di Gianluca Virgilio
Routes de campagne
Nos villages sont ainsi faits : au bout de la rue, se trouve la campagne. En réalité, après l’expansion urbaine des cinquante dernières années, il faut faire un peu de chemin pour la trouver, parce que les voies bordées de maisons qui y mènent se sont allongées ; en compensation les villages semblent s’être rapprochés et il est rare de parcourir plus de dix kilomètres de l’un à l’autre. Ces voies de communication sont les plus empruntées, les autos y passent à toute vitesse directement vers leur destination. Quand on désire se promener, il convient de les délaisser pour prendre une route latérale, une de ces routes de campagne presque toujours bien asphaltées qui mènent au village voisin par un itinéraire de quelques kilomètres en zigzag à travers les champs, ou qui se perdent subitement dans une oliveraie désolée, ou encore qui débouchent sur une route provinciale ou nationale. Le long de ces chemins de traverse, dans la journée, on rencontre surtout des paysans qui vont et viennent en voiture dans la campagne, là où ils possèdent un bout de terre et une maison. Il faudrait les arrêter et s’informer auprès d’eux à propos de ces routes secondaires qu’ils sillonnent chaque jour ; je suis sûr qu’il s’en retrouverait de fort belles, du moins si l’habitude ne leur a pas ôté la mémoire.
L’Ara et ses alentours
À Corigliano d’Otrante, le village de ma mère, derrière le terrain de sport municipal, il existe une de ces petites routes, la via della Melelea, que je connais depuis ma tendre enfance. Son nom n’est écrit nulle part, mais je l’ai entendu citer à plusieurs reprises par ma mère et ma famille de Corigliano, qui désignaient ainsi la propriété d’un cousin du côté de mon grand-père, la Melelea, à laquelle cette route donnait accès. S’y ajoute le fait que mon grand-père lui aussi possédait une petite partie de la Melelea, – divisée depuis en quatre petites bandes de terre délimitées par des murs, témoignages du partage entre les enfants à la suite de l’héritage – un champ appelé Ara, parce qu’en son centre, trente centimètres au-dessus du niveau de la terre cultivée, avait été construite une aire (en latin ara), où l’on battait le grain et où l’on s’adonnait à d’autres activités, je ne saurais plus dire lesquelles. Il y a quelques années, le fils qui avait hérité de la partie du champ avec l’aire, a abattu le noyer au beau feuillage qui avait poussé à proximité, parce qu’il ne donnait plus de bonnes noix. C’est sur cette aire ombragée, faite de grosses pierres équarries et entourée d’un muret, que nous passions le lundi de Pâques à manger et à boire plus encore que la veille. Le dimanche de Pâques, en effet, on l’avait fêté chez mes grands-parents et à peine avions-nous eu le temps de digérer que déjà le lundi nous obligeait à une nouvelle épreuve alimentaire. J’ai toujours une photographie de toute la famille prise un lundi de Pâques, avec ma mère debout sur un muret, un verre de vin à la main, immortalisée au moment de le porter aux lèvres et semblant dire : « À la santé de tout le monde ! » Cela avait lieu avant la mort de mon grand-père. Après sa disparition, je ne me souviens pas qu’il y ait encore eu de telles réunions à l’Ara. Mon père ne nous accompagnait pas, car la poliomyélite dont il souffrait aux membres inférieurs ne lui permettait pas de rejoindre l’aire ni de se déplacer commodément dans le champ. Ma sœur et moi nous nous entendions bien avec deux cousines de notre âge. Ainsi, quand nous n’en pouvions plus de manger et d’écouter les plaisanteries des plus grands, nous demandions à nos parents la permission de nous rendre dans le bosquet de chênes verts à moins de cinq cents mètres de l’Ara. Comme tout était permis ce jour-là et que se respirait un parfum de liberté, nous nous aventurions dans le bosquet où nous pouvions courir et jouer à scundarieddhi (à cache-cache).
