di Gianluca Virgilio
Le plan de la ville
Galatina était une petite ville de moins de vingt-cinq mille habitants, j’y étais né, et pourtant je n’en connaissais pas toutes les rues et sa topographie ne m’était pas du tout familière. Faire un tour dans les rues de la localité, surtout dans celles qu’on n’avait pas coutume de parcourir lors des indispensables déplacements quotidiens, comme aller à l’école, au marché avec ma mère et dans les magasins où elle faisait ses courses, était alors pour moi quelque chose de nouveau et d’inhabituel. La ville était un territoire inconnu, fait de mille rues variées que je n’avais jamais eu l’occasion ni l’obligation de prendre, des gens eux aussi inconnus y vivaient, enfermés dans des maisons ou des immeubles – d’où ils sortaient et s’éloignaient dans un rayon qui sait combien plus grand que le mien – et les façades ne me renseignaient guère sur l’identité de ceux qui se cachaient derrière elles et à qui je n’aurais su que dire si jamais je m’étais trouvé forcé de leur parler. Dans mes tours à bicyclette, je voyais des gamins jouer aux billes sur la terre battue, dans les rares espaces que le béton n’avait pas envahis, s’adonner aux mêmes jeux que moi avec les camarades de mon quartier ; mais ceux-là, je n’aurais vraiment pas su dire qui ils étaient, comment ils s’appelaient, comment ils vivaient, hors de ces jeux qui d’une certaine manière faisaient d’eux mes semblables, même s’ils vivaient dans des lieux bien distincts de ceux où j’évoluais. Je passais donc sans m’arrêter, je jetais un coup d’œil sans pourtant trop insister, percevant dans leurs regards une sorte d’étonnement hostile qui, face à un inconnu, semblait vouloir dire : « Mais qui est celui-là ? D’où sort-il ? Et que vient-il faire par ici ? » Je passais sans m’arrêter, non sans avoir au préalable mémorisé le nom de la rue, que je notais ensuite dans mon carnet après avoir tourné le coin et garé la bicyclette sur le côté, dessinant approximativement le tracé de l’itinéraire emprunté ce matin-là qu’une fois de retour à la maison, je recomposerais alors dans un plan de la ville en attachant les feuilles les unes aux autres ; si bien que, tout en n’ayant encore visité qu’un cinquième de la localité, je n’avais pas assez de la table tout entière de la salle à manger pour le déployer. J’aurais mieux fait d’acquérir un plan de la ville chez le marchand de journaux, mais à cette époque je ne connaissais même pas l’existence d’une telle possibilité, de sorte que cette idée ne me vint pas du tout à l’esprit. Ce qui m’intéressait en réalité, c’était non pas tracer le plan de la ville, mais connaître les lieux où je vivais – qui ne pouvaient se restreindre à mon quartier et encore moins aux rues fréquentées chaque jour, parce que ces rues avaient un prolongement, qu’elles étaient pleines de ramifications, de carrefours et de bifurcations – des lieux où, sans crainte d’envahir un territoire interdit, j’aurais aimé m’engager et même vivre. Le plan de la ville que, jour après jour au terme de mes tours à bicyclette, je composais en collant les unes aux autres avec du ruban adhésif les feuilles de papier sur chacune desquelles se trouvait le tracé de mes déplacements quotidiens, comme autant de pièces d’un puzzle, était pour moi un produit de substitution : il remplaçait le désir évidemment irréalisable d’habiter ailleurs que dans ma maison, dans mon quartier, par celui de connaître des lieux si proches et si inaccessibles, du moins dans la mesure où ma crainte d’ennuyer des gamins qui jouaient dans un autre quartier et dont les regards me semblaient hostiles, m’empêchait de m’arrêter, de leur parler et de partager leurs jeux.
Rencontres lors des tours à bicyclette
« T’aurais pas une cigarette ? »
Le gamin quis’était détaché du cercle formé sur le trottoir par un groupe assis en tailleur comme de petits Indiens, avait abandonné son jeu de tuddhi pour me barrer la route, alors que moi, après un coup d’œil se voulant distrait sur ces garçons de mon âge, j’avais décidé de passer mon chemin en pédalant plus vite ; je fus pourtant contraint de m’arrêter et d’expliquer que, ne fumant pas, je n’avais pas de cigarettes, ce qui suscita son étonnement.
« Ma almeno sa’ sciochi a tuddhi ? » (« Mais tu sais au moins jouer à tuddhi ? »)
Ma mère m’avait appris les premiers rudiments et, avec un petit voisin, je m’étais un peu exercé à ce jeu qui nécessitait l’utilisation de cinq cailloux de forme sphérique, lesquels, jetés au milieu des garçons assis en cercle, devaient être poussés avec la main droite, suivant des règles bien précises, d’abord un, puis deux à la fois, trois, quatre et enfin tous ensemble, sous un arc formé par la main gauche bien ouverte et posée par terre. J’avouai ne pas bien savoir y jouer.
« Ma allora nu sa’ faci nienzi ! » (« Mais alors, t’es bon à rien ! »)
Quand je prenais ma bicyclette, je parcourais la Via Val d’Aosta, je traversais la Via di Gallipoli, non sans avoir regardé à droite et à gauche en me rappelant les recommandations de ma mère et je m’engageais dans la Via Lombardia. C’est là que souvent m’apparaissait une dame fort élégante et toujours très bien maquillée ; à peu près du même âge que ma mère, elle me semblait venir d’une autre planète, la planète cinématographique sur laquelle je me trouvais encore un quart d’heure auparavant et dont le souvenir restait présent en moi durant de nombreuses heures de la journée. Je n’avais pas l’habitude de voir de telles dames, plutôt rares dans notre ville. Ma mère, elle, était une femme simple, originaire de Corigliano d’Otrante, elle se maquillait rarement et seulement de façon très légère. Cette dame-là, au contraire, allait sans doute chez le coiffeur au moins deux ou trois fois par semaine. Sa chevelure noire ordinairement rassemblée sur la tête apparaissait longue et souple quand elle la laissait libre. En général elle portait de larges foulards et l’hiver d’amples châles dans lesquels elle s’enveloppait comme pour se protéger du monde extérieur, dont elle semblait ne pas faire partie, même si elle y évoluait avec distinction. Quand je passais à bicyclette par la Via Lombardia, il m’arrivait parfois de la voir sortir de chez elle et se diriger vers sa voiture garée au bord de la rue. Elle parcourait la petite allée de son jardin ombragé par un saule pleureur dont les branches pendantes retombaient précisément sur son chemin ; si bien que pour passer, il lui fallait les écarter de la main droite, tel un rideau qui la séparait de la scène du monde sur laquelle elle allait faire son entrée, après s’être préparée avec soin chez elle comme dans une loge. Alors elle m’apparaissait plus belle et plus mystérieuse qu’aucune autre femme, en ville comme au cinéma, son regard inaccessible – rares furent les fois où j’aperçus ses yeux car elle avait coutume de porter des lunettes de soleil – ainsi que son port majestueux me semblaient représenter, magnifiés par sa toilette à la dernière mode, les signes les plus énigmatiques de l’éternel féminin.
Toponymie urbaine
Je passais mon chemin, emportant avec moi la vision de la mystérieuse dame que je n’hésitais pas à associer à mes aventures cinématographiques, la sauvant des dangers les plus incroyables et gagnant ainsi sa gratitude et son amitié.
Je recherchais les noms des rues adjacentes inscrits en haut des murs des maisons d’angles : Via Lucania, Via Emilia, Via Puglia, Via Marche, Via Umbria, des noms qui m’étaient familiers car j’avais étudié les régions italiennes à l’école – et n’étaient-ce pas là les révisions d’été que le professeur nous avait conseillées à la fin de l’année scolaire ? Je décidais de suivre la Via Lombardia jusqu’au bout. Au-delà de la Via Roma, rue très passante dont la traversée exigeait les mêmes précautions que la Via di Gallipoli, je constatais avec étonnement que le prolongement naturel de la Via Lombardia se nommait Via Michele Laporta ; il ne pouvait s’agir d’une région d’Italie, c’était sans conteste un personnage célèbre d’une famille locale dont j’ignorais tout, sauf le patronyme que je reconnaissais facilement d’après les récits de mon père, car des voisins, du temps de sa jeunesse pour être exact, portaient justement ce nom-là. En moins d’un kilomètre, après avoir traversé les Via Teano et Via Redipuglia, des noms qui me ramenaient au livre d’histoire même si j’étais incapable de les situer dans un contexte précis – de toute façon, de retour à la maison, je poserais mille questions à mon père – je me retrouvais déjà dans la campagne du côté de la voie ferrée, à deux pas des rangées de mûriers qui bordaient les rails sur un long tronçon, et il ne me restait plus qu’à rebrousser chemin. Mais arrivé à cet endroit, si je voulais connaître d’autres rues, il me fallait changer d’itinéraire. Plus tard j’allais découvrir à quel point il était facile de s’égarer dans le lacis des ruelles du centre historique, mais là j’avais perçu la régularité du tracé de ces rues fait d’axes parallèles et perpendiculaires ; au lieu de refaire le même parcours, il me suffisait de quelques coups de pédale pour rejoindre la Via Liguria, une des avenues les plus larges et les plus longues de la ville à propos de laquelle je m’étonnais qu’à une bande de terre aussi étroite que la Ligurie, on ait pu attribuer une rue plus importante qu’à la Lombardie, la plus grande région d’Italie ; en prenant le chemin du retour, je roulais toujours bien au bord de la rue, car la Via Liguria, itinéraire obligé de ceux qui, venant de l’extérieur, transitaient en ville pour se rendre dans les localités voisines, accueillait le gros de la circulation. Je reconnaissais alors à ma droite les rues que j’avais croisées précédemment, vues seulement sous un autre angle, auxquelles s’ajoutaient à ma gauche, celles qui portaient le nom d’illustres concitoyens, Via Gaetano Martinez, Via Giulio Cesare Viola, etc.
Dans ma famille, j’avais entendu parler de ces hommes du passé, au hasard de conversations auxquelles j’avais, hélas, prêté peu d’attention ; j’avais donc entendu nommer des personnages historiques rappelés dans la toponymie de la ville, par exemple la Via Principessa Mafalda – ignorant qui était cette princesse, je me la représentais comme une grosse femme revêche, dont la majesté tenait non seulement au titre de noblesse, mais aussi à l’ample costume d’époque richement travaillé ; quelques jours après, j’allais découvrir que la Via Principessa Mafalda conduisait à la Via Principessa Jolanda, qui au contraire, du moins dans mon imagination, devait se référer à une dame svelte et aimable, elle aussi très élégante, ce qui ne m’empêchait pas de me figurer les deux princesses se tenant mutuellement compagnie, l’une grosse et l’autre mince, tel un couple comique version féminine, qui avait peut-être suscité dans quelque cour d’autrefois la même hilarité que la mienne à la simple apparition de Laurel et Hardy les samedis d’hiver en fin de matinée, à la sortie de l’école, quand la télévision diffusait le programme Aujourd’hui les Comiques. Puis il y avait les dates du calendrier, auxquelles j’étais incapable d’associer un quelconque fait historique : la Via XI Febbruaio, quel événement avait donc eu lieu ce jour-là, en quelle année d’ailleurs, pour mériter le nom d’une rue ? La Via XX Settembre, pourquoi justement le vingt et pas le vingt-et-un ? Et que dire de la Via IV Novembre ? Àtable, mon père allait résoudre chaque problème, il me ferait un cours d’histoire et me dévoilerait les mystères auxquels j’étais confronté aux coins des rues, face à des noms que mes minces connaissances historiques laissaient sans aucune explication.
La ville se présentait comme un livre ouvert dont l’imagination s’emparait avec une ardeur qui, certes sur le moment laissait inassouvi le désir de connaître des hommes et des choses, mais par ailleurs donnait libre cours à ma fantaisie, me mettant en contact avec une géographie et une histoire faites non pas d’innombrables notions que j’apprenais péniblement à l’école, mais de paysages urbains, de maisons, de carrefours, trottoirs, magasins, ateliers, dans lesquels les noms de rue correspondaient à des expériences. Une date historique n’était pas seulement un jour du calendrier inscrit dans un livre, mais une enfilade de maisons vues dans la singularité de la lumière méridionale par une matinée de septembre, quand loin de la canicule estivale l’air était désormais moins lourd, et qu’à la fin du film offert par la Foire du Levant, je pouvais faire un tour à bicyclette dans les rues de la localité ; et c’est ainsi que la connaissance d’une région ne comportait pas l’apprentissage pénible de ses frontières, si ce n’est celles que j’avais bien localisées à l’endroit où une rue débouchait dans une autre, de sorte que je pouvais me dire à moi-même, sans l’ombre d’un doute et sans crainte de me tromper, du moins en me référant aux rues que j’avais parcourues, que la Lombardie était limitrophe des Pouilles et les Pouilles de la Ligurie, etc. De même durant mes promenades matinales, aucun professeur ne me contraignait à apprendre les noms des mers et des montagnes, les ressources et les activités productives, toutes choses lues et relues dans le livre de géographie sous forme d’une kyrielle de notions fort ennuyeuses et difficiles à mémoriser. Au contraire, la ville m’offrait une réconfortante et agréable vision des activités des hommes, menées au sein d’édifices qu’eux-mêmes ou leurs aïeux avaient construits, au long de rues sur lesquelles donnaient les boucheries, les magasins d’alimentation, les poissonneries, les boutiques des cordonniers, des menuisiers, des marbriers, les ateliers des garagistes, des carrossiers, des forgerons qui selon moi constituaient les vraies ressources et activités des régions italiennes appliquées aux rues des villes ; et ainsi toute la géographie et l’histoire se concrétisaient dans les lieux que je visitais, je pouvais m’arrêter et assister, par exemple, à l’un des derniers ferrages qu’on ait pu voir au temps de mon enfance, celui d’un cheval récalcitrant et puissant chez un maréchal-ferrant qui de toute façon avait toujours le dessus sur l’animal, ou bien au creusement des fondations d’une maison sur un des nombreux chantiers de construction de la ville, à coups de marteau pneumatique d’un ouvrier musclé, ou encore au travail du bois d’un menuisier habile à manier la scie ou le rabot ; je pouvais aussi faire la connaissance de garçons moins revêches que le gamin qui fumait et jouait à tuddhi et, qui sait, peut-être un jour y jouer avec eux.
[Traduzione di Annie et Walter Gamet]