di Gianluca Virgilio
Le journal intime
Sur le conseil de mon père, je m’enfermais dans ma chambre l’après-midi après le déjeuner pour écrire mon journal intime, un compte-rendu de ce qui m’était arrivé la veille. Je passais en revue les faits les plus importants et les transcrivais de manière schématique, impersonnelle, comme si je les recopiais d’un livre préexistant à ma vie ; et en cela, je me voyais contraint de manifester le détachement et l’indifférence que l’on met ordinairement dans une action qui n’est pas considérée comme nécessaire, mais qui constitue une tâche dont il faut s’acquitter. Pour moi-même ou pour quiconque me lirait, quel sens pouvait-il y avoir à écrire que je m’étais réveillé à sept heures et demie du matin, que j’avais accompagné ma mère pour faire les courses, qu’ensuite j’avais regardé un film, qu’enfin j’avais fait un tour à bicyclette avant de revenir à la maison pour le déjeuner en famille ? Tout comme le puzzle que j’assemblais avec peine pour établir mon plan des rues1 et auquel il manquerait toujours une pièce, cette suite de faits ainsi transcrits mettait apparemment ma vie en ordre, chaque action correspondant à une phrase qui devait avoir la fonction d’en résumer le sens, mais elle me présentait une réalité que je ne pouvais en aucune façon reconnaître comme mienne, car tout ce que j’avais vraiment vécu la veille en était exclu. Je savais que mon journal intime ne resterait pas secret, parce que, tôt ou tard, un membre de ma famille, ma sœur, mon père, ma mère, le lirait. C’est pourquoi, si j’écrivais que j’étais allé faire les courses au marché avec ma mère, j’évitais d’ajouter qu’au coin d’une rue, à l’improviste, mes yeux avaient croisé ceux, très beaux, d’une jeune fille et que cette jeune fille avait exercé sur moi un tel pouvoir de fascination que je n’avais cessé de penser à elle en regardant le film, l’assimilant à l’héroïne féminine, dont la figure m’accompagnait au déjeuner, jusqu’au soir où je laissais, en guise de repère, une petite marque d’encre que j’étais seul à reconnaître, au bas de la page du journal de ce jour-là ; si j’écrivais que j’avais vu le film intitulé Voyage au centre de la Terre, je m’abstenais de raconter mon attente de son début dès le matin ainsi que le rôle que je m’étais attribué dans ce voyage pendant et après le film ; et quand, pour terminer la page du journal de la veille, j’écrivais que j’étais allé dormir à dix heures du soir, je constatais que je n’avais même pas mentionné les sensations indéfinies – je dis indéfinies car j’aurais été bien incapable de les raconter – nées de mon observation de la ville et de ses habitants – la très belle dame de la via Lombardia, quel mystère renfermait-elle ? – et des mille activités qui s’y déroulaient, indépendamment de moi qui circulais à vélo, un carnet en poche pour prendre des notes en vue de l’œuvre inutile qu’était le tracé de mon plan de la ville. Je taisais la déception éprouvée à la réception d’une lettre d’un ami de Leuca qui m’avait semblé plutôt froide et distante, ainsi que la grande frustration née de la rencontre avec un jeune garçon hostile qui m’avait reproché de ne savoir ni fumer ni jouer correctement à tuddhi 2.
Bref, inconsciemment, je cherchais la manière de représenter la réalité sans rien dire, en cachant plus qu’en révélant la partie la plus intime de soi-même. Inconsciemment, ai-je dit. En fait, j’ai beau avoir commencé au moins dix fois la rédaction d’un journal intime, je ne l’ai jamais tenu plus d’une semaine car, même si je ne pouvais m’accuser de mensonge, sinon par omission, je me rendais compte de mon insincérité ou plus exactement, du côté superficiel de mes écrits qui finissaient par m’inspirer une sensation d’ennui et de dégoût, là où ils auraient dû, comme je l’espérais, ne me procurer que du plaisir ; un plaisir correspondant à la description exacte de tout ce que je pensais et imaginais, ce qui aurait demandé une dose de courage et une compétence d’écrivain que je savais ne pas posséder et dont le manque m’inspirait un sentiment supplémentaire de frustration.