Dans le bois de chênes verts
C’était une belle journée de fin d’année, j’ai alors demandé à ma fille Giulia si elle voulait m’accompagner dans ce petit bois. Elle n’en connaissait pas l’existence et fut aussitôt saisie d’une grande curiosité, surtout quand je lui racontai qu’en son milieu il y avait les ruines d’une maison qui n’avait jamais été achevée. Nous avons donc pris la moto après le déjeuner et avons parcouru en quelques minutes les dix kilomètres qui séparent Galatina de Corigliano.
Il ne m’a pas été facile de retrouver la via della Melelea. La périphérie de Corigliano s’est considérablement étendue au cours des trente dernières années, bouleversant l’organisation urbaine qui m’était familière. Heureusement j’avais comme point de repère le terrain de sport derrière lequel, après en avoir fait le tour plusieurs fois, j’ai retrouvé la route que nous cherchions. L’Ara, l’un des premiers champs rencontrés sur la droite, était désert à cette heure de l’après-midi, mes oncles faisaient certainement la sieste chez eux. La petite route non asphaltée menant au bosquet de chênes verts se prend juste en face de l’Ara et y va tout droit entre les arbres. Nous avons garé la moto au cœur du bois, un peu apeurés par les coups de fusil des chasseurs et, main dans la main, nous nous sommes mis à en explorer les sentiers. Je ne me souvenais pas bien : à la place des ruines d’une maison en construction, il n’y avait en réalité qu’une carrière de pierre de soixante mètres carrés au plus et de trois mètres de profondeur, une entaille à demi enfouie sous la végétation spontanée du sous-bois. L’aire de mon grand-père sur laquelle nous mangions le lundi de Pâques fut peut-être construite avec ces blocs de leccisu. Je savais qu’autrefois dans le bosquet, les charbonniers avaient édifié leurs meules et qu’ensuite on y avait élevé des ânes destinés aux opérations militaires de la Grande Guerre. Nous avons compté trois pajari distants de quelques mètres l’un de l’autre et de nombreux murs à sec à demi détruits qui devaient constituer les clôtures de l’élevage. Quand nous jouions à cache-cache et cherchions dans la sombre épaisseur du bois un endroit où nous dissimuler, c’était là, dans un des pajari, derrière un mur à sec, que je m’attendais à retrouver le sourire de ma petite cousine préférée et dont je m’approchais le cœur battant, déçu chaque fois que j’échouais. Le toit d’un des pajari s’était écroulé, laissant à l’intérieur de la pièce un amas de pierres ; sur le toit des autres poussait, luxuriante, la végétation du sous-bois. J’ai raconté à Giulia nos jeux d’enfants parmi ces ruines qui avaient servi jadis d’abri aux bûcherons, charbonniers et gardiens d’ânes – qu’y-a-t-il de mieux pour les enfants que de jouer dans les lieux que les adultes ne fréquentent plus ? – toutefois sans faire allusion au sourire et à mon cœur qui battait la chamade.
Et elle de me dire :
« Vous l’avez échappé belle ! », m’indiquant la voûte effondrée du pajaro.
Vues sur la campagne
Revenus sur nos pas, nous avons repris la via della Melelea, laissant derrière nous l’Ara et le bois de chênes verts. Le paysage de la campagne vu de la route qu’on parcourt en légère descente, est vraiment enchanteur. À cette altitude – Corigliano est situé à presque cent mètres au-dessus du niveau de la mer – on peut voir toute la plaine qui de Maglie et de Scorrano s’étend jusqu’à Supersano et la serre de Parabita en passant par Cutrofiano et Collepasso. Les champs, qui n’ont pas tous été labourés le même jour, prennent de multiples nuances de marron, d’autres laissés en jachère pour le pâturage, sont recouverts d’un manteau vert, plus pâle que les sombres bois d’oliviers qui règnent en maîtres ; si bien que la plaine qui s’étend au pied de Corigliano jusqu’aux serres – et l’on sait que là derrière, cachée, se trouve la mer Ionienne ! – ressemble à un tissu fait de nombreux morceaux étendu sur la campagne de décembre. J’ai montré à Giulia les antennes des relais de télévision de Parabita qui constituent l’un des repères du Bas-Salento.
