di Gianluca Virgilio
Qui peut dire ce que je voulais ? Puis-je le dire moi-même, puisque je ne l’ai jamais bien su ?
Charles Dickens, Les Grandes Espérances, ch. XIV.
La Foire du Levant
Heureusement, l’école n’allait commencer qu’un mois plus tard, le 1eroctobre. Au retour, la tristesse liée à la fin de notre séjour à Leuca s’atténuait à peine à la pensée qu’il restait trente jours de liberté et que, malgré l’obligation de faire les devoirs de vacances donnés par les professeurs à la fin de l’année scolaire trois mois auparavant, il y aurait encore assez de temps pour tout le reste. En quoi consistait ce « reste » ? À ce moment-là, je n’aurais pas su le dire précisément car l’attente de quelques plaisirs à venir était si vague, et cependant si pressante, qu’elle constituait le fondement d’un état d’âme où la moindre promesse de félicité, que j’étais prêt à accueillir dans la plus totale inconscience, suscitait un extrême enthousiasme.
L’habitude familiale imposée par ma mère de n’allumer le téléviseur qu’au milieu de l’après-midi, quand cela ne perturbait plus les activités quotidiennes normales, subissait une dérogation les premiers jours de septembre. En effet, en concordance avec les jours d’ouverture de la foire du Levant de Bari, en guise de cadeau aux plus jeunes en marge des affaires concernant les adultes, la télévision nous offrait la projection d’un film qui nous retenait devant le petit écran de neuf à environ onze heures du matin. Comme en ces jours sans école il fallait bien nous occuper, étant donné ces circonstances, ma mère commençait par nous emmener faire des emplettes avec elle dans les magasins du quartier, dont à chaque fois je rapportais, comme unique acquisition, l’image d’une jeune fille rencontrée par hasard, puis de retour à la maison, elle nous permettait de regarder la télévision ; et c’est ainsi que pendant deux heures de la matinée, le temps était suspendu et remplacé par celui du récit filmique qui du petit écran faisait irruption dans le temps réel, se l’appropriant et le dilatant démesurément, en jours, en mois, en années suivant les événements racontés. Dans la petite cuisine aussi, où se trouvait le téléviseur et qu’avant le début du film j’avais pris soin de tenir dans la pénombre en abaissant le store, à l’intérieur de laquelle je restais immobile deux heures durant, avec ma sœur si le film lui plaisait, ou seul – à cette époque, moi j’aimais tous les films, car chacun d’eux me projetait dans un monde inconnu, différent du mien et dans lequel j’aurais voulu me transférer, peut-être avec la jeune fille entrevue une heure auparavant – les images en mouvement du petit écran semblaient envahir l’espace et avoir le pouvoir magique de me transporter à la vitesse de la lumière, soit dans une région reculée de l’Ouest sauvage, où les visages de Gary Cooper et de John Wayne me garantissaient que jamais aucun méchant bandit ne triompherait de la justice, soit dans une grande ville d’Amérique pleine de gratte-ciel entre lesquels s’affrontaient Godzilla et King Kong, sans que je pusse décider pour qui tenir, soit dix mille, cent mille mètres sous terre, en compagnie d’hommes résolus et infatigables, appliqués à découvrir les secrets du centre de la Terre, jusqu’à prendre le risque d’affronter les dangers les plus insolites, comme des animaux préhistoriques effrayants, des villes ensevelies avec des colonnes prêtes à s’écrouler à cause d’un tremblement de terre désastreux, des volcans sur le point d’entrer en éruption, des océans souterrains tempétueux dont personne n’aurait soupçonné l’existence, etc. Tout autour de ces scènes grandioses réduites au cadre restreint du petit écran en noir et blanc, ce qui, loin d’en diminuer la réalité, avait le pouvoir de leur conférer un supplément de vraisemblance comme immenses prolongements de la petite cuisine où la pénombre, annulant toutes les couleurs des objets environnants, ne laissait que le noir et blanc, la vie quotidienne que je retrouverais à la fin du film suivait son cours normal, comme s’il ne se passait rien sous mes yeux : ma mère s’activait dans la cuisine voisine à la préparation du déjeuner, mon père revenait de l’école après avoir participé à l’une des réunions préliminaires à la rentrée scolaire, dans la rue le marchand de fruits ambulant clamait les prix de sa marchandise, le facteur d’un coup de sonnette de sa bicyclette annonçait l’arrivée d’une lettre que j’attendais de mes amis de Leuca, etc.
