di Gianluca Virgilio
L’arrivée à Leuca
Nous passant désormais des services d’Uccio Pensa, nous fîmes transporter nos « affaires », c’est-à-dire tout ce qui pouvait nous être utile dans la maison de Leuca où manquait souvent le nécessaire, par Guarino, dit « le Maure » en raison de sa peau brunie au soleil des marchés campagnards. C’était un vendeur ambulant de poteries de Cutrofiano qui pour un prix raisonnable venait apporter nos « affaires » et celles de nos amis jusqu’à Leuca, puis proposer sur le marché ses terres cuites qu’il avait soigneusement rangées au fond du camion pour faire place à nos objets. Et de fait, à son arrivée à Leuca, dès le haut de la via Enea, il mettait de l’animation dans la rue, faisait sortir vacanciers et habitants sur le pas de leur porte, en criant à tue-tête dans un haut-parleur les prix prétendus « ridicules » de ses amphores, plats, marmites et lampes à huile en terre cuite : toute la population de Leuca était de cette façon pittoresque immédiatement informée de notre venue, ce qui embarrassait quelque peu ma mère et mon père car, arrivant dans un lieu nouveau, ils auraient préféré une plus grande discrétion. « Voilà qu’il se croit obligé de nous annoncer tout de suite ! » s’exclamait ma mère. Mais Guarino avait besoin d’arrondir la somme que nous lui donnions pour le transport de nos « affaires » à Leuca et il n’y avait pas moyen de le faire taire. Il restait à Leuca jusqu’au dimanche suivant, jour du marché, dormant sous le camion, puis retournait chez lui, après s’être mis d’accord avec nous pour revenir l’après-midi du 31 août, à la fin des vacances.
La Signora Lucetta était une femme au foyer dont la poitrine généreuse vous forçait à vous attarder chastement dans ses replis ; je dis chastement, parce que la poitrine d’une femme mûre – à cette époque, elle avait presque cinquante ans – invite celui qui la regarde (avouerai-je que moi aussi je la regardais à la dérobée ?) à se réjouir de sa santé florissante dont le sein est l’expression et le riche témoignage, et de plus à en apprécier le bienfait pour l’amour filial, celui des enfants qui ont trouvé en lui nourriture et abri dans les premières années de leur vie.
Il Signor Raffaele avait fait la Seconde Guerre mondiale, c’était un employé de la perception des impôts de Gallipoli qui dans son temps libre s’adonnait aux mots croisés ; il descendait du côté paternel de ce Baldassarre Papadia, auteur des Mémoires historiques de la ville de Galatina en Japygie qui avait tant fait pour la réputation de la ville. À cette époque, c’était déjà un homme âgé qui s’était marié tard ; comme mon père, d’ailleurs, et comme beaucoup d’hommes arrivés à l’âge adulte au moment de la guerre qui, rescapés des combats meurtriers, purent choisir une femme beaucoup plus jeune qu’eux – sorte de compensation tacite. Il louchait, ce qui me plongeait dans un grand embarras car je ne savais jamais s’il s’adressait à moi ou à quelqu’un d’autre près de moi ; il m’a donc sûrement pris pour un gamin plutôt attardé mentalement, en effet je répondais à ses questions à contre-temps, faute de parvenir à suivre son regard qui me perturbait quand il remuait les lèvres pour me parler.
Nino avait deux ans de plus que moi, il possédait la collection entière de Zagor et une bicyclette sur laquelle nous circulions dans Galatina quand ma mère allait voir la sienne et m’emmenait avec elle. Je me mettais derrière lui, debout sur le porte-bagages de la « Graziella », accroché à ses épaules, j’accompagnais le mouvement dans les virages les plus risqués en me penchant ou me redressant au bon moment, si bien que nous prenions plaisir tous les deux à aller sur la même bicyclette dans les rues de la localité.
À notre arrivée à Leuca, nous trouvions Guarino qui avait déjà déchargé une bonne partie des bagages dans la petite véranda devant notre maison, criant à tue-tête le prix « ridicule » de ses articles en terre cuite ; les deux familles se séparaient, rejoignant leurs logements respectifs situés presque toujours à très brève distance l’un de l’autre et d’où, à partir de ce moment, allait commencer ce continuel va-et-vient qui caractérisait la vie en commun de notre séjour à Leuca. La Signora Lucetta avait-elle cuisiné une bonne friture ? Immédiatement Maria Cristina courait nous en apporter un plat peu avant le déjeuner pour nous faire goûter ce régal ; ma mère avait-elle acheté une petite dame-jeanne d’un vin qui se révélait particulièrement gouleyant ? Immédiatement j’étais envoyé chez nos amis, une bouteille à la main, pour les faire participer à l’heureuse acquisition, et ainsi de suite…
Nouvelles amitiés
– Qu’est-ce que t’as pris ?