Dans mon enfance, il m’était déjà arrivé de parcourir la via della Melelea, mais pas jusqu’en bas, là où d’un côté elle débouche sur la route Maglie-Cutrofiano et de l’autre remonte à Corigliano en longeant la masseria appelée Appidè. J’en avais suivi un tronçon sur le scooter de mon oncle qui, participant à l’ambiance de liberté qui flottait dans l’air le lundi de Pâques, me donnait les clés, même si je n’avais pas encore atteint l’âge de quinze ans. Appuyant du pied sur la pédale du kick, je démarrais et, les cheveux au vent, je me hasardais à conduire dans les virages d’une route à l’époque non asphaltée et qui, au bout de deux kilomètres, n’était plus qu’un chemin rural plein de pierres et de trous avec une crête d’herbe en son milieu et sur les côtés les ornières creusées par les roues des engins agricoles. Aujourd’hui où elle est asphaltée sur toute sa longueur, c’est un plaisir de l’emprunter à vitesse réduite. À mesure que l’on s’éloigne de la localité, la via della Melelea traverse des champs qui ne furent jamais vraiment bonifiés, dont il émerge des rochers blancs tels des récifs – li cozzi de Corianu – semblables à ceux qui, en haut de la pente, servirent à édifier des murets à sec, réduits à d’informes tas de pierraille sur lesquels pousse la ronce épineuse. Àgauche, apparaît un second bois de chênes verts proche d’une masseria apparemment abandonnée où, dit-on, le roi (mais quel roi ?), il y a de nombreuses années, fit une halte pour se reposer. Comme une histoire que me racontait souvent ma mère me venait à l’esprit, j’ai arrêté la moto au bord de la route.
Poursuite
Par un après-midi d’été, ma mère encore jeune fille et l’une de ses amies, s’étant éloignées de l’Ara sur la via della Melelea, avaient à peu près atteint l’endroit où Giulia et moi étions arrêtés, aux environs de la masseria déjà citée ; riant et plaisantant, elles allaient leur chemin, quand deux bergers, allongés sous un figuier avec leurs chiens, à peu de distance de leurs moutons, voyant deux jeunes filles s’avancer, n’avaient fait ni une ni deux, s’étaient levés pour barrer la route aux malheureuses ; vu la situation critique et l’aspect fruste et sauvage des deux individus, alarmées elles s’étaient empressées de bondir à travers champs, devinant bien que de simples paroles dissuasives ne suffiraient pas à contenir l’impétuosité bucolique des deux bergers alléchés. Ceux-ci, la voix rendue pâteuse par quelques bouteilles de vin, n’avaient su dire que : « ce sitti beddhe ! » et, sans attendre la réponse, s’étaient lancés à leur poursuite. Les jeunes filles avaient couru à perdre haleine jusqu’à rejoindre presque l’Ara. À quelques mètres du but, se sentant en sécurité, elles s’étaient arrêtées, et le peu de souffle qu’il leur restait, elles l’avaient employé à crier à gorge déployée, si bien que mon grand-père était immédiatement accouru, tandis que les deux individus retournaient à toutes jambes là d’où ils venaient, suivis par les chiens. Ma mère ajoutait que le soir même, mon grand-père, le fusil à l’épaule – il avait l’habitude de le prendre quand il allait faire un tour dans la campagne – avait rendu visite au fermier, l’ami auquel il avait quelque temps auparavant rendu le service de tuer un renard mangeur de poules ; celui-ci ne sachant plus que dire pour s’excuser, l’avait assuré qu’il fouetterait les deux bergers jusqu’au sang, lesquels depuis quelques heures ne se montraient plus dans les parages. Et dire qu’il leur avait donné un travail par charité ! Pour finir, avant de le laisser partir, il lui avait offert un fromage frais et un pecorino entier à râper pour son épouse ‘Nzina.
Ma mère riait en me racontant cette histoire, mais elle ne manquait pas de redire que cet après-midi-là elle avait passé un mauvais quart d’heure. C’était au tour de Giulia de rire de la mésaventure arrivée à sa grand-mère Rita dans sa prime jeunesse.