Au bout de quelques jours, j’oubliais de tenir mon journal et quand je m’en ressouvenais, il était trop tard pour revenir sur les jours passés, j’étais désolé de décevoir mon père qui ne cessait de m’en recommander la rédaction, considérant cette activité comme un excellent exercice d’écriture. Naturellement, j’étais très loin de lui raconter ces difficultés – cela aurait demandé dans nos relations un certain degré d’intimité qui en fait n’existait pas – parce qu’à ce moment-là, même à moi, elles ne m’apparaissaient pas clairement. Il n’y eut jamais d’éclaircissement entre nous, et il ne parvint jamais à s’expliquer pourquoi moi – qui ai dû lui paraître quelque peu inconstant – je me suis mis plusieurs fois à écrire un journal intime pour, quelques jours après, en interrompre la rédaction.
Bien écrire et tout écrire
Je me reprochais de ne pas avoir les deux qualités du parfait écrivain selon l’idée que je m’en faisais : le courage de tout écrire et la faculté de bien écrire. Tout écrire, d’après moi, signifiait noter, instant après instant, tout ce qu’on fait dans la vie, tout ce qu’on pense, tout ce qu’on imagine ; or c’était impossible – comme il me fut impossible de parvenir à compléter le plan des rues de la ville à partir du moment où je découvris qu’il était facile de se le procurer en l’achetant dans un kiosque à journaux – parce que cela m’aurait empêcher de vivre et donc aussi d’écrire. Quant à bien écrire, cela signifiait être en mesure d’écrire tout ce que je voulais d’une manière claire et limpide, susceptible de me procurer le plaisir déjà éprouvé quelquefois dans le passé devant une page que j’étais parvenu à écrire avec clarté et selon les règles de l’art. Ce plaisir-là pourtant naissait d’une sorte d’autosatisfaction, c’était un plaisir narcissique, seulement lié à mon habileté personnelle à écrire, si bien que je doutais fortement que celui qui viendrait à me lire l’éprouverait également. De la même façon, j’ignore combien se seraient orientés en ville en suivant les parcours esquissés sur mon plan approximatif des rues, après l’assemblage, morceau par morceau, des résultats des petites excursions matinales. Quand bien même j’apprendrais à bien écrire, je n’allais pas pour autant devenir un écrivain, mais seulement un littérateur suffisant, imbu de soi-même, incapable de faire autre chose dans la vie, que n’importe quel lecteur tiendrait à distance comme l’avait fait avec moi le jeune garçon rencontré un matin de septembre au cours d’un tour à bicyclette ; quand bien même j’aurais le courage de tout écrire, et pas seulement une simple liste d’événements quotidiens, comme je le faisais dans mon journal intime, qui pourrait être intéressé par le récit de ma vie qui en définitive ne regardait personne d’autre que moi ? D’autre part, comment pourrais-je écrire en connaissance de cause sur des sujets que je ne connaissais pas ? Que signifiait le trouble à la vue d’une jeune fille ? Bref, quels mots employer quand, à mon âge, je n’étais parvenu ni à concevoir ne serait-ce qu’une opinion ni à imaginer un seul récit de fiction, jeune au point de ne pas encore avoir commencé à vivre ? Et connaître la ville, la sentir dans ses aspects les plus secrets et quotidiens, cela n’exigeait-il pas de moi que j’abandonne mon carnet de tracés des rues pour m’immerger dans les activités urbaines, y participer, qui sait en cherchant à travailler comme apprenti chez un artisan ou un garagiste pour m’initier à ces travaux manuels dont chaque jour je me limitais à être un observateur muet ? Mais comment cela pouvait-il se faire dans la mesure où mes parents m’envoyaient à l’école et prévoyaient déjà que j’irais au lycée, puis à l’université ?