J’étais assis sur le ponton depuis une heure déjà, tournant le dos au soleil matinal qui s’élevait derrière le sanctuaire de la Madone de Leuca, quand me parvinrent ces mots inattendus car, bien qu’à Leuca depuis trois jours, je n’avais pas encore noué de nouvelles amitiés. C’est alors que je fus fier d’avoir pêché un minuscule petit poisson que j’aurais mieux fait de laisser vivre dans son élément au lieu de l’exhiber encore agonisant devant le garçon à la peau brune qui s’était approché de moi, attiré par la proie. Je la lui montrai comme s’il s’agissait d’un mérou de dix kilos, alors que ce n’était qu’une blennie, une « baveuse » de vingt grammes à peine et de dix centimètres de long. Mais ce qui fut également surprenant, c’est l’effet que fit sur ce garçon le petit poisson que j’avais miraculeusement pêché et qui laissait dans la main, quand on le touchait, une bave répugnante, d’où son nom. Il s’informa sur le type de ligne, d’hameçon, de plomb et de flotteur que j’utilisais et sur l’appât que j’avais préparé pour obtenir cet excellent résultat. Il loua aussi ma canne que j’avais taillée la veille dans un roseau – laquelle se révélait assez pesante pour mon bras peu entraîné ; ce n’est qu’à la fin du mois que, séchée au soleil, elle pourrait perdre la moitié de son poids, justement quand elle ne me servirait plus parce que ce serait le moment du retour à Galatina –, alors que lui avait une canne achetée dans un magasin, avec un moulinet s’il vous plaît, qui ne devait pas être très efficace vu qu’il n’avait pas pris un seul poisson. Ce jour-là, nous continuâmes à pêcher ensemble, nous ne prîmes rien, mais en contrepartie, nous devînmes amis.
Antonio – c’était son prénom – me présenta Gigi, son cousin, qui vivait à Vimodrone et parlait avec l’accent milanais. Ils passaient leurs vacances ensemble à Leuca, dans la même maison, non loin de la mienne, avec leur famille respective. L’après-midi, après la sieste durant laquelle il était interdit de quitter la maison, j’allais les retrouver et c’est ainsi que je découvris qu’il était possible de passer des heures étendu sur un lit, à lire des livres sans se lasser. Jusqu’alors, je n’avais quasiment lu que des bandes dessinées, mais Gigi, lui, lisait vraiment des livres, des livres de grands, et quand on l’interrogeait, il était capable d’en reformuler le contenu dans un langage pour moi si difficile à comprendre, et pourtant si fascinant, que j’en restais bouche bée et n’avais plus qu’à regretter ma profonde ignorance. Avoir ou être de Fromm, L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, L’Homme unidimentionnel de Marcuse, ces auteurs et ces titres m’étaient absolument inconnus, ils évoquaient des idées et des situations qui devaient assurément me concerner, mais dont, uniquement par ma faute, j’étais jusqu’alors resté exclu. Nino m’avait recommandé la lecture de Zagor, Diabolik, Le Commandant Mark, Tex, mais il ne m’avait pas révélé qu’il existait des livres sans dessins de héros sur fond de paysages pour moi insolites et dans lesquels se perdait mon imagination lors des après-midi passés dans ma chambre, des livres composés seulement de mots qui allaient me permettre d’accéder à des idées qui autrement ne me seraient jamais venues à l’esprit et qu’un jour je pourrais confronter à celles de mes semblables. On peut cueillir la fleur d’une plante, me disait Gigi, ou bien se borner à la regarder, tout au plus en jouissant de son parfum, c’est en cela que consiste la différence entre être et avoir ; il me racontait le mythe d’ Œdipe, il m’expliquait aussi que dans cette société capitaliste – et moi, je n’avais pas le courage de lui demander ce que signifiait exactement cet adjectif, dont j’avais une idée très vague – nous risquions d’être tous identiques comme toutes les machines construites en série, à une dimension précisément ; et ce disant, il m’ouvrait des horizons différents de ceux auxquels j’étais habitué, quand je lisais les plongeons de l’oncle Paperone dans la piscine pleine de pièces d’or et de joyaux scintillants ou les poursuites malheureuses de Ginko, ou bien les enquêtes de Cico et Zagor et des autres justiciers de la bande dessinée italienne. Au fond, cette immobilité dans laquelle Gigi s’appropriait les idées qu’il me communiquait n’était après tout pas si différente de l’immobilité dans laquelle je faisais quotidiennement grande consommation d’illustrés que j’échangeais ensuite avec Nino, dans les derniers temps sans en éprouver aucun bénéfice, mais plutôt une sensation de satiété et de nausée. C’est alors qu’en confrontant mes lectures avec celles de Gigi, je commençai à percevoir l’aspect répétitif et inconsistant des heures passées à lire les illustrés dont j’avais rempli ma chambre à Galatina et dont j’apportais un large choix à Leuca. Finalement, s’il fallait, comme me le répétait depuis longtemps mon père – il acceptait comme un moindre mal la lecture des bandes dessinées et me les achetait, car selon lui, tôt ou tard, par une évolution naturelle de ma formation intellectuelle, j’allais forcément passer à des lectures plus difficiles –, s’il fallait vraiment sacrifier à la lecture les heures qu’il était agréable de passer dehors en divertissements insouciants, comme construire un radeau, un conzu1pour pêcherou monter une voile sur le canot, qu’au moins ce sacrifice – l’immobilité du corps étendu sur le lit en représentait la figure mortuaire – fût compensé par un bénéfice intellectuel qui me serait utile dans l’avenir et m’éviterait de passer pour un ignorant aux yeux de Gigi. J’allais me mesurer à toutes sortes de livres, même écrits dans un langage qui me semblait alors abscons et incompréhensible, et à la longue je comprendrais moi aussi ce que la main des écrivains y a déposé et je pourrais y accéder, comme à un bien dont je ne voulais plus rester exclu.
Ainsi, sans le savoir, donc à mes risques et périls, je me disposais à entrer dans le monde hasardeux des livres, qui, créé par les hommes, contient toutes les erreurs humaines et dont à la fin je ne pourrais sortir sain et sauf qu’à la condition de cesser de lire dans le seul but que je m’étais fixé – celui d’être en mesure de parler avec Gigi d’égal à égal – et finalement en abandonnant cette posture mortuaire qui m’avait tellement frappé chez lui lors des après-midi d’août, quand j’allais le chercher et le trouvais allongé sur le lit, dans l’entrée de la maison, immobile comme le Christ de Mantegna. J’allais me punir pour mon ignorance en me contraignant à l’immobilité pendant des années, comme pour purger la peine que je m’étais infligée à moi-même dans un fol esprit d’émulation. Pourtant déjà à cette époque j’entrevoyais le remède : je devais écrire pour raconter ce qui m’arriverait ; et plus d’une fois je m’apprêtai à le faire, prenant le papier et la plume et cherchant à écrire, mais je m’apercevais bien vite que je n’en étais pas capable, parce que la proximité des événements me rendait comme les épicuriens de l’Enfer de Dante face aux réalités présentes, absolument ignorant. Pour pouvoir écrire, il m’aurait fallu disposer d’un matériau suffisant que le présent ne pouvait me donner, sinon sous forme de circonstances immédiates dont généralement je ne parvenais pas à saisir le sens complet et que souvent j’interprétais mal, il en subsistait quelques phrases sans intérêt dans les pages du journal intime que je tenais épisodiquement sur le conseil de mon père, en guise de devoir de vacances. En réalité, je ne disposais d’aucun passé, comme cela est naturel chez un garçon de quatorze, quinze ans, sinon de celui que j’avais commencé à reconstituer à partir des livres d’histoire ou en regardant les villas de Leuca qui me renvoyaient à un âge précédant mon existence, auquel mon père conférait volontiers une dimension mythique, me parlant parfois des riches demeures de villégiature et des personnes qui les avaient habitées : des dames à grands chapeaux accompagnées du page portant l’ombrelle et des messieurs avec des cannes à pommeau d’or ; Gigi me déconcertait quand je lui rapportais cela et que je l’entendais dire qu’il s’agissait de quelques familles de propriétaires fonciers, d’exploiteurs, d’affameurs de paysans auxquels ils imposaient des rythmes, des horaires de travail et des payes dignes du Tiers-Monde.
En attendant, je pris la résolution qu’une fois de retour à la maison, je vendrais pour quelques lires tous mes illustrés à un marchand de journaux de Galatina, lu Benitu, qui les revendrait à moitié prix, et qu’avec cet argent je me rendrais à la librairie Athena pour acheter des livres – je ne sais plus lesquels – les premiers livres de ma vie.
Scènes de vie à Leuca
Le soir, après le dîner, nous nous retrouvions sur le front de mer à la hauteur du ponton, là commençaient nos longues promenades en direction de Martinucci, ou bien de l’autre côté, vers la Case de l’Oncle Tom. Ces bars en marquaient les points extrêmes ainsi que les limites de nos déplacements. Qui se souvient encore du front de mer de Leuca dans les années soixante-dix, étroit et sombre au-dessus duquel tournoyait, plus lumineux, le faisceau du phare ? Quand on coupa les vieux lauriers-roses, nés des boutures de fleurs des villas de la Belle Époque, sous lesquels ma mère s’empressait de garer l’auto dans la journée pour la mettre à l’abri du soleil et éviter de la retrouver toute brûlante après le bain à l’heure du retour à la maison, quand à leur place on planta les tamaris vite déformés et courbés par le sirocco jusqu’à leur donner l’air de vieillards décrépits, quand dans le même temps on élargit le front de mer, donnant le coup d’envoi à de grands travaux de réfection, alors il me sembla que toute une saison de ma vie était sur le point de finir, et justement ces travaux coïncidaient avec notre dernier séjour à Leuca en 1978 ; ensuite Leuca prit un nouveau visage, tout à fait différent de celui que j’avais connu jusqu’alors et après avoir cessé d’y séjourner au mois d’août, chaque fois que nous y retournions pour une excursion de quelques heures à d’autres saisons de l’année, nous nous en attristions – il en va toujours ainsi chez les nostalgiques qui ne parviennent plus à vivre avec leur temps, soit par incapacité intellectuelle, soit par obligation de vivre loin d’un lieu qu’ils ont connu et aimé sous des aspects particuliers qui par la suite n’existent plus.
Nous achetions pour cinquante lires de graines de courge que le vendeur mettait dans un cornet confectionné sur place, une petite feuille de papier transformée d’un geste habile de ses mains en un cône où toute la soirée nous puisions les petites graines que nous grignotions en suivant des filles plus grandes que nous qui nous ignoraient systématiquement. Gigi se prêtait de mauvaise grâce à ces exercices pour aspirants chasseurs de la savane, il préférait me parler de ses livres, tandis qu’Antonio s’adonnait volontiers à la traque, décortiquant nerveusement les graines avec les dents, recrachant les enveloppes ici et là sur le parcours. Quant à moi, je me partageais entre l’un et l’autre, suivant pour ainsi dire tantôt la raison, tantôt l’instinct, sans pouvoir me décider sur le comportement à adopter en pareilles circonstances. Nous croisions souvent ma mère et la Signora Lucetta – Ia se plaignait des jambes et préférait rester à la maison ; d’ailleurs à la plage non plus on ne la voyait guère si bien qu’à la fin de la saison sa peau avait la blancheur de l’ivoire. Elles aussi se promenaient sur le front de mer avec des amies, en nous surveillant de loin. Elles restaient tout au plus jusqu’à dix heures et demie avant de se retirer, non sans nous avoir d’abord recommandé d’être rentrés pour onze heures, heure à laquelle de notre propre initiative nous ne manquions pas d’ajouter une demi-heure supplémentaire.
La chaîne retrouvée
À Leuca, il y avait, face à la petite plage aux eaux calmes où nous allions nous baigner, un rocher bien lisse de couleur jaune, amené là par le ressac lors d’une des tempêtes hivernales qui avait emporté en mer une partie du littoral et parsemé le fond de pierres, le rendant impraticable aux baigneurs, sinon au prix de continuelles ecchymoses et contusions en un temps où l’on ne trouvait pas encore de sandales de plage dans les magasins ; bien qu’immergé, ce rocher constituait un tremplin idéal pour les plongeons et les cabrioles, assortis de bousculades, de cris d’encouragement ou d’applaudissements des enfants qui trouvaient là un point d’accostage rapidement accessible à la nage. Ce fut lors d’un de ces plongeons que je perdis ma chaîne en or, un cadeau de baptême que je portais au cou depuis la naissance. J’étais désespéré, prévoyant déjà les réprimandes de ma mère, qui, avec la Signora Lucetta, ne cessait de nous surveiller de dessous son parasol, quand une fille, de quelques années plus âgée que moi, émergeant de l’eau, les cheveux tirés en arrière, comme si l’eau de mer, d’un seul coup de brosse s’était chargée de lisser sa coiffure après l’application d’un gel, s’approcha de moi et me tendit la chaîne en or sur la paume de sa main. C’est ainsi que je fis la connaissance de Silvana. Àpartir de ce jour-là, nous allâmes nager un peu plus au large, persuadés de ne pas être vus. En cachette dans l’eau, pour la première fois je touchais un corps féminin, des mains me touchaient, qui d’abord me semblèrent étrangères, puis de plus en plus familières et dans la lumière du soleil filtrée par l’eau de mer, pensant échapper aux regards indiscrets, j’échangeais mes premiers baisers. Nous nous séparions de quelques mètres, puis au signe convenu, d’un coup de rein, nous plongions sous l’eau et chacun faisait la moitié du chemin jusqu’au fond où nous unissions nos bouches dans un baiser au goût d’eau salée.
Mon père, après avoir lu « l’Unità » et « Rinascità » à l’ombre de l’hôtel Rizzieri, tout en respirant à pleins poumons l’air rempli de l’iode de ce bout du monde, arrivait sur le front de mer face à la plage vers midi et demi ; il se montrait, et c’était le signal qu’il nous fallait fermer le parasol, replier la chaise-longue, remettre toutes les affaires dans le sac de plage et rentrer à la maison pour déjeuner, sans dérogation possible, à treize heures trente – une des quelques règles qui nous venaient des mois d’école à Galatina. Tout au plus avions-nous droit au délai d’un quart d’heure qui allait repousser l’heure du repas à deux heures moins le quart, compte tenu du temps nécessaire pour retourner à la maison, nous laver, nous changer, disposer sur la table les plats que maman avait préparés dès le matin avant de descendre à la plage ; de toute façon, à l’arrivée de mon père, il fallait cesser tous les jeux et obéir aux ordres. Je devais alors quitter Silvana et regagner la rive où ma mère m’attendait avec la serviette et un sourire mi-satisfait mi-ironique qui me faisait comprendre que, même si je m’étais un peu trop éloigné du rivage, rien ne lui avait échappé et que, somme toute – c’est-à-dire mis à part une certaine dose de jalousie maternelle bien naturelle – elle était contente de la tournure que prenaient les choses.
Le rendez-vous tacite avec Silvana avait lieu à onze heure du matin, dans l’eau, là où nous allions renouveler pendant de nombreux jours les jeux aquatiques inventés ensemble. Durant le reste de la journée, je m’interrogeais sur la signification à donner à nos baisers et nos caresses et j’aurais voulu lui demander un rendez-vous le soir, sinon pour comprendre le sens de cette expérience, au moins pour la confirmer par la répétition de ces jeux à un autre moment et dans un autre lieu que d’habitude. Mais je ne sus lui demander quoi que ce soit. Ma première déception amoureuse eut lieu un soir sur le front de mer, du côté de Martinucci, quand je la vis de loin, en compagnie d’un garçon plus grand qu’elle qui l’enlaçait, marcher en direction des rochers et s’arrêter à proximité de la mer, où il me sembla qu’ils allèrent s’asseoir et s’échanger des baisers et des caresses, pendant que moi, je revenais sur mes pas, dans la direction opposée, vers la Case de l’Oncle Tom, d’abord incrédule et déconcerté, puis bouleversé et rongé de jalousie pour une trahison que je n’aurais jamais crue possible auparavant. J’aurais déjà dû le comprendre à cette époque, ces jeux sous l’eau au soleil d’août ne portaient aucune promesse, sinon celle d’une douleur renouvelée et toujours égale, et de moi seul dépendait d’en éviter la répétition comme issue tragique d’une rencontre, étant donné que les intentions de l’autre, ses comportements et ce qui les motive nous restent presque toujours inconnus et énigmatiques. Certes, mais nous ne mettons jamais à profit l’expérience ; voilà sans doute pourquoi, à travers le prisme de la mémoire qui, tel un tableau synoptique, expose tous les faits simultanément, elle se présente comme destin, quand au contraire elle n’est rien d’autre qu’un épisode heureux – comme celui de la chaîne retrouvée que Silvana, émergeant de l’eau, me tend encore sur la paume de la main – auquel, hélas, nous associons pour notre malheur une erreur d’évaluation que nous répétons d’innombrables fois par la suite et qui a le pouvoir de donner à ce qui est joyeux et ludique un aspect atroce et terrible.
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Note
- Le conzuest un instrument de pêche. Il consiste en un petit radeau muni d’une voile qui peut, retenu à un long fil de nylon, aller jusqu’à cent mètres de la rive. À ce long fil sont accrochés de nombreux hameçons. Il suffit au pêcheur de tirer à soi le conzu pour « récolter » le poisson.
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)