Le trousseau de la baronne
J’ai redémarré et nous avons poursuivi notre route vers la droite. La masseria Appidè nous est apparue renfermée sur elle-même comme un fortin dans la campagne dépouillée de décembre. Je n’avais jamais poussé jusque là avec le scooter de mon oncle. À cet endroit, la route remonte doucement vers Corigliano, flanquée de nombreuses petites maisons campagnardes construites par les paysans au cours des trente dernières années. Quand en juin venait le temps de la villégiature, le carrosse des barons passait nécessairement par là. Quel spectacle c’était, disait ma mère, de le voir traverser le pays, tiré par deux chevaux, suivi des chariots chargés de tout ce qui pouvait contribuer au confort de la villégiature ; comme ses amies, elle savait que ces chariots contenaient aussi les pièces du trousseau de la baronne, lesquelles une fois l’an, à cette saison, devaient être étalées pour être aérées et lavées si besoin. Sa sœur Pina qui à l’époque travaillait déjà à la blanchisserie des salésiens – encore un bien de nos très dévots barons – était convoquée d’urgence pour cette tâche délicate ; et à son retour quelques jours plus tard, elle disait ce qu’elle avait de ses yeux vu et de ses mains touché : des dentelles et des guipures, des étoffes en tout genre, des nappes faites au crochet, des couvertures brodées au point Renaissance, avec tambour, découpées, elle en avait de belles choses la baronne dans son trousseau ! Au passage des chariots qui se dirigeaient vers la masseria, tandis que des gosses, un sac à la main, ne perdaient aucune des déjections des chevaux, ma mère racontait cela à ses amies sur le bord de la route, avec pour preuve les propos de sa sœur Pina, qui chaque année, ces jours-là était convoquée à l’Appidè et quittait la maison deux à trois jours, quelle chance elle avait !
Près de cette masseria où nous nous étions arrêtés, j’ai rapporté cette histoire à Giulia. À quatre heure et quart de l’après-midi, le soleil de décembre était déjà bas et, même si nous étions bien couverts, nous commencions à avoir assez froid. J’ai alors redémarré et poursuivi jusqu’au carrefour de la route principale qui à droite mène au centre de la localité et à gauche à Cutrofiano, nous étions décidés à retourner à la maison par la route la plus brève. Mais il faut croire que cet après-midi-là j’étais vraiment en veine de souvenirs, car il m’est subitement revenu en mémoire que ce carrefour, précisément, constituait le cadre d’une anecdote que ma mère m’a plus d’une fois racontée.
Arurattò
Par un petit matin, dans cette campagne, un paysan allait travailler dans son champ, le porte-bagages de sa bicyclette chargé d’un canthare – de ceux que l’on fabriquait à Cutrofiano – soigneusement recouvert d’un sac. Et voilà qu’à ce carrefour, un agent de la Garde des Finances du Duce, nouveau dans nos contrées, l’arrête et lui demande ce qu’il transporte. « Arurattò » lui répond le paysan dans sa langue maternelle. Bien qu’instruit, le fonctionnaire, ne pouvait évidemment pas comprendre le grecanico, d’où son insistance : « Que transportes-tu ? » « Arurattò, arurattò… » répétait le malheureux qui, étant donné la délicatesse naturelle de ses mœurs, n’eut pas l’idée de soulever le sac et de dévoiler le mystère. Ce qu’en revanche fit d’autorité l’agent, qui paya ainsi de sa personne pour avoir la traduction : « Je transporte du caca. » Ma mère achevait son récit en disant qu’à partir de là l’agent avait évité de poser d’autres questions, permettant au paysan de rejoindre son champ pour y accomplir les travaux de fumage de la campagne auxquels la famille avait contribué le jour et la nuit précédents.
L’histoire a fait rire Giulia, elle la trouvait amusante. « Mais qui sait si elle est vraie ? a-t-elle demandé.
– Je ne le sais pas moi-même, ai-je répondu. Tellement de temps a passé depuis !
– En tout cas, papa, cette promenade-là, il faut vraiment que tu l’écrives !
– J’y penserai », lui ai-je dit et nous sommes rentrés à la maison.
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)