fouilles archéologiques nous l’ont transmise, figures humaines en morceaux, sans bras, sans visage et dont chaque vestige isolé, rendu à son unité essentielle, peuple d’autant plus intensément notre monde intérieur. Le Temps, ce grand Sculpteur, écrivait Marguerite Yourcenar, il est là à l’œuvre dans l’imaginaire de l’artiste qui parvient à nous le faire éprouver. Le contraste entre la matière lisse, solide, intacte, comme incorruptible qui compose la partie inférieure du corps et semble avoir traversé les siècles sans dommage, ou être prête à le faire encore, rend d’autant plus touchant le torse à la surface rongée, tourmentée, la peau écorchée, jusqu’à la blessure rouge qui creuse la poitrine, mon cœur mis à nu tel que le voulait Baudelaire abîmé dans la création poétique à la recherche de ses ténèbres intérieures, là où bat la vie, désirée, toujours mystérieuse même sous la carapace rompue.
Aujourd’hui, une autre matière a pris la place de la terre opaque dans les fours à haute température de Serge Boularot. Avec de nouvelles cuissons, l’artiste poursuit sa recherche dans la fusion du verre et du cristal et ce qu’il donne à voir c’est une nouvelle présence, pure transparence que le regard traverse avec stupéfaction sans en épuiser la profondeur. Et voilà que je retrouve, au-delà de la matière à laquelle se confrontent l’écrivain salentin et l’artiste lillois, l’un avec ses mots l’autre avec le verre, la même sorte de correspondances qu’il y a quatre ans entre les deux créateurs, comme s’ils avaient au cours du temps, cheminé parallèlement. Qui a eu la chance de parcourir l’un des espaces dédiés aux récentes expositions des pièces de verre de Serge n’a pu échapper à l’attirance qu’elles exercent sur le regard, forçant chacun à scruter leur troublante profondeur, contourner au gré des reflets leur volume mouvant, puis prendre à nouveau le recul nécessaire pour retrouver l’apaisante harmonie de l’ensemble. Ce n’est pas tant la technique qui interroge, encore que la mystérieuse alchimie accomplie par la puissance du feu compte sans aucun doute dans la perception immédiate de la pureté des blocs de verre. La régularité des formes, l’espace intérieur qu’elles délimitent, à la fois légèreté de l’air, fluidité de l’eau, éclat de la lumière habitée par la brillance de quelques fibrilles ou le scintillement de poussière en suspension, subtil révélateur d’un monde végétal dont la vie se fige dans une totale intemporalité, tout cela laisse entrevoir l’image poétique d’un absolu enfin libéré de l’utile, du décoratif, de l’anecdotique. Au moment du choix, même réduites aux deux dimensions de la photographie, l’austérité de Recomposition, sa perfection formelle, la rigueur de l’orthogonalité alliée à la merveilleuse et complexe phyllotaxie du chou romanesco se sont naturellement imposées pour illustrer La vie nue, troisième livre en français de Gianluca Virgilio.
Dans l’œuvre de Serge Boularot, le passage de l’opacité de la céramique à la transparence de la pâte de verre ne constitue pas une rupture mais une continuité. C’est toujours la même tension vers l’essentiel indéfinissable, insaisissable. Le feu agit sur la matière comme une purification que le créateur cherche à mener jusqu’au point ultime pour n’en retenir que l’esprit. Hier les formes noires de la sculpture raku semblaient avoir absorbé les riches couleurs qu’il fait magnifiquement vibrer dans son œuvre peint, aujourd’hui la transparence lumineuse de la pâte de verre les accueille toutes, pour l’artiste c’est toujours vers plus de simplicité qu’il faut tendre, plus d’authenticité et de dénuement, dans une quête d’idéal de pure beauté de la forme, la seule vérité, reflet particulier de « la vie nue ».