Plongé dans ces problèmes, je cessais d’écrire et retournais à ma vie de tous les jours. Mais justement pendant que je vivais avec ce sentiment d’inutilité, indubitable après que le jeune garçon me l’eut mis en évidence avec une cruauté inattendue en me renvoyant de son quartier : « Ma allora nu sa’ faci nienzi ! » (« Mais alors, tu ne sais rien faire! »), je continuais à me dire qu’un jour il me faudrait écrire ce qui m’arrivait ; non pas que cela fût particulièrement important, mais c’est que seule mon expérience directe pourrait constituer le matériau de mes écrits, pour en saisir le sens si j’étais en mesure d’en trouver un. En fait, je me rendais compte que personne ne pouvait être intéressé par l’ennui des jours qui passent inutilement, par les sentiments de culpabilité, les déceptions, les désirs indicibles. J’allais faire tout mon possible pour ne pas souffrir et ne pas impliquer les autres dans ma souffrance, mais comment ? Quand je considérais les activités des hommes auxquelles j’avais assisté dans la journée, je me disais que, à voir leurs visages, il n’existait aucune souffrance qui ne fût annulée par la force employée dans la réalisation de l’ouvrage et aucune frustration qui ne fût maîtrisée par l’habileté. Les produits finis, le meuble de l’ébéniste, le moteur réparé du garagiste, la pierre bien polie du marbrier, etc., représentaient le sens de leur travail. J’apprendrais à lire pour me consacrer à l’écriture. Voilà ce que je devais faire, ni plus ni moins que ce que faisaient ceux que j’allais voir travailler en ville : prendre pour exemple Gigi, l’ami de Leuca, et devenir comme lui lecteur passionné et indéfectible de livres. Les illustrés, désormais, appartenaient au passé, lu Benitu, à qui je les avais cédés pour trois sous, les avait à son tour revendus à moitié prix aux enfants de la localité. C’est alors que, sans bouger, en silence, pendant des heures et des heures qui, additionnées, se compteraient en jours entiers, en mois, en années, je commençai à rester allongé sur le lit de ma chambre, immobile, le livre à la main, quand bien même dehors lors de belles journées ensoleillées j’aurais pu courir dans les champs, dans les rues, au grand air. Ma mère suivit mon évolution avec inquiétude, s’étonnant que j’aie cessé subitement de me rendre sur le petit terrain et que je reste enfermé dans ma chambre pendant des heures et des heures sans éprouver le besoin de sortir de la maison. La lecture était devenue pour moi une dure nécessité, une souffrance à laquelle je me soumettais volontairement avec le désir d’apprendre à écrire, avec l’intuition qu’un jour lointain je cesserais de lire, je jetterais ou vendrais les livres – qu’en attendant j’allais acheter en librairie, chez les bouquinistes, etc., en grevant le budget familial –, pour réaliser ce que la lecture impliquait nécessairement : écrire. La lecture n’était qu’un art propédeutique, un acte long, pénible, préparatoire. Lire pour moi signifiait seulement se préparer à écrire. Je me souviens encore de mes premiers livres que je lisais sans comprendre, malgré tous mes efforts ; de même que je m’efforçais de lire ce que je ne comprenais pas, je m’efforçais aussi d’écrire convenablement, sans réussir ni l’un ni l’autre, ce que ne manquait pas de souligner l’enseignante qui me reprochait mes innombrables fautes d’orthographe comme d’inexpiables péchés capitaux.
Pendant ce temps, je vivais dans cette attente qu’un jour je trouverais les mots justes pour reproduire le cours des jours, des saisons, des années. Tout ce qui faisait ma vie et qui finirait avec ma mort cérébrale, continuerait à exister dans ma mémoire sous forme de résolutions et d’échecs répétés, d’attentes et de déceptions : journaux intimes interrompus, plan des rues vite abandonné, échange épistolaire constitué de lettres longtemps attendues et aussitôt oubliées dans un tiroir, prenant fin quand ma famille cessa d’aller à Leuca, jeunes filles entrevues, tout de suite aimées aussi vainement que profondément, la très belle et mystérieuse dame de la via Lombardia. Une fois trouvés, les mots justes donneraient une continuité à ma vie, ils la prolongeraient sur un plan différent de l’expérience, propre à compenser son évanouissement dans le néant, son éloignement, ils constitueraient l’exact compte-rendu de ce qui m’était arrivé, épuré de toute tentation de copier la réalité, transcrit en caractères d’imprimerie, tel l’œuvre encore vivante après la mort d’un écrivain qui aurait brûlé tous ses manuscrits, supprimant ainsi la preuve autographe qu’il en est vraiment l’auteur, lui, et personne d’autre, quel qu’il soit. À ce stade, cependant, écrire tout et bien ne serait pas nécessaire, je ne pourrais même pas choisir ce que j’écrirais, mes mots seraient pour ainsi dire obligés, fruits de la nécessité et non de la volonté, non pas décidés mais allant de soi ; ainsi donc, même si j’écrivais pour les autres, en aucune façon je ne tenterais de les atteindre, tout comme je n’ai jamais plus essayé de revoir le jeune garçon qui m’avait chassé de son quartier parce que je ne savais rien faire, même si aujourd’hui je revois avec sympathie sa mince silhouette de petit caïd effronté de banlieue, cette même sympathie qui nous lie à quelqu’un qui, sans le savoir, nous a donné l’occasion de regarder en nous-mêmes ; je ne chercherais pas à être original, à éveiller la curiosité ni à plaire, parce que la condition d’existence de l’écriture ne dépendrait plus de personne d’autre, contrairement à ce qui se passait quand mon père me demandait de rédiger un journal intime et de ce fait me précipitait dans une série d’échecs que j’avais cru surmonter en écrivant bien et en écrivant tout, jusqu’à ce que je pose la plume dans l’incapacité et l’impossibilité d’écrire ; et cela ne dépendait même pas de moi !
Écrire ne dépendrait pas de moi non plus, je ne prendrais jamais plus la décision d’écrire et donc, sans aucun regret, je ne serais pas écrivain. En fait, avec le temps, j’allais comprendre qu’on ne peut décider d’écrire ou de ne pas écrire, comme on ne peut décider de respirer ou de ne pas respirer, mais que, jusqu’à son dernier souffle, il est impossible de ne pas respirer. Alors l’écriture me paraîtrait non plus un substitut de l’action, mais l’action, celui qui écrit non plus un substitut de l’homme, mais un homme, la matière écrite non plus un substitut de la vie, mais la vie elle-même.
Notes
1- Allusion au plan de sa ville que l’auteur s’efforçait d’établir. Comme il l’évoque dans le chapitre précédent, c’est dans ce but qu’avant la rentrée des classes, il parcourait à vélo, méthodiquement, les rues de chaque quartier. La rencontre avec le jeune garçon hostile, mentionnée dans ce chapitre, eut lieu lors d’une de ces explorations.
2- Tuddhi : jeu qui se pratique à plusieurs, assis par terre en cercle, avec cinq cailloux de forme sphérique, chacun d’eux devant pouvoir tenir dans l’anneau formé par le pouce et l’index. C’est un jeu d’adresse, à plusieurs manches avec difficultés croissantes, qui consiste à lancer de la main droite, suivant des règles bien précises, un, deux, trois, quatre et enfin les cinq cailloux à la fois sous l’arceau formé par la main gauche posée sur le sol. Le gagnant est celui qui, à la fin du jeu, a fait un sans-faute.
[Traduzione di Annie et Walter Gamet]