Lorsqu’à la fin du film, le mot en gros caractères THE END me donnait la certitude que l’espace-temps du monde fictif dans lequel j’avais vécu ces deux heures précédentes – disons plutôt des jours, des mois ou des années – s’était dissous dans le néant et qu’il me fallait revenir à la réalité qui avait continué sans moi – mis à part la rare arrivée d’une lettre, que s’était-il passé entre-temps ? – j’étais saisi d’une sensation d’amère déception, exact pendant de la sensation d’attente joyeuse éprouvée le matin dès le réveil à la pensée que ce jour-là, d’ici quelques heures je verrais un film merveilleux. Le film avait fini trop vite, même si toute l’histoire s’était conclue de manière rassurante par la victoire du bon sur le méchant, les personnages eux-mêmes s’étaient dilués presque sans prévenir et sans me dire où et quand je pourrais les retrouver. C’est pourquoi, je m’arrangeais pour revenir à la réalité de manière progressive. Refusant de m’éloigner brusquement de mes héros préférés, je les voyais se lancer dans de nouvelles aventures auxquelles je prenais part moi-même, me tenant à leurs côtés et intervenant avec eux dans les situations les plus variées que mon imagination, nourrie de ce que j’avais vu précédemment, venait me suggérer. Quand plus tard, à table, mon père me demandait si j’avais fait des devoirs de vacances où si j’avais mis mon journal à jour, j’étais bien obligé d’admettre que je n’y avais pas du tout pensé, car les aventures auxquelles j’avais assisté et dont j’avais été le protagoniste m’en avaient absolument distrait.
L’attente du facteur
Les matins de septembre, tout en regardant le film, j’attendais avec impatience une lettre de Gigi ou d’Antonio. Déjà à Leuca, en prenant congé d’eux, je leur avais demandé de m’écrire, puis à nouveau dans le courrier que j’étais le premier à leur envoyer à peine rentré à Galatina. Mais les lettres continuaient à tarder. Le facteur distribuait ponctuellement les journaux de papa, les factures habituelles, des offres publicitaires et autres, tout en semblant totalement ignorer ce que moi j’attendais de lui, la confirmation d’une relation inchangée avec mes camarades de vacances et la promesse que ce lien ne s’interromprait pas. Je savais qu’il arrivait, comme chaque jour, vers onze heures et je tendais l’oreille en direction de la rue pour saisir le moindre signe de son approche. Sa bicyclette surchargée de lettres et de colis dans des sacoches de cuir élimé accrochées devant au guidon et fixées sur le porte-bagages, émettait un étrange grincement dû à l’entretien médiocre du vélo et au poids qu’on lui faisait porter, ce qui annonçait son arrivée déjà quelques secondes avant le coup de sonnette. Ma mère s’étonnait de mon empressement à aller ouvrir, au prix d’une interruption de deux minutes du film, pour réceptionner le courrier – seule raison capable de me faire lever de mon siège, sinon rien ni personne ne m’aurait éloigné du téléviseur – mais elle en était contente, car du même coup je lui rendais service au moment où elle s’adonnait aux soins du ménage. Bref, le courrier, j’en faisais mon affaire. Et qu’on n’aille pas penser que je craignais quelque inquisition de la part de mes parents. Mon père avait donné des instructions précises pour que le courrier fût ouvert par les intéressés eux-mêmes, s’agissant d’affaires privées légitimes chacun de nous avait un droit sacro-saint à la confidentialité. Cela ne l’empêchait pas ensuite au déjeuner de s’enquérir de l’expéditeur de mes lettres.
Quand ensuite, après avoir plus qu’attendu, je recevais avec un certain soulagement la première lettre, je la gardais avec moi sans l’ouvrir, jusqu’à la fin du film. Au plaisir de m’identifier aux personnages et de prendre part à l’intrigue du film s’ajoutait alors celui de savoir que d’ici peu j’aurais des nouvelles de mes camarades de vacances venus me rejoindre jusque dans la petite cuisine de notre maison avec une preuve tangible de leur amitié. Une fois le téléviseur éteint, je me retirais dans ma chambre pour éviter toute ingérence de mes parents – la question de savoir qui m’avait écrit en était déjà une selon moi – j’ouvrais la lettre et la parcourais rapidement, désireux de lire qui sait quelle promesse. En réalité, mon correspondant ne me donnait que de vagues renseignements sur sa vie quotidienne, aussi différente de la mienne qu’insignifiante dans la mesure où j’étais loin des lieux dont il me parlait et dans lesquels il vivait. Comment pouvais-je prétendre avoir une place dans ses pensées, si de fait je ne participais plus en aucune façon à sa vie ? Ainsi, je ne retenais de la lettre que le détachement advenu, sans aucune certitude d’une future rencontre. Je supportais très difficilement de voir notre grande familiarité, notre affection réciproque, nos expériences partagées pendant tout un mois passé ensemble à Leuca, réduites alors à une feuille de papier où je percevais plutôt l’intention de ne pas manquer à la parole donnée au moment des adieux – écrire vite et souvent – qu’un réel désir de prolonger les discussions et les jeux du mois d’août. Ainsi la lettre tant attendue finissait chaque fois en une pénible déception qui m’éloignait chaque jour un peu plus des vacances à Leuca.
Je la remettais dans le tiroir de mon bureau et après avoir demandé à ma mère l’autorisation de sortir, recevant en retour mille recommandations empressées (fais attention aux autos, roule bien à droite, respecte la priorité aux carrefours, reviens vite), je prenais la bicyclette et muni de papier et d’un stylo, j’allais faire un tour dans la ville.